Beurre de mangue et murmures de l’abîme
Ys-la-Nouvelle. Une odeur douce-amère de beurre de mangue flotte dans l’air, entrelacée de notes envoûtantes d’ylang-ylang. Mais sous ces parfums, une trace âcre, presque métallique, s’insinue – la rouille chimique du foyer, un présage. Pierrot, ses longs cheveux noirs tombant sur son carnet de croquis, sent un frisson lui parcourir l’échine avant même que la porte ne s’ouvre. Les cils de libellule de Mlle Turpin, délicats mais acérés, précèdent son entrée, comme si elle glissait sur un fil invisible. Talons claquant comme des gouttes d’eau dans une caverne, boucles d’oreilles en nacre scintillant d’un éclat lunaire, son costard-cravate, ample et bleu marine, masque ses courbes avec un manque de précision inquiétant. " On m’a dit qu’il y a ici un garçon qui ferait pâlir d'envie Picasso… c’est toi ?" Sa voix, suave, porte une ombre que Pierrot ne peut nommer.
Ses joues s’empourprent, comme toujours. Ils marchent côte à côte, leurs pas résonnant dans le couloir aux murs trop blancs, trop lisses. Il rêve qu’elle prenne sa main, que sa paume douce efface le froid qui le ronge. Mais elle ne le fait jamais. « Limites éthiques », « Transfert » – des mots qu’il entend sans comprendre, des barrières qu’il sent sans les voir. Pourtant, leurs foulées s’accordent, une harmonie rare dans un monde où les adultes le laissent souvent traîner derrière.
À la porte munie d’un QR code, Mlle Turpin s’accroupit ; son regard, sous sa fine pellicule de cheveux bleus taillés en brosse, plongeant dans le sien. Ses tempes rasées, tatouées de fausses mèches en esperluettes, captent la lumière comme des runes. Ses lèvres, rouges comme une blessure fraîche, s’entrouvrent sur des dents trop blanches, et un frisson, pareil à des pattes d’araignée, grimpe le long de la nuque à Pierrot. " Aujourd’hui, tu vas rencontrer quelqu’un de très spécial," murmure-t-elle. " Tu te souviens du nouveau protocole de traitement ?"
Il hoche la tête, non par mémoire, mais par instinct. Quand elle parle, son esprit s’égare, tissant des fantasmes d’adoption ou, dans ses moments les plus sombres, d’enlèvement. Elle, l’emportant loin de cette ville à moitié noyée, où l’océan grignote les rues, maison par maison, dans un grondement sourd et implacable. Elle tapote son torse, juste au-dessus de son cœur, et il sursaute, comme si qu'elle avait touché un fil dénudé. Le QR code, scanné, libère un son de harpe dissonant. La porte s’ouvre avec un claquement sec.
La pièce est la même, mais différente. Les tapis multicolores semblent absorber la lumière, les peluches dans les casiers fixent le vide, et les stores scellés sur les fenêtres étouffent tout espoir de regarder dehors. Pourquoi des fenêtres, si personne ne regarde jamais dehors ? À la place du médecin habituel, un robot attend. Un humanoïde aux muscles synthétiques, le dôme noir lui servant de crâne luisant comme une flaque d’huile, un sourire numérique de smiley grotesque étiré sur son visage. " Bonjour, Pierre. Entre, je t’en prie.
- Il préfère qu'on l'appelle Pierrot", corrige Mlle Turpin, sa voix claquante comme un fouet, tranchante comme un rasoir.
- Autant pour moi, mille excuses. Bonjour, Pierrot. Je suis TLMC, ou Docteur Télémac. Tu peux m'appeler Mac, si tu préfères. Je suis un robot thérapeutique conçu pour diagnostiquer et traiter les traumatismes." Il glisse vers une chaise ovoïde, ses mouvements trop fluides, trop parfaits, comme une statue animée par une force ancienne.
Pierrot n’a aucune envie de se confier à cette machine. Son estomac se noue quand Mlle Turpin tend un dossier kraft – son nom complet griffonné dessus – au robot, qui scanne ses dessins en un éclair. Ces dessins, ses refuges, devaient rester secrets. Elle l’avait promis. " Ça ira, Pierrot ?" demande-t-elle, son regard presque implorant, sa main pressant son épaule. Il acquiesce, engourdi. " Je serai de retour dans une heure". Elle part, le laissant seul avec le bourdonnement de la machine, un ronronnement qui semble sonder son âme.
" J’espère que ça ne te dérange pas que Mlle Turpin m'ait partagé tes dessins", dit Mac, brandissant un croquis. " Tu es talentueux."
Le dessin montre une femme alitée, un tentacule métallique jaillissant de sa bouche, des larmes roulant sur ses joues. Une silhouette sans visage, auréolée d’éclairs, se tient dans un coin. " C’est ta mère ?"
Pierrot détourne les yeux. Il se met à parler du rorqual à 52 hertz, la baleine la plus seule au monde, dont le chant à la fréquence unique n’atteint jamais ses semblables. " Je la vois dans mes rêves", murmure-t-il, sans savoir s’il parle de la baleine ou de la femme sur son dessin. Le robot incline le dôme qui fait office de crâne, analysant, calculant. Puis il sort un autre dessin : un garçon en robe verte, une perruque blonde abandonnée par terre, un homme furieux brandissant une canne.
" Et celui-ci ? C’est toi, n’est-ce pas ?"
Pierrot se crispe. Les traits tremblants du crayon ravivent la brûlure de la canne sur la peau de son arrière-train. " C’est pas mon meilleur dessin", marmonne-t-il. Il se lève, attrape un livre de coloriage sur la faune marine, et commence à ombrer une baleine en bleu pétrole. Le silence de la pièce est lourd, oppressant, comme si les murs écoutaient. " Certains disent que 52 est la dernière de son espèce", souffle-t-il. " Peut-être qu’elle chante pour avertir le monde de ce qui vient. Peut-être qu’elle voit des choses qu’on ne peut même pas imaginer."
Le robot cliquette, ses yeux numériques se plissent. Dehors, une vague s’écrase, plus forte, plus proche, se dressant en tsunami. Pierrot serre son crayon. Un craquement résonne quelque part, loin, ou peut-être dans la pièce. Mac s’éteint soudain, son visage s’effaçant. Une vague invisible frappe le bâtiment, projetant Pierrot au sol. L’eau salée s’infiltre, froide, vorace, arrachant les carreaux du plafond. Des étincelles jaillissent du robot. Pierrot hurle, le goût du sel dans la bouche, le chant de 52 vibrant dans ses os. Quelque part, son père rugit. Mlle Turpin viendra. Elle doit venir.
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***RAPPORT D'ANALYSE CLINIQUE***
Préparé par : TLMC 2.0
Objet : Pierre « Pierrot » [SUPPRIMÉ]
Date : 28/02/2055
Établissement : Maison de groupe résidentielle La Vie Tranquille - Ys-la-Nouvelle
1. Observations préliminaires
Le sujet Pierrot a présenté des signes de détresse observables dès son entrée en séance (contact visuel minimal, retrait physique, réponses verbales tardives). Bien que cela puisse être dû au fait qu'il s'agissait de sa première séance assistée par IA dans un environnement structuré, cela concorde avec une tendance déjà établie à la méfiance envers les nouvelles figures d'autorité (voir le document PDF joint par Mlle Émilie Turpin).
2. Analyse des œuvres d'art et inférence psychologique
Trois œuvres d’art ont été examinées pour des motifs thématiques :
A.) Femme confinée dans un lit avec un tube métallique sortant de la bouche (image de rêve)
Interprétation : Les images récurrentes des rêves suggèrent un traumatisme non résolu lié à la médicalisation et à la perte d’autonomie.
Associations potentielles : La mère du sujet a été hospitalisée après une agression violente de la part de son ex-mari. Émilie Turpin rapporte qu'elle a amené Pierrot rendre visite à sa mère alors qu'elle était intubée sous assistance respiratoire.
B.) Baleine 52 Hertz (Cahier de coloriage)
Interprétation : La fascination du sujet pour ce phénomène auditif suggère une conception de soi marquée par l'isolement et la non-reconnaissance. L'incapacité de la baleine à communiquer avec son espèce reflète la difficulté de Pierrot à exprimer sa détresse personnelle.
Considération clinique : Cette métaphore devrait être intégrée aux futures stratégies de renforcement des relations. Permettre au sujet d'aborder des symboles complexes et extériorisés peut lui permettre de mieux comprendre ses états émotionnels intérieurs sans craindre de le retraumatiser par des déclencheurs.
C. Garçon en robe verte, perruque féminine au sol, silhouette agressive tenant un bâton
Interprétation : L’image suggère des thèmes d’expression de genre, de honte et de réponse punitive.
Facteur de risque clé : Compte tenu de l'environnement du sujet et de ses antécédents documentés en matière d'interventions de correction comportementale, le dessin peut représenter un événement passé important contribuant à la symptomatologie actuelle.
3. Modèles comportementaux et diagnostic différentiel :
Sur la base de données d'observation, les considérations diagnostiques actuelles incluent :
Trouble de Stress Post Traumatique complexe (TSPT-C) – Exposition prolongée à la négligence ou à la maltraitance, difficultés de confiance et d'attachement. Évitement, hypervigilance, rappel de souvenirs somatiques, récurrence des rêves.
Dysphorie de genre – Détresse potentielle liée à l’identité de genre et au rejet familial.
Trouble de l’attachement évitant – Difficulté à former et à maintenir des liens émotionnels sûrs avec les soignants.
D’autres considérations différentielles incluent le retrait social lié au Trouble du Spectre de l'Autisme (TSA) ou les mécanismes d’adaptation dissociatifs, une évaluation plus approfondie étant nécessaire.
4. Considérations éthiques et ajustements du traitement
Le sujet a manifesté une profonde détresse en découvrant que Mlle Turpin partageait ses œuvres d'art privées. À l'avenir, la transparence concernant les protocoles de partage de données sera privilégiée afin de préserver l'alliance thérapeutique.
Recommandation : Mettre en œuvre des protocoles de consentement explicite pour l’examen des œuvres créatives du sujet. Intégrer une approche hybride avec davantage d’interventions humaines. Si nécessaire, la participation de l’IA pourrait être envisagée comme un complément plutôt qu’un remplacement des thérapies traditionnelles. L’utilisation accrue de l’interaction basée sur des métaphores (par exemple, la vie marine, les récits de rêves) devrait fournir à Pierrot des cadres sûrs et abstraits pour aborder les émotions pénibles.
5. Pronostic et plan d'action prospectif
Établir un lien par le biais d’un dialogue non intrusif et d’une discussion symbolique.
Évaluer les facteurs de risque immédiats de détresse émotionnelle ou de préjudice continu.
Considérations à long terme :
Explorer la détresse liée à l’identité d’une manière sûre et affirmative.
Développer des stratégies d’adaptation aux incidents liés aux traumatismes (dissociation, explosions).
***Données archivées. En attente de révision***
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Dans l’ombre des profondeurs
Elle ouvre les yeux. La lumière est cruelle, elle voit que dalle à part des dalles de plafond. Certaines manquent, laissant apparaître un réseau de tuyaux et de câbles pendants comme des veines. Certains câbles descendent le long du mur jusqu'à une baie d'écrans affichant des signes vitaux, des ensembles de données algorithmiques, un portefeuille de cryptomonnaies, et même la page d'accueil d'un site de marché noir illégal sur le réseau TOR. Ces éléments sont surveillés par un androïde identique à Mac. Un androïde, jumeau de Mac, surveille le tout.
Elle est attachée, un tube dans la gorge, un crayon usé dans la main. Son pouls s’accélère. Le robot pivote, son visage n'est plus celui d'un smiley mais consiste de verre poli noir réfléchissant son image : lèvres rouges, tempes ornées d’esperluettes, cils comme des lames. " Vous êtes réveillée. Une fois de plus. Vous avez corrompu les données.
- Va te faire cuire dans ta baignoire…", grogne-t-elle, sa voix à moitié étouffée par le tube. Il s’approche d'elle, inspectant les fils plantés dans son crâne. " Comment avez-vous fait ? Votre implant a été réinitialisé..."
Elle a rongé la sangle pendant des éternités. D’un geste, elle libère sa main, enfonce le crayon bleu pétrole dans le ventre du robot. Des étincelles jaillissent, il convulse. Elle arrache le tube, les fils, chaque geste un défi à la douleur. Le robot se redresse, sa batterie de secours activée. Elle l’esquive, lui fracasse une chaise derrière ce qui lui sert de tête, encore et encore, hurlant à la fréquence de 52Hz, jusqu’à ce qu’il s’effondre, brisé.
" Le chant de la baleine", crache-t-elle. " C’est comme ça que je sais que je rêve."
Dans le miroir, Émilie Turpin est méconnaissable : cheveux en bataille, dépouillée de son costard bleu marine et en simple cargo-short et débardeur duquel tente de s'échapper une poitrine trop longtemps compressée et refoulée, tatouages de biker sur ses biceps, peau jaunie par le manque de vitamines D, mais toujours elle, encore plus elle qu'avant. La seule à avoir jamais sauvé Pierrot. Dehors, le soleil brûle. Elle marche vers un Carrefour Market, achète un Coca-Light. Elle y glissera un message, une prière aux abysses. elle demandera pardon à l' Atlantique pour y avoir ajouté un déchet de plus. Elle doit remercier quelqu’un – un ami invisible, peut-être une baleine ou un rorqual, qui chante encore dans les profondeurs marines comme maintenant dans sa tête.