L'EFFET MIROIR
Pierrick touillait son thé dégueulasse dans sa vieille tasse ébréchée, les yeux rivés sur le sachet qui dansait mollement dans cette soupe trouble, comme un noyé qu’on retrouve dans les eaux fangeuses d'un étang. Il porta le bord à ses lèvres, avala une gorgée, et son visage se tordit d’une grimace amère. Un grognement rauque lui échappa, le son d'une bête qu’a mordu dans de la viande pourrie. Ça puait l’herbe trempée, le regret et le fond d’un fossé boueux. Rien de bon, rien de chaud dans le cœur.
Il soupira, un soupir qui pesait lourd comme un sac de grain mouillé, et quitta la petite salle de pause crasseuse. Dans le couloir des bureaux de la sécurité sociale, ses pas traînaient sur le linoléum usé, et il appuya sur le bouton de l’ascenseur avec la même lassitude qu’un gars qui marche vers l’abattoir. Les portes brillantes, comme des miroirs de foire, lui renvoyèrent un reflet qui ne lui plut pas : un homme crevé de fatigue, le regard éteint, la bouche tombante comme une vieille bâche. Les mèches qui lui grimpaient aux oreilles, il fit semblant de pas les remarquer. Il ravala une gorgée de son maudit Lipton, se forçant à le garder dans le gosier, même si ça lui rappelait le vert gluant qu’il grattait sous les lames de sa tondeuse après avoir ratiboisé la pelouse de son pavillon.
Un nouveau soupir, plus profond, plus râpeux, et il zieuta sa montre. Toute la matinée, il avait bouffé des réunions inutiles, assis là comme un piquet, à gribouiller des notes et hocher la tête pendant que ses chefs tournaient en rond, causant pour ne rien dire. Encore quelques années, se répétait-il, le cerveau engourdi. Encore quelques années à t’user le cul et les coudes, et tu deviendras chef de service, puis directeur… et t’auras gagné ta vie. Il retenta une gorgée de son thé infect, et le goût lui arracha encore une grimace, partagé entre le besoin de l’avaler et celui de la recracher par terre.
C’est là qu’il le vit, le vieux. Il s’était glissé à côté de lui, silencieux comme une ombre que tu vois pas venir, attendant l’ascenseur. Un gars tout ridé, la peau comme un cuir tanné par le temps, les intempéries ou même les deux, les yeux luisants sous un bonnet de laine mité. Pierrick l’avait pas entendu arriver, et ça lui fit froid dans le dos.
Le vieux lorgna Pierrick d’un coin d’œil torve et lâcha un rictus, montrant des dents jaunies. " T’as viré au thé, hein, l’gars ?" Sa voix grinçait comme une charnière rouillée, pleine d’un accent de campagne, de ces coins où le vent charrie l’odeur des bêtes.
Pierrick avala de force sa gorgée et hocha la tête, gêné. " Euh… ouais."
Le vieux gloussa, un rire sec qui sonnait comme un corbeau qui tousse. " Ton air, vingt dieux d'vingt dieux ! T’es un gars à café, toi, un vrai. Ça s’voit dans tes yeux, p’tit !"
Pierrick détailla le bonhomme. Vieux comme le diable, peut-être quatre-vingt-dix balais, mais pas de costard de bureau, pas un de ces gros bonnets qu’il connaissait par cœur. Il avait pas trop envie de causer avec cette relique, alors il se contenta d’un hochement de tête, raide comme un piquet de clôture.
" J’m’en doutais ben", reprit le vieux, l’air de rien, comme si qu'il s'adressait au vent. " J’parie qu’c’était pas ton idée, hein, c’te tisane d’herbes ?"
Pierrick fronça les sourcils, la tasse tremblant dans sa main. " C'est ma petite amie qui m'a conseillé de boire ça.
- Ah ! Un jeunot qu’obéit au doigt et à l’œil, hein ?" ricana l’vieux, ses épaules tressautant sous son manteau rapiécé. " Dommage qu’t’aies pas plus d’jus dans l’crâne pour penser tout seul, mon gars !"
Pierrick sentit une pointe de colère lui piquer le bas du ventre, mais pas question de faire un scandale au boulot pour si peu. Il retint sa langue, avalant encore une gorgée de cette saleté verte pour se calmer.
L’vieux le regarda de travers, secouant sa tête chenue, déçu. " Rien d'autre à r’dire ? Pff, j’espérais qu’t’avais un peu plus d’feu dans l’bide, toi !"
Pierrick pivota vers lui, les sourcils froncés, le poing crispé. " C’est quoi votre problème, le vieux ?" grogna-t-il, le ton montant d'une quinte malgré lui.
Le bonhomme éclata d’un rire gras, tapant du pied. " Là, v'là qu'est mieux, p’tit ! J’savais ben qu’y avait encore un cœur qui battait là-d’dans !" Il donna une claque sur le poitrail de Pierrick, riant de plus belle, un rire qui fit écho dans le couloir vide.
Pierrick renifla, agacé, et se tourna vers l’ascenseur. Qu’est-ce qu’il fout, ce putain d’engin ? pensa-t-il, tapant du pied.
" Tu vas poireauter un sacré bout d’temps si t’restes planté là", lâcha le vieux, le ton soudain plus bas, plus sombre.
" Prenez l’escalier si vous êtes pressé, rétorqua Pierrick, d'un ton sec.
- J’parle pas d’l’ascenseur, l’gamin", grogna le vieux, le regard perçant comme une lame. " Tes rêves, tes envies… T’en as, j’suppose ? Écoute ben c’que j’te dis : personne grimpe nulle part en restant à guetter l’ciel. Faut qu’tu les cherches toi-même, gars."
Pierrick haussa les épaules, glacial. " Ouais, ben, personne m’a encore dit où creuser, alors…
- Et toi, tu restes là à attendre qu’on t’mette l’pied à l’étrier, hein ?" cracha l’vieux, presque méprisant. " Vous aut’, les jeunots, vous croyez qu’vos rêves vont pousser tout seuls dans l’champ, sans r’tourner la terre !"
Pierrick soupira, excédé par cette leçon d’un inconnu qu’avait l’air sorti d’un autre âge. Il ouvrit la bouche pour l’envoyer paître, mais le vieux fut plus rapide. Il pressa quelque chose contre sa poitrine.
Un bout de papier jauni, plié, usé par le temps, qui sentait le vieux grenier et l’oubli. " C'est ton jour de chance, p’tit", murmura le vieux, l’air sournois, comme si qu’il livrait un secret qu’aurait dû rester enterré. " C’est pile comme ça qu’ton monde marche, d’nos jours."
Pierrick fronça les narines, méfiant, et s'empara du papier du bout des doigts. " Euh… c’est quoi, ça ?" Il en déplia un coin, vit des lignes tordues, un griffonnage qu’avait l’air d’un délire. Il est fêlé, ce vieux, se dit-il.
" Ça, mon gars", répondit l’vieux en pointant l’papier d’un doigt noueux, " c’est une carte. Une carte qu’t’mène à un trésor qu’vaut plus qu’tout l’or du monde. J’le vois dans tes yeux, t’es pas là où qu'tu’veux être dans c’te chienne d’vie. Suis-la, et tout va changer pour toi, j’te l’jure sur mes vieux os."
Pierrick ricana, nerveux. " C’est une blague, hein ? Une carte au trésor ? On est dans un conte ou quoi ?
- Moque-toi tant qu’tu veux, gamin", rétorqua le vieux avec un sourire tordu. " Moi non plus, j’y croyais pas, quand un gars m’a filé c’te chose y a des lustres. J’ai gâché trente-sept hivers avant d’la r’garder d’près. J’ai perdu ben du temps. Mais si j’avais su alors c’que j’sais maint’nant, j’aurais pas lambiné une seconde, parole de vieux berrichon !"
Le vieux parlait avec une flamme dans le regard, un feu qui faisait frissonner Pierrick. Ça le mettait mal à l’aise, mais y avait aussi quelque chose qui le titillait, une étincelle qu’avait pas brillé dans sa vie depuis longtemps. Même si le bonhomme était timbré, c’était le truc le plus étrange et le plus vivant qui lui soit arrivé depuis des lustres. Pourquoi ne pas jouer le jeu ?
" Bon, d’accord", dit Pierrick en dépliant lentement le papier, ayant finalement décidé de faire plaisir au vieux pour l’instant. " C’est quoi, cette récompense ? Et pourquoi vous l'avez pas prise vous-même, hein ?
- Mais j’l’ai prise, p’tit !" s’écria le vieux, le ton vibrant. " Chacun a son dû. C’te carte qu’tu tiens, elle t’guidera vers un coin qu’est pas sur aucune aut’ carte. Après, elle t’montrera l’chemin dans l’dédale.
- Le dédale ?" répéta Pierrick, le cerveau embrouillé, pas sûr de vouloir croire au baratin du vieillard.
- Ouais, un sacré labyrinthe, mon gars", grogna le vieux. " La carte t’conduira au centre, là où qu't’pourras prendre ton bien, ta récompense à toi. Mais faudra qu’tu donnes qué’que chose en r’tour pour l’avoir, c’est l’prix."
Pierrick baissa les yeux sur le papier. Il était si vieux, si fripé, qu’on aurait dit qu’il allait s’effriter entre ses doigts, comme une feuille morte qui tombe en poussière.
Le vieux se tourna et s’éloigna, pile quand l’ascenseur sonna en arrivant, un ding qui claqua dans le silence. " C’que tu f’ras après, c’est ton affaire", lança-t-il par-dessus son épaule, le ton grave. " Mais un conseil gratis, p’tit : perds pas la moitié d’ta vie à t’gratter l’menton."
Les jours suivants, Pierrick se dit que le vieux devait être cinglé. Une carte au trésor ? Ridicule, une fable pour les gamins. Mais au fond de ses entrailles, y avait comme un nœud, un doute qui grossissait. Surtout quand il demanda au bureau où était passé le vieillard, et que personne semblait l’avoir jamais vu.
Il pouvait pas s’expliquer pourquoi, mais un soir, il plia bagage et partit à sa recherche. Sans rien dire à sa petite amie ni à personne, il prit ses congés, vida son compte, et se barra. Des semaines de route, des chemins paumés, et tous ses doutes s’effacèrent quand il trouva enfin l’endroit marqué sur le papier.
Pierrick se tenait dans une vallée oubliée, le soleil se couchant dans un ciel de sang, les yeux écarquillés devant des murs noirs, immenses, qui s’étendaient de bout en bout de l’horizon, avalés par une ombre grandissante. Ça montait haut, si haut que ça se perdait dans le ciel qui virait au noir, comme une bête qui respire plus.
Une arche se dressait devant lui, une gueule béante qui marquait l’entrée du dédale. Pierrick s’attendait presque à ce qu’un éclair déchire le ciel, mais rien. Comment ce truc avait-il pu demeurer caché ? Qui l’avait bâti, et pour quoi faire ? Les questions tourbillonnaient dans sa tête, mais elles ne comptaient plus. Il avait douté, mais là, devant cette masse sombre, il ne pouvait plus nier.
Il retourna la carte entre ses mains, cherchant un signe, un indice, mais rien de plus ne lui apparut. Le vieux avait dit qu’elle le guiderait au centre, mais il ne voyait que dalle.
" Trouve-moi !", souffla une voix comme portée par le vent.
Pierrick sursauta, manquant de déchirer la carte. Il pivota, le cœur battant, mais le champ derrière lui était aussi vide que mort.
" Trouve-moi !", murmura encore l’ombre du vent, plus forte, plus pressante. Ça venait de l’intérieur du labyrinthe, porté par un souffle froid qui glissait entre les pierres.
Pierrick ravala sa peur et fit un pas tremblant dans la gueule de l’arche.
Le monde se tut d’un coup. Plus un bruit, plus un souffle.
Il regarda derrière lui, et son sang se glaça. L’arche avait disparu. À sa place, un mur de pierres noires, lisses, se dressait, montant jusqu’aux étoiles. Il trébucha, posa une main contre le mur, poussa de toutes ses forces, le souffle court. " Non, non, non ! " marmonna-t-il, paniqué, tâtant les pierres pour trouver une sortie. Rien.
Après des minutes à s’acharner, il se laissa tomber dans la poussière, le dos contre le mur, le cœur cognant dans sa poitrine. Il reprit son souffle, lentement, et regarda autour de lui. Trois chemins s’ouvraient : un à gauche, un à droite, un droit devant. Tous plongés dans l’ombre.
Il abaissa les yeux sur la carte. Et là, elle avait changé. Les lignes qui l’avaient guidé jusqu’ici s’étaient effacées. À leur place, un dessin se traçait tout seul, comme si des doigts invisibles grattaient le papier. L’encre noire s’étendait, formant un labyrinthe tordu, un nid d’araignées, avec un grand carré vide au milieu.
" Trouve-moi!", murmura la voix, familière mais insaisissable.
Pierrick déglutit, hocha la tête comme pour se convaincre, et regarda à nouveau le papier. Une suite de petits points marquaient le chemin à gauche. Sans réfléchir une seconde de plus, il se releva et s’enfonça dans l’ombre, le pas rapide mais prudent.
À mesure qu’il avançait, des grincements de pierres résonnaient, et il aurait juré que la carte changeait sous ses yeux, tel un écran de GPS. Y avait des bruits dans le noir – des pas lourds, des glissements, des choses qui se tapissaient hors de sa vue. Il sentait leurs regards sur lui, leur souffle dans le vent. Si jamais il se perdait…
Après des heures, le chemin se sépara en deux. La carte disait de prendre celui de droite, mais une force le tirait vers celui de gauche, un appel qui lui nouait l’ventre. Y avait quelque chose là-dedans, quelque chose de grand et de puissant, quelque chose de vivant. Ça l’appelait sans mots, comme un souvenir qu’il avait jamais vécu. L’air était plus chaud par là aussi, doux comme une promesse. Il fit un pas, le regard perdu dans le noir.
" Trouve-moi !", tonna la voix, plus forte. Pierrick sursauta, revint à lui, et s’élança sur le chemin indiqué par la carte, oubliant l’appel qui l’avait presque happé.
Le temps se perdit. Des jours, peut-être. Il tourna un coin, et le couloir s’ouvrit sur une lumière argentée, aveuglante. Il avait atteint le centre du labyrinthe.
Il tomba à genoux dans l’herbe sèche, essuyant la sueur de ses yeux. Devant lui, une plateforme de pierre, et juché dessus, un grand miroir encadré d’argent, brillant comme un lac sous la lune.
" Trouve-moi !", tonna de nouveau la voix, si fort que ça le fit trembler. Et là, il la reconnut. C’était sa propre voix.
Pierrick se rapprocha, monta sur la plateforme, et regarda dans le miroir. Mais ce qu’il vit le fit reculer. C'était pas son reflet. C'était le vieillard de l'ascensceur, le regard dur, qui le fixait depuis l’autre côté.
" Salut, p’tit. Tu m’as retrouvé", dit le vieux avec la voix de Pierrick, un sourire cruel aux lèvres.
- Quoi… Comment ?" bégaya Pierrick, le cœur gelé.
Un froid mordant lui enserra le poitrail. Il porta une main à sa poitrine, trébucha, et regarda ses mains. Sa peau se ratatinait, se vidait de sa couleur, ses doigts se tordaient comme des pieds de vigne. Pendant ce temps, dans le miroir, le vieux rajeunissait, ses cheveux blanchis devenaient bruns, sa peau se lissait.
" À l’aide… " croassa Pierrick, levant des yeux suppliants.
Mais le vieux n'était plus vieux. C’était lui, Pierrick, rajeuni, portant son visage. " Désolé, p’tit", dit le reflet avec sa propre voix. " Fallait qu’tu cherches par toi-même. T'aurais dû prendre l’chemin qu’t’as pas pris, hein ? Tu comprends, vieux corniaud ?"
Une force irrésistible attira Pierrick vers le miroir. Il hurla, griffa le cadre d'argent, mais ses jambes s’enfoncèrent dans le verre comme dans de l’eau noire. Il se débattit, ses ongles s'arrachant, laissant des traînées de sang. Jusqu’à ce que sa tête disparaisse complètement dans le miroir, une main frêle tendue en vain.
Le silence retomba. L’homme au visage de Pierrick sortit du miroir, ramassa la carte avec un sourire, et s’éloigna en sifflotant dans le noir.