Dans la pénombre glacée d’un matin d’hiver, une voix éraillée avait murmuré, comme venue d’outre-tombe :" Voilà le problème… c’est l’hiver."
Tu ne te souvenais déjà plus de son nom. Seulement de ce détail : un œil qui refusait de suivre l’autre, comme s’il contestait la direction à suivre à son vis-à-vis mais sans toutefois lui dire merde non plus, semblant ailleurs, toujours ailleurs, vers quelque chose que lui seul pouvait voir.
Tu l’avais trouvé assis au pied de l’escalier, adossé à la rampe, bouche entrouverte, deux cafés à emporter posés par terre à ses pieds comme des offrandes. Il dormait, ou faisait semblant. Tu avais tenté de passer sans bruit, pieds nus sur le carrelage froid, respiration suspendue.
Peine perdue. L’œil valide s’était ouvert d’un seul coup. " Oh… bonjour. Je bloque l’escalier ?
- Non ", avais-tu menti, par réflexe. Pourquoi un meurtrier mentirait-il par politesse ? La question flottait déjà dans ta gorge, acide. Il avait désigné les tables en plastique du hall, ces meubles tristes réservés aux étudiants insomniaques.
" J’aurais préféré m’asseoir là-bas… mais j’avais peur de le rater.
- Qui ça ?
- Le meurtrier", avait-il souri, en poussant un café vers toi. " Tenez."
Tu l’avais pris. Bien sûr que tu l’avais pris. À présent vous étiez assis face à face, sous la lumière crue des néons. Il s’appelait Franck Pigeonot, inspecteur à la PJ. Hier encore, tu l’avais vu au bord de la piscine, marmonnant pour lui-même, les yeux rivés sur l’eau de la piscine qui depuis avait été vidée. Il avait refusé de dire pourquoi ses collègues le surnommaient « Le démangé chronique ».
" Mathias n’avait rien à faire au bord de cette piscine en plein mois de décembre. Personne n’y va à cette saison. Personne. Alors qu'y faisait-il ?"
Tu avais haussé les épaules. Tu sirotais. Tu attendais. Tu savais que c’était pas pas toi qui avait commandé ce café, même si tu n’en avais aucun souvenir. Il s’était penché, l’œil brillant comme une lame. " J’hésite à vous le dire… Le plan ne marchera que si le meurtrier ignore que j'en ai un.
- Vous pensez que ça pourrait être moi ?
- Non… probablement pas." Un silence. Puis, plus bas, presque un chuchotis d’enfant : " Il paraît qu’on peut lire la culpabilité dans les yeux. Moi, j’ai passé des années à lire dans les miens. Dans le miroir. On y voit des choses… qu’on préférerait oublier."
Il s’était levé après avoir vidé sa tasse d’un trait. " Je dois y aller maintenant. J’ai vu ce qu’il me fallait."
Arrivé à la porte, il s’était retourné une dernière fois.
" Au fait… c’est curieux. Mathias avait du vinyle sous les ongles. Comme s’il avait griffé le fond de la piscine. Sauf qu’on n'a retrouvé aucune griffure. Ni sur le fond, ni sur la bâche enroulée sur l'enrouleur qu'on a retrouvée complètement sèche. Bizarre, non ? Pourquoi n’a-t-il pas tout simplement nagé vers la surface et le bord de la piscine ?"
La porte s’est refermée sans bruit. Tu es resté seul avec le goût âcre du café et cette phrase qui tournait dans ta tête comme une vrille.
Une piscine est une arme étrange. Froide. Silencieuse. Parfaite. Tu avais tout calculé. La bâche truquée, tendue comme une peau de tambour au-dessus de l’eau noire. Le sandow. L'enrouleur. Le mot glissé sous sa porte – une écriture imitée, une invitation banale. Il était venu, titubant un peu (l’alcool que tu lui avais fait boire deux heures plus tôt, juste assez pour ralentir ses réflexes). Une poussée. Un plouf étouffé. Puis le claquement du vinyle qui se referme sur lui comme un couvercle de cercueil. Tu avais attendu que ses tentatives de crever la bâche avec ses ongles s’arrêtent.
Tu avais attendu encore.
Attendu jusqu’à ce que plus rien ne bouge sous la surface de vinyle tendue. Ensuite, l’opération inverse. Rembobiner l’ancienne bâche sur l'enrouleur. Découper la nouvelle en lanières. Enterrer cette dernière dans un sac au pied de la colline, parmi les mégots et les tessons de bouteilles, là où que personne ne fouillerait jamais. Tu croyais avoir gagné.
Tu es rentré à ta résidence universitaire en montant péniblement les escaliers. Le mot « péniblement » t’a toujours semblé approprié pour décrire cette action ; les lettres ont un son si lourd quand on les prononce.
Depuis les marches menant à la porte, tu as atteint le petit couloir. Assise en face de toi, devant la porte, se trouvait une jeune femme. Elle avait la peau légèrement mate et de longs cheveux noirs et raides, et elle se cognait rythmiquement la tête contre la porte.
Tu es arrivé devant ta porte, tu as tendu la main vers la poignée, et elle a dit : " Non, s'il vous plaît, ne vous inquiétez pas pour moi, je vais continuer à me cogner la tête contre cette porte en espérant que ça résolve tous mes problèmes."
Tu t'es arrêté devant la tienne. Ta clé dans la serrure, ta main sur la poignée.
Tu as soupiré et t'es retourné vers la jeune fille.
" Vos coups de tête vont m’empêcher de dormir", lui as-tu dit.
Elle a levé son visage dans ta direction en plissant les yeux.
" Ma misère va-t-elle perturber votre sommeil ?
- Oui, je le crains"
La femme a souri et s'est recogné la tête contre la lourde. Plus fort cette fois. Tu as littéralement senti ton visage se contracter et tu l'as foudroyée du regard.
" Comment cela va-t-il résoudre votre problème ? as-tu demandé.
- Ça ne résoudra rien. Mais c'est mieux que de rester assise à ne rien faire."
Tu as soupiré par les naseaux tel un taureau exaspéré.
" Que se passe-t-il ?" as-tu demandé, et une fois de plus, intérieurement, tu t'es demandé pourquoi un meurtrier serait si poli.
Elle a pointé un pouce par-dessus son épaule vers la porte.
" Mon copain", a-t-elle dit, "ne veut pas me laisser entrer. On s'est disputés.
- Eh bien, vous devriez peut-être rentrer chez vous. Il n'en vaut peut-être pas la peine.
- Je n’ai nulle part où aller", Elle a baissé les yeux. " Je… vis chez lui, même si je sais qu’il n’a techniquement pas le droit d’héberger quelqu’un… "
Un instant, tu as songé à n'avoir jamais vu personne entrer dans cette chambre. Mais ce sentiment a été aussitôt balayé par une profonde stupidité. Comment peut-on être assez idiot pour miser toute sa vie sur une personne pareille ?
" Eh bien, je ne sais pas, je ne peux pas vous aider là-dessus.
- Vous allez me laisser ici ?" elle t'a demandé.
Tu as soupiré à nouveau, tu l'as regardée, et tu as ressenti l'épuisement de ta journée comme une main invisible te pesant dans le dos, un enfant géant qui tente de te transformer en une petite boule de pâte à modeler.
" Je ne vous connais même pas, lui as-tu répondu.
- Ça ne veut pas dire que vous ne pouvez pas être gentil avec moi, mais bon, je m’appelle Mélanie, Mélanie Barthès, j’ai vingt-cinq ans si vous voulez le savoir, et je regrette mes choix en ce moment et je me rends compte que la seule chose qui vaille la peine d’être faite, c’est de me cogner la tête contre le chambranle de cete porte jusqu’à oublier ce que je suis venue foutre ici."
Tu as fait de ton mieux pour ne pas lever les yeux au ciel ; un meurtrier se devait, bien sûr, de rester poli.
" Bien-
- C’est quoi cette odeur ?" elle a demandé. Elle a froncé le nez et reniflé en l'air, de petites rides se formant de chaque côté de ses narines.
" Quelle odeur ? " as-tu demandé, ta main se dirigeant une fois de plus vers la poignée de ta porte.
Elle s'est levée et a reniflé à nouveau. " Ça sent… le chlore. Vous vous êtes baigné dans la piscine ?"
Ta main s'est crispée sur la poignée de porte. Un instant, tu as eu l'impression de pouvoir l'arracher.
" Non, as-tu répondu.
- Mais je suis sûre que ça sent le chlore" Elle a fait un pas vers toi, et tu as eu l'impression d'être acculé, même s'il n'y avait pas de coin dans ton dos, qu'il y avait de l'espace libre sur ta gauche, sur ta droite et même derrière toi.
Sans réfléchir, tu as reculé. Tes omoplates se sont plaquées contre ta porte d'en face comme des ailes de mouche aplaties.
" Pourquoi vous êtes vous baigné dans la piscine ?" demanda-t-elle. " Elle est tellement froide, je croyais qu'elle était fermée à cette saison ?"
Ta langue s'est retrouvée plaquée contre le fond de ton palais.
" Je ne sais pas". Tu as immédiatement réalisé que ta réponse évasive était suspecte et tu as tenté de te corriger. Tu as retraversé le couloir et tu as tourné la poignée. Ta porte s'est ouverte d'un coup, tu es rentré dans ta chambre en titubant et tu as claqué la porte au nez de la curieuse.
---o---
Mais la nuit suivante, l’odeur est revenue.
D’abord subtile, presque imaginaire. Puis tenace, écœurante : chlore froid, mort humide. Tu as retourné ta chambre, reniflé chaque vêtement, chaque recoin. Rien. Et pourtant elle était là, tapie dans l’air comme un reproche. À l’aube, des voix on percé depuis le couloir derrière ta porte. Graves. Officielles: " …si le démangé chronique a raison, on commence par les terrains autour du campus.
- Le tueur a forcément planqué la bâche hors site.
- On surveille tout le monde dès aujourd’hui. Demain, on creuse.
- Et s’il la déplace cette nuit ?
- Non. Il se sent intouchable, maintenant."
Tu as ouvert la fenêtre. Sauté. Boité dans l’herbe gelée jusqu’à l’endroit maudit. Creusé comme un damné, les doigts en sang. Une lampe torche t’as cloué sur place.
" Ah. C’est donc ici que vous l'aviez planquée !" Pigeonot. L’œil paresseux fixé sur toi, l’autre luisant comme un éclat de glace. " Ce que je n’arrivais pas à comprendre… aucune griffure sur le fond ni sur la bâche autour de l'enrouleur. Pourtant il avait du vinyle sous les ongles. Curieux, non ?"
Tu n’as plus eu de voix.
" Comment avez-vous su ?
- Trop parfait. Trop personnel. Et puis… Notre Mélanie vous a parfaitement menti. Le chlore. Vous avez paniqué. J’ai versé un peu d’eau de Javel sous votre porte cette nuit, juste pour voir. Vous avez réagi comme un animal pris au piège."
Il a sorti les menottes. Le métal a cliqueté doucement dans le silence. " Il était votre ami, hein ? Vingt ans. À chaque discussion vous vous sentiez plus petit. Vous vouliez être le plus malin, juste une fois."
Tu as hoché la tête. Lentement. Pigeonot s’est approché, presque tendre. " Il y aura toujours quelqu’un de plus malin. Toujours." Un clic.
Le froid des menottes autour de tes poignets.
Et derrière l'inspecteur, au loin, la piscine vide luisant sous la lune, surface parfaitement lisse, comme si elle n’avait jamais rien contenu d’autre que son propre reflet. L’eau qui dort est profonde.
Tu le sais, maintenant.
Trop tard.



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