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LE SPECTRE DE LA LIBRAIRIE INFINIE
Rave on John Donne, rave on thy holy fool
Down through the weeks of ages
In the moss borne dark dank pools
Rave on down through time and space
Down through the corridors
Rave on words on printed page
Rave on you left us infinity
And well-pressed pages for to feed
Drive on with wild abandon
Up tempo frenzied hues
Rave on John Donne, rave on thy holy fool
Rave on, on printed page
Rave on, rave on, rave on, rave on, rave on, rave on
Van Morrison - Inarticulate speech of the heart 1983
Shakespeare and Company, cette cathédrale profane des mots, la plus envoûtante des librairies parisiennes, se dresse comme un gardien spectral au 37 rue de la Bûcherie, dans le 5e arrondissement. Face à Notre-Dame, dont les gargouilles veillent en silence le long de la Seine tourmentée, elle exhale un parfum de secrets millénaires. C'est là, par cet après-midi d'octobre pluvieux – le 29, pour les âmes précises –, que Balthazar s'est glissé, ombre parmi les ombres. L'air est lourd d'humidité, et l'activité, curieusement, s'est figée en un murmure complice. Au cœur des couloirs labyrinthiques, des escaliers qui grincent comme des confidences oubliées, des recoins où les livres s'entassent en tours instables, il erre seul. Ou presque. Feuilletant au hasard, sans quête précise, sans l'ombre d'un achat en vue, Balthazar exulte d'une satisfaction interdite, un frisson qui le parcourt comme un poison délicieux.
Il arrache aux étagères quelques proies choisies : un recueil de John Donne, où les vers se tordent comme des serpents amoureux ; un traité sur l'homme et Sélène, ce globe pâle qui murmure des promesses lunaires ; une édition somptueuse du Guépard, reliure soyeuse sous laquelle palpite un félin figé dans l'ambre du temps. Il les effleure, les tourmente de ses doigts, lit des bribes volées – et, quand le pas d'un vendeur s'éloigne dans l'ombre, il ploie la nuque pour inhaler leur essence. Un arôme âcre de papier vieilli, de poussière complice, qui lui monte au cerveau comme un aphrodisiaque. Il vagabonde ainsi, feignant l'insouciance, un sourire carnassier aux lèvres, se gorgeant du vice pur d'être cerné par ces reliques littéraires, ces fantômes reliés en cuir qui attendent sa caresse.
Choisir le Guépard de Lampedusa, surtout, trahit son jeu : il en possédait déjà un spécimen rare, un talisman jalousement gardé dans son antre secret. Nul risque, donc, d'acquérir ce double profane, malgré son sceau ensorcelant – ces bras félins tendus, cette patte levée en menace joueuse, ces yeux ambrés, humides de convoitise, qui le transpercent d'un regard trop intime. Pourtant, une pulsion obscure le pousse à le saisir, à l'inspecter comme un amant volé, à se délecter de sa chair interdite. Pourquoi ? Ah, cher lecteur, voilà le premier voile qui se soulève sur le mystère de Balthazar...
On pourrait le prendre – à ses dépens – pour un vulgaire bibliophile, un collectionneur aux appétits voraces. Il est vrai qu'il chérit les livres comme des idoles païennes : leur silhouette élancée, leur souffle enivrant, le frisson de leur peau sous ses paumes avides. Il les porte parfois à son oreille, écoute le froissement des pages comme un râle d'agonie ou d'extase. Mais son culte dépasse ces plaisirs charnels, s'enfonce dans des abysses plus sombres, où les sens ne sont que le seuil d'un rituel occulte.
Vous l'imaginez, peut-être, éperdu dans les récits ? Fuyant la grisaille pour des royaumes enchantés, frémissant aux coups de fouet des chefs-d'œuvre. La littérature, pour lui, ce phare dans la nuit, ce kaléidoscope de mille et une nuits volées – extases fulgurantes, abysses de désespoir, beautés qui lacèrent l'âme, rages qui embrasent le sang. Son amour pour les livres ? Une fontaine de pensées interdites, de sentiments qui percent comme des éclairs dans la chair ; ces instants où le sens jaillit, limpide et cruel, révélant l'énigme de son existence dans ce cosmos vorace, impitoyable. Où l'émerveillement, cette drogue euphorique forgée par l'art, se mue en la clé même de la Vie – ou de sa perte.
Jadis, oui, ce fut ainsi. Visualisez un Balthazar adolescent, aux yeux fiévreux, serrant contre son cœur un Dostoïevski anonyme, don empoisonné de sa prime jeunesse. Des années plus tard, il le berce encore, sans l'ouvrir, invoquant cette nuit pétersbourgeoise où les pages troubles l'avaient éveillé en sursaut, baigné d'une lueur surnaturelle. Ou bien il exhume les Chants de Leopardi, édition luisante comme un artefact maudit, caresse les coins cornés – ces plis rituels, triangles d'origami sanglant – balisant des vérités si nues, si absolues, qu'elles le noient en larmes acides. Autrefois, son culte des librairies était presque innocent : les livres portaient l'univers en leurs entrailles ; les librairies, ces autels, les abritaient ; il les traquait pour les posséder, corps et âme.
Car Balthazar, en ce temps-là, était un possesseur démoniaque. Les bibliothèques ? Des profanations, des lits souillés par des intrus. Emprunter un volume ? Impensable, sacrilège – la liaison livre-lecteur devait être vierge, aussi fiévreuse qu'un adultère dans un lit conjugal. Et renoncer à l'un des siens ? Jamais, même si son ombre pesait sur son âme. Échanger un reliquat usé contre un neuf, impeccable ? Hérésie. Pour lui, malgré les mots gravés en commun, chaque exemplaire était unique, un pacte scellé dans le papier, une âme distincte.
Protestez si vous voulez : un livre n'est qu'un clone parmi des milliers, fruit d'une presse anonyme. Balthazar rirait, d'un rire qui glace. Non, ce tome-là, son tome, était le vaisseau élu pour son plaisir – la prose qui le flagellait de beauté, l'intrigue qui lui offrait une vie volée dans l'intervalle des pages. Le lien avec l'histoire ? Indissoluble du codex, aussi tangible que l'encre qui suinte, plus que les idées éthérées qu'elle charrie.
Aussi exigeait-il la double emprise : le fantôme du souvenir – trame, héros, répliques qui hantent comme des sorts – et sa prison matérielle. Il devait pouvoir le convoquer à l'envi, même si, au fond, il savait qu'il n'oserait pas. Jaloux comme un démon, il voulait le livre enchaîné à lui seul, pour l'éternité – ou jusqu'à ce que l'obsession mute.
Mais ces ombres se sont dissipées. Balthazar n'est plus ce geôlier. Il ne foule plus Shakespeare and Company pour conquérir un volume intact, pour engranger une proie neuve. Il n'achète plus. Il ne lit plus. Alors, interrogez les ténèbres : pourquoi hante-t-il ces sanctuaires ? Pourquoi, jour après jour, semaine après semaine, vole-t-il à ces lieux chaque parcelle de temps libre, errant comme un spectre insatisfait ?
Pourquoi s'infiltre-t-il dans la Livraria Lello de Porto, ses escaliers torsadés comme des veines gonflées de vin ? Dans la Libreria Acqua Alta de Venise, où les flots lèchent les murs comme un amant noyé ? Dans la Selexyz Dominicanen de Maastricht, chapelle gothique où les livres prient en silence ? Ou la Dom Knigi de Saint-Pétersbourg, sur le Nevsky Prospekt, boulevard hanté par les tsars déchus ? Pourquoi le personnel d'El Ateneo Gran Splendid à Buenos Aires, de la Golden Hare Books sur la brumeuse St Stephen Street d'Édimbourg, ou de la Palác knih Luxor à Prague – ce palais de verre et d'illusions – le salue-t-il comme l'errant éternel, celui qui dévore des heures sans jamais rien emporter ?
Le vrai nectar, pour Balthazar, n'est plus dans la chair des livres – quoiqu'il en palpe encore la fièvre résiduelle. Ni dans les récits qui l'enivreraient jadis. Non, c'est le potentiel de ces temples obscurs qui l'attire, tel un papillon vers une flamme voilée. Tandis qu'il slalome entre les rayonnages, frôle les arches couronnées de volumes empilés comme des crânes, scrute les tables où gisent des trésors oubliés, une extase clandestine l'envahit. Autour de lui, des milliers de fils d'araignée – invisibles, tendus – attendent sa traction. Chacun pourrait déchaîner un cataclysme : une lecture qui le lacère, le ravit, le métamorphose ; un volume qui brise la chaîne de la routine, l'oblige à voir – le monde, la vie, dans leur nudité cruelle et sublime. Il n'a plus besoin de plonger dans un abîme précis ; le vertige du choix suffit, cette danse au bord du gouffre où l'attente est plus vive que la chute. Au seuil du précipice, il goûte l'extase pure, plus profonde que n'importe quel plongeon dans les pages.
Non mais regardez-le, à cet instant : il empoigne un recueil de nouvelles, intact, vierge de ses yeux. Il n'en connaît que le murmure des critiques, mais son instinct le hurle : ce poison-là le consumerait, le refondrait à jamais. Il en déchire une page au hasard, avale les mots comme un élixir : oui, un frisson le traverse, vision fugace d'un chaos délicieux. Il repose l'artefact, comme il l'eût fait dans une échoppe cracovienne, nichée en marge de la vieille ville, où le café embaume le citron confit et les regrets. Puis un second : une nouveauté guinéenne, auteur surgi des ombres tropicales, couverture qui évoque un fantôme d'Istanbul – ce sous-sol galatéen, poussiéreux de vinyles éraflés et de CD turcs éphémères, où il avait caressé un jumeau sans l'oser. Ses semelles foulent Paris, mais son esprit vogue : à droite, une échelle glissante grimpe vers une étagère qui pue l'encens de Samarcande, mosquée de papier où les vers coraniques dansent avec les fables persanes ; derrière, un courant froid effleure sa nuque, écho de l'Ombre du vent de Zafón au travers des rayonnages de la Central del Raval.
Pour Balthazar, une librairie est toutes les librairies – un vortex, un seuil vers des labyrinthes infinis. Chaque visite tisse un nouveau piège piranésien : murs de livres qui s'élèvent comme des cachots d'illusions, dos alignés en sentinelles muettes. Ô ivresse des mille sentiers inexplorés, extasie-toi, Balthazar ! Qu'importe si tu n'en foules aucun. Dans leur possible, dans leur menace suspendue, gît le mystère qui te consume – et que, peut-être, un jour, tu nous révéleras... ou pas.
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BONUS
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et à très bientôt !




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