BIFURCATION
Face à une bifurcation, cherchez toujours la petite branche qu'y z'avaient dit !
On avait raté la petite branche - en fait plus une brindille - et on s'était retrouvés face à un gouffre profond. Le fait qu'on se parlait pas n'arrangeait rien. Après la soirée culturelle animée organisée par les autres randonneurs et de retour sous notre tente, on s'était disputés pour savoir avec laquelle de nos deux bouteilles on allait se réhydrater le gosier. Nos menaces d'utilisation de la force avaient été si bruyantes que les autres campeurs nous avaient adressé des sourires encore plus doux au petit-déjeuner.
La randonnée en Namibie était une expérience inédite après vingt ans de mariage. C'était censé être un moyen de resserrer les liens après le départ de notre fils unique à l'université. Mais comme toujours, des événements inattendus allaient se produire et, comme toujours, nous nous retrouvâmes seuls l'un avec l'autre.
Après le petit-déjeuner, une quarantaine d'entre nous furent déposés en autobus au pied d'une colline. Le capitaine de la randonnée nous donna des informations sur le déroulement de la ballade et nous confia à un jeune homme d'une tribu locale qui connaissait par son nom chaque ruisseau asséché de cette colline. Seuls deux passages de ce discours me restèrent en tête : « Ne dérangez pas la faune » et « Rendez-vous tous au sommet de la colline ». Il se pourrait bien qu'il ait aussi rajouté : « À chaque bifurcation, choisissez le chemin où nos guides ont placé une petite branche petite brindille. »
Nous avons commencé en file indienne, mais les randonneurs, jeunes ou expérimentés, ou simplement plus légers que nous, nous dépassèrent à toute vitesse. Les arbustes robustes nous effleuraient parfois le corps tandis que nous glissions sur le sentier couvert de feuilles éparses et séchées par le soleil. J'avais peut-être aperçu une ou deux brindilles sur l'autre patte de la bifurcation qui nous avait conduits ici, mais j'avais choisi de n'en rien dire à mon silencieux de mari. Je voulais voir son visage s'embraser de honte lorsqu'il réaliserait son erreur. Je pensais que ce serait une douce revanche.
Mais maintenant, je n’en suis plus si sûre.
On s'espionnait mutuellement tous les deux. Il transpirait malgré la brise fraîche du matin. Je tapotais le gravier de ce désert de rocaille avec mon bâton et contemplait l'étendue au-delà du gouffre. Les monticules verdoyants dans le lointain autour de la Fish river scintillaient, insensibles au regard misérable de nos deux personnes. Le ciel était couvert, contrairement aux prévisions météo. Nous sortîmes des bouteilles de nos lourds sacs à dos de débutants et on sirota de l'eau désaltérante. Je choisis de rompre le silence.
" Oups ! Je crois qu'on s'est gourrés de chemin."
Il me lança un regard noir.
Je sortis une barre énergétique et la croquai sans lui en proposer le moindre morceau. Je savais que ce serait un signal d'alarme pour lui. Même dans les moments d'hostilité qui suivaient nos confrontations, il se comportait toujours en gentleman avant tout, comme quand il m'avait refilé ce bâton qu'il avait récupéré en chemin pour m'en servir comme bâton de randonnée. Mais si j'ai parcouru tout ce chemin pour devenir la garce ultime que je suis aujourd'hui, autant valait en profiter pleinement.
La vue était spectaculaire. À tout autre moment, j'aurais pris quelques selfies pour les publier sur les réseaux sociaux. Les nuages semblaient s'assombrir de seconde en seconde. Je sentis mon homme peiner à accepter son erreur de navigation et à battre en retraite.
" Bref, puisque on est là, autant prendre le temps d'admirer la vue." Je balançai mes bras avec un enthousiasme exagéré.
" Faisons demi-tour. On pourra peut-être encore rattraper les autres", grogna-t-il sans quitter l'horizon des yeux.
Voilà l'homme qu'il était devenu. Il faisait exactement le contraire de ce que je lui suggérais, et il était extrêmement vaniteux. Je suis presque sûre d'être certaine que nous étions les derniers de la file dispersée des randonneurs et que nous avions marché pendant au moins une demi-heure du mauvais côté de la bifurcation. Impossible de rattraper les autres avec un tel retard...
" Non, je crois que je vais me reposer ici un moment." Je jetai mon sac à dos par terre et m'affalai sur le plat d'un rocher en saillie.
Ses oreilles rougirent. L'espace d'une seconde, je craignis qu'il ne me quitte et ne retourne à la bifurcation. Au lieu de ça, il ramassa une pierre, la lança en l'air, la rattrapa puis recommença. La faisant rouler dans sa paume, il me dit d'une voix traînante :
" Il pourrait se mettre à pleuvoir, on sait jamais."
Je commençais à apprécier ça. Il me suppliait pas vraiment de le suivre, mais il me laissait pas non plus derrière. Je m'allongeai sur l'excroissance du rocher.
" C'est pas grave. Ça sera pas la pire chose qui puisse nous arriver."
Je le mis au défi de dire quelque chose qu'il regretterait, une fois de plus, afin de prouver une fois pour toutes à quel point il pouvait être bourrin des fois. Mais il jeta la pierre au fond du gouffre et demeura silencieux. Les minutes s'écoulèrent. Puis quelque chose d'autre surgit dans le paysage.
Un python de rochers !
J'ai grandi entre Saulzet-le-Chaud et Saulzet-le-Froid dans les monts d'Auvergne, donc apercevoir un serpent de temps en temps n'était pas nouveau pour moi, même si celui-ci semblait énormément plus gros et interminablement plus long que les jolis Aspics qui se doraient la pilule du côté de chez nous. Tandis qu'il ondulait en se rapprochant de moi, un frisson me parcourut l'échine lorsque ses yeux bridés se fixèrent sur les miens tout en m'agitant la bifurcation de sa langue fourchue. Peut-être l'avais-je secrètement souhaité, car j'ai longtemps comparé mon existence à celle d'une proie étouffée par un boa constrictor.
Il se rapprochait. Mes muscles se figèrent et mon esprit se vida.
Soudain, le bâton que je tenais à la main me fut arraché de cette dernière et se retrouva téléporté comme une barrière dressée entre moi et le python. Le serpent changea de direction puis fila à toute vitesse et disparut dans les broussailles au bord du sentier. Je me retrouvai dans les bras de l'homme qui avait choisi de s'interposer entre moi et le python. Ça avait dû être terrifiant pour lui, car il avait jamais vécu ailleurs qu'en ville.
" Tu aurais dû le laisser m'hypnotiser ", je gémis.
Ses mains étaient froides et son cœur battait la chamade.
" Oui, j'aurais peut-être dû. Mais… il faut quand même qu'on retourne à cette bifurcation."
Je détestai qu'il m'ait toujours pas dit combien qu'il m'aimait ni qu'il regrettait de m'avoir blessée. Mais j'étais tout de même heureuse d'être encore en vie pour me battre un jour de plus et prouver mon point de vue. Je repris mon sac à dos, laissai le bâton au bord du sentier puis me mis à marcher à ses côtés.
-----o-----