LÉON EST TATILLON, POIL AU MENTON !
Il se rasait le lundi, mais jamais au grand jamais le lendemain.
S'il se rasait pas le lundi, il devait attendre jusqu'au lundi suivant avant de retoucher à son rasoir. C'était comme qui dirait un être aux habitudes bien ancrées. Si une de ses habitudes était perturbée, il se punissait en ne reprogrammant jamais ses tâches. Les tâches du mardi n'étaient jamais reportées au mercredi. C'était ainsi qu'il s'entraînait. S'il ratait un truc, c'était raté et puis basta. Vu que ses poils poussaient remarquablement vite, ça signifiait que s'il attendait une semaine, il aurait quasiment une barbe au moment où il pourrait enfin se raser de nouveau.
C’est pour ça qu’il aurait jamais manqué un dimanche.
Le lundi 13 mai de cette année là, Léon s'était rasé d'un peu trop près et un peu trop vite. Il s'était écorché le gras du menton et une fine ligne rouge était apparue, nécessitant l'application d'un petit morceau de kleenex. Il était rare que Léon se coupe en se rasant, mais ce n'était pas inouï non plus, et il n'avait eu aucune raison de croire que cela affecterait sa journée.
Ce n'est qu'une fois arrivé à son boulot qu'il se rendit compte que quelque chose n'allait pas. Il s'assit à son bureau et lorsqu'il alluma son ordinateur, il vit son reflet le regarder depuis le fond de l'écran. C'était pas le reflet d'un homme assis à son bureau, mais celui d'un homme debout devant le miroir d'une salle de bain, un rasoir à la main. Il était débraillé. Il avait besoin de se raser. Le rasoir était en l'air et il s'apprêtait à passer la première coupe.
La question était--
N'avait-il pas déjà fait ça ? Quelques heures plus tôt, il s'était occupé de sa toilette. Il s'était coupé et il était parti travailler. Lorsqu'il avait atteint le parking où il avait une place de choix au troisième niveau, la coupure avait déjà cessé de saigner et il avait retiré avec précaution le petit bout de papier taché de résiné, l'avait réduit en une boulette qu'il avait jetée sur le capot de la voiture d'un collègue qu'il pouvait pas blairer.
Léon se souvenait parfaitement de tout ça. Alors pourquoi se tenait-il dans sa salle de bain ? Il avait regardé son écran un instant plus tôt. À présent, le reflet avait submergé son environnement. Est-ce que tout ce qui s'était passé après la coupure n'avait été qu'un rêve ? Eh bien, s'il avait eu droit à une sorte de renouveau, ça lui convenait. Il n'aimait pas le fait de s'être coupé. Il allait recommencer son rasage, le ferait bien ce coup-ci, puis retournerait au travail après avoir bénéficié de cette seconde chance – même si c'était une chance de réparer une erreur insignifiante, mais néanmoins.
Il se rasa soigneusement ce coup-ci. Cette fois, il ne commit aucune erreur. Son visage était lisse et, plus important encore, sans la moindre estafilade ou égratignure. Après avoir enfilé un costume plus élégant que celui qu'il avait choisi le matin même, il grimpa dans sa bagnole et commença à se rendre à son bureau. Alors qu'il s'arrêtait à un feu rouge à une intersection, il regarda dans son rétroviseur pour voir s'il y avait quelqu'un derrière lui. C'était quelque chose qu'il faisait sans aucune raison, mais beaucoup de gens le font, n'est-ce pas ? N'est-il pas important d'être conscient de son environnement ? Léon regarda donc dans son rétro, mais il n'y avait aucune voiture derrière lui. Lorsqu'il ajusta le miroir pour pouvoir se regarder, il ne vit pas sa pomme assise dans une voiture. Il vit le visage d'un homme aux joues et au menton barbouillés de mousse à raser. La seconde suivante, il était cet homme debout dans sa salle de bain.
Tenant un rasoir.
La crème blanche n'était appliquée qu'en une simple et unique couche sur son visage.
Et comme tout bon ripolineur le sait, deux couches valent toujours mieux qu'une mais il ne le faisait jamais.
C'est probablement pour ça qu'il s'était coupé la première fois.
On peut pas pas effectuer de rasage en douceur sans suffisamment de crème.
Mais attendez--
Pourquoi ?
Pourquoi était-il de retour ici ?
Il s'était parfaitement bien rasé la dernière fois. Il n'avait pas besoin de le refaire. Il n'en voulait pas vraiment à l'Univers de l'obliger à recommencer encore et encore, mais seulement si c'était correctif. Seulement si c'était productif. Il devait se mettre au travail. Peu importait qu'il ne soit pas en retard, car le temps avait apparemment été remonté. Ce qui comptait, c'était qu'il avait le droit de continuer sa journée. Il ne détestait pas se raser, mais ça le faisait pas jouir non plus. C'était quelque chose qu'il devait faire, et donc il le faisait. Disons que ça le faisait chier de devoir le faire plus de deux fois dans la même journée. C'était une perte de temps totale .
L’évier était rempli d’eau chaude pour qu’il puisse bien rincer le rasoir entre deux passages sur sa joue. Il était torse poil. Devait-il en prendre note ? Devait-il en remarquer plus sur lui-même que les deux fois précédentes ? Pourquoi tout cela était-il important ? Rien de nouveau dans ce jour de rasage. Il était torse nu uniquement lorsqu’il se rasait. Il avait toujours une serviette blanche autour des épaules. Il y avait souvent de la musique en fond sonore, car il aimait écouter de la musique quand il était à la maison. Il n’avait pas de télévision. Il faisait partie de ces personnes sensées qui pissent à la raie de France TV. Il préférait lire. Il préférait tenir un blog. Il préférait ne pas avoir à se raser encore et encore.
Et pourtant, il le fit, car quel choix avait-il ? Il ne pouvait pas aller au bureau avec une barbe aux poils aussi hérissés que ceux de Ribouldingue, et il était hors de question de remettre ça au lendemain. Il répéta donc le processus, se choisit un autre costume, pas aussi beau que le précédent, mais plus beau que le premier, et il retourna à son boulot.
En chemin, il s'arrêta dans son café préféré au coin de la Rue de Vaugirard et du boulevard Victor et se commanda un café allongé. Léon regarda la vitrine et... Cré nom de Dieu, il était là. Pas un homme en train d'attendre qu'on lui serve son café, mais un homme debout devant un miroir de salle de bain se demandant s'il devait se raser le milieu du torse où se trouvait une touffe de poils qui l'irritait vraiment, à cause de sa petite taille et de son apparence irrégulière.
Non.
Accrochez-vous.
Pourquoi Léon s'inquiétait-il soudain d'un si petit buisson de poils ? Il ne s'en était jamais inquiété lors de ses précédents rasages. Il craignait seulement de se couper, et il ne se coupait plus. Son premier rasage matinal était déjà loin derrière. Voilà que maintenant, il se morfondait sur une petite broussaille poitrinale ? Quel genre d'homme se soucie des poils sur sa poitrine à part une tarlouze ? Léon ne prit pas le temps de réfléchir à tout ça, car il se retrouva subitement en chair et en os de retour dans sa salle de bain, et le rasoir avait besoin d'être trempé dans de l'eau chaude.
Ceci dura ce qui semblait être une éternité, mais ce temps ne pouvait pas être mesuré, car il n'existe pas de moyen efficace pour mesurer une boucle sans fin. Léon se rasa, se rasa, se rasa encore, et dès qu'il apercevait son reflet, il était de retour dans sa salle de bain. Certains pourraient essayer de me convaincre que s'il avait refusé de continuer à se raser, il aurait peut-être pu briser la boucle. Le problème était que Léon ne croyait pas qu'on pouvait se sortir d'un problème en s'enterrant la gueule dans le sable.
Il croyait fermement qu'on pouvait parvenir à résoudre un problème en faisant correctement ce qu’on avait mal fait précédemment. Il pensa à Platon et à la notion d’idéal. Les ombres sur la caverne. Il mettrait en pratique le rasage idéal. Il serait précis, mais ferait rien de préjudiciable. Pas de coupures. Pas de contre-sens. Pas de lignes irrégulières. Tout ce qu’il avait à faire était de bien faire les choses une fois, puis d’enfiler le costume approprié, et il pourrait continuer sa journée.
C'est là que nous l'avons laissé. Debout dans une salle de bain, mais aussi assis à son bureau. Dans sa voiture. Dans un bistro Porte de Versailles, marchant dans la rue et se voyant en double en passant devant un magasin qui vend des miroirs. Dans les toilettes pour hommes de son boulot. Dans son téléphone alors qu'il se faisait un selfie. Il voulait la preuve que son rasage était parfait. La preuve qu'il avait tout bien tout fait bien comme y faut.
Malheureusement, rien de tout cela ne semblait avoir de sens. Il finissait toujours par se retrouver dans sa maudite salle de bain.
Cette fois-ci, il n'avait pas fait autant d'efforts pour ne pas se couper, et il y avait pas mal de sang qu'avait pissé dans le lavabo où le rasoir s'était posé pour le rejoindre. Léon toucha sa coupure, et quand il abaissa sa main pour la regarder, une fissure apparut dans le miroir de la salle de bain.
C'était une petite fissure, une faille toute mince, mais elle n'avait jamais existé jusqu'à ce moment-là. Jusque-là, le miroir était toujours resté intact. Et Léon avait horreur des miroirs brisés.
Ben quoi, même les miroirs ont le droit de péter un plomb au bout d'un moment, hein ouais...