Bienvenue, curieux voyageur

Avant que vous ne commenciez à rentrer dans les arcanes de mes neurones et sauf si vous êtes blindés de verre sécurit, je pense qu'il serait souhaitable de faire un petit détour préalable par le traité établissant la constitution de ce Blog. Pour ce faire, veuillez cliquer là, oui là!

27 janv. 2025

1006. Temprouillamini


TEMPROUILLAMINI

Les tests s'étaient révélés fructueux pour remonter 15 à 20 ans en arrière ; c'était mon tour de remonter et j'avais une sensation de malaise dans les tripes. Les calculs ne fonctionnaient pas. Plus on remonte dans le temps, plus le temps se dilate autour de soi ; à partir d'un bond de 25 à 30 ans, il y a une période pendant laquelle il faut attendre que le flux temporel se stabilise avant de pouvoir ramener quelqu'un en arrière mais il y a aussi le risque que la personne remontée dans le temps se duplique aussi dans un multiple de ce bond temporel. La nature de l'équation signifiait qu'il y avait une période pendant laquelle on pouvait remonter dans le temps et que le flux temporel ne se stabilisait jamais autour de soi. Cette période semblait être d'environ 30 ans, et on projeta de me remonter de 30 ans en arrière avec le risque de faire voyager mon original et mon éventuelle doublure temporelle simultanément à 60, 90 ans ou tout autre multiple de 30 ans dans le passé avec l'impossibilité de ramener les deux mais seulement celle la plus proche du présent.

Les chercheurs en chef voulaient faire un « test de stress » pour voir s’il y avait quelque chose qu'ils avaient raté, une variable qui empêcherait l’équation de tourner rond, et j’étais ce cobaye. J’avais passé toute la nuit à essayer de trouver un moyen de faire fonctionner l’équation au-delà de 25 ans, en envisageant d’abandonner le programme de recherche, en me rappelant toutefois que mes parents me tueraient si je finissais pas mon doctorat et  renonçais à ma bourse, et en acceptant finalement mon sort. Au moins, j’allais pouvoir découvrir pourquoi l’équation ne fonctionnait pas.

Le voyage dans le passé ne fut pas celui que j’avais prévu. Mes camarades qui m’avaient précédée m’avaient dit que ce serait un peu bizarre, mais ce fut plutôt comme recevoir un cinglant coup de fouet pendant quelques secondes, et une profonde sensation de déjà-vu, puis une sensation de chute et d’expulsion momentanée de l’atmosphère. 
Notre laboratoire de recherche avait initialement choisi un terrain vague qui n’avait jamais été bâti juste à l’extérieur de la ville, alors je me suis réveillée avec un homme debout au-dessus de moi, l’odeur de l’herbe fraîchement coupée et le grondement tapageur d’une tondeuse envoyant des vibrations sourdes dans le sol en-dessous de mon corps. Il me sembla un peu familier, à l'image d'une vieille photo imprimée qui aurait été blanchie ou délavée par trop de soleil.

" Ça va, mademoiselle ?"

Ça me faisait mal dans ma tête.

"Quoi? 
- Je vous ai demandée si vous alliez bien, vous êtes tombée de nulle part. J'ai dû stopper net pour pas vous tondre avec les broussailles.
- Je… euh… je suis pas trop sûre.
- Pouvez-vous vous lever ?"

J'avais pas essayé, mais je pouvais bouger mon corps, alors je me suis dit que c'était pas impossible. Il me fallut endurer quelques douleurs et gémissements, mais je me relevai et je regardai autour du champ, en essayant de pas croiser le regard de l'homme à la tondeuse. Je réalisai qu'il avait effectivement dû s'arrêter avant de me rouler dessus, car la moitié du champ était déjà tondue.

Je croyais que ce terrain n'avait jamais été entretenu, pensai-je, en silence.
" Eh bien, c'est pour ça que je suis là pour le tondre. Je crois qu'ils appartient à la grande école qui est en ville, je sais pas à quoi il va servir, mais je continuerai probablement à venir le tondre jusqu'à ce qu'ils me disent de plus le faire.
- Aurais-je pensé de vive voix la question à laquelle vous venez de répondre, par hasard  ?
- Vous êtes sûre que tout va bien, mademoiselle ? Vous semblez aussi désorientée que ma femme quand j'ai fait sa connaissance.
- Vous suis-je apparue comme sortie de nulle part ?
- J'ai plutôt eu l'impression que vous êtes tombée du ciel, mais vous n'aviez pas l'air beaucoup plus haute que les broussailles dans lesquelles vous avez atterri.
- Voilà qui pourrait expliquer mon mal de nuque et mes douleurs dans le dos.
- Vous venez de la grande école en ville, n'est-ce pas ? Vous en avez le logo brodé sur votre chandail...
- Euh… ouais. On travaille sur… J’ai pas le droit d’en parler.
- C'est pas grave. Vous avez besoin d'aide de là-bas ?
- Est-ce que je… hein ?
- Vous avez besoin d'aide pour y retourner ? Peut-être que vous pourrez vous y retrouver ?
- Pourquoi êtes-vous si gentil avec moi ?
- Vous semblez avoir besoin d'aide. Je vous propose donc la mienne, mais j'aimerais d'abord terminer de tondre ce terrain si ça ne vous dérange pas."

Je savais pas quoi penser de cet homme. Je me souviens que ma grand-mère me racontait des histoires d'hospitalité et d'altruisme et comment tout ça s'était perdu quelque part entre Internet et la recherche du plaisir personnel avant tout. Je n'avais pas compris cela jusqu'à ce moment précis, et j'ai dû poser la question qui me taraudait. Avais-je bondi de 30, 60 ou 90 ans ?

" En quelle année sommes-nous ?
- 1985". L'homme remonta sur sa tondeuse comme si ma question n'était pas étrange.
" Est-ce que ça vous dérangerait de me reconduire ?" C'était bizarre de demander ça.

" Bien sûr. Je dois juste terminer de tondre ce terrain d’abord."

Je me suis assise dans l'herbe et j'ai finalement enregistré sa réponse à ma question stéréotypée de voyageuse du temps. Soixante ans, le double de ce que j'étais censée avoir remonté. Et étais-je l'originale pouvant revenir au présent ou juste sa doublure temporelle bloquée dans le passé créée par le défaut dans l'équation ? Je ramenai mes genoux contre ma poitrine en pensant à toutes les personnes que je ne reverrais peut-être jamais. Avant de m'en rendre compte, j'étais en pleurs. Il n'y avait aucun moyen que cette équation puisse expliquer 30 ans de plus, je pouvais peut-être en imaginer 5 mais pas au-delà.

Le paysagiste termina sa tonte et me fit signe de le suivre alors qu'il poussait sa tondeuse vers un camion stationné sur le bord de la route. Au total, ça avait pris plus de temps que je n'en avais jamais eu l'habitude tout en n'ayant rien d'autre à faire. Nous sommes montés dans son camion, un modèle que je n'avais plus vu depuis que j'étais petite.

" Vous savez, j'ai rencontré ma femme sur ce terrain même, je tondais et elle s'est affalée là devant moi, comme vous, avec la même tenue. C'était il y a environ 30 ans, juste après que j'ai aménagé dans cette région.
- Bizarre.
- Elle m'a dit que je rencontrerais probablement d'autres personnes sur ce terrain, que son école l'utilisait pour des expériences ou quelque chose mais qu'elle ne voulait plus en faire partie. Elle s'en fichait qu'ils la ramènent ou pas, je ne savais pas ce que ça voulait dire mais c'est ce qu'elle m'a dit, donc je comprends votre situation. Je ne peux pas imaginer vieillir sans avoir des choses comme la courtoisie commune et les gens qui font des pieds et des mains pour les autres. Elle m'a giflé la première fois que je l'ai appelée mignonne." L'homme rit. " Pour ensuite m'appeler beau gosse !"
- C’est normal, c’est de l’objectivation.
- Il n'y a rien de mal à me faire un compliment sincère, mademoiselle. Je fais pas de compliments aux autres femmes, pas depuis que je me suis marié.
- Comment s'appelle votre femme ?
- Jeanne Ondine Millet, et son nom de jeune fille était aussi Millet, le même que le mien, sacrée belle coïncidence, vous trouvez pas ?

Les même nom et prénoms que moi et que ceux de ma mémé…, me dis-je. C'est dingue, mon autre moi en 1955 serait donc ma propre grand-mère alors que j'ai jamais été en cloque... 

" Nous sommes arrivés.
- Oh… euh…
- C'est merci ou c'est msieur que vous cherchez avec vos cordes vocales ?
- Merci, msieur.
- De rien, mademoiselle."

L'homme sourit, je ne pense pas avoir jamais vu un homme sourire vraiment, du moins pas avec un sourire aussi tendre et craquant que celui de cet homme là.

Puis je me suis évanouie et me suis réveillée sur le sol du laboratoire.

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