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ANUBIS
Déni d'au-delà
Dans les abysses du désert, où le sable avale les secrets comme un amant jaloux, une ombre solitaire glisse, presque effacée par l'horizon vorace. Seuls ses pas hésitants, ces murmures traîtres contre le sol, trahissent son existence. Enveloppé de haillons fantomatiques, maculé d'ocre sanglant et rongé par un soleil impitoyable, il fusionne avec les dunes, un spectre errant dans l'oubli éternel.
Anubis, tapi dans l'antre froid d'un éperon rocheux, laisse sa langue de chacal pendre comme une lame assoiffée, cherchant un souffle de miséricorde dans l'air étouffant. La fournaise de midi pèse sur lui comme une malédiction divine, un manteau de feu qui colle sa peau nue aux rocs impitoyables. Ses doigts, écartés comme des serres affamées, fouillent les ombres fugaces du sable, capturant ces illusions de fraîcheur. Préparé aux caprices des sables maudits, il puise avidement dans les outres sombres pendues à sa ceinture, un nectar volé aux sources interdites. Ce jour-là, le désert n'est pas un allié, mais un geôlier aux chaînes invisibles. Un soupir rauque s'échappe de sa gorge, et il secoue sa tête bestiale. Les faux pas de l'homme l'ont englouti derrière la dune suivante, un mirage moqueur.
À regret, Anubis se dresse, empoigne sa lance courbe – une faux forgée dans les os des damnés – et s'élance dans la lumière traîtresse. La chasse à cette âme rebelle le ronge déjà, un poison lent dans ses veines immortelles. Dès que les rayons acides mordent sa chair, une résolution funeste s'éveille en lui : il est temps de hâter l'inévitable, de tisser le filet plus serré autour de sa proie. Du haut de ses membres élancés, Anubis fend les dunes comme un vautour planant sur des tombes oubliées, effaçant en un clin d'œil la distance qui le séparait de son fuyard. Sa stature colossale, tour de force des dieux, écrase les mortels comme des insectes sous une semelle divine ; elle instille la terreur, ploie les volontés, les attirant dans l'abîme avec une promesse de puissance illusoire.
Convaincre les âmes que l'heure a sonné... voilà le vrai supplice, ce voile d'illusion qu'il doit percer. Vêtu d'un kilt de lin spectral, de sandales usées par des millénaires de pas maudits, son torse nu ne porte qu'un collier vorace, un serpent d'or et de gemmes qui rampe jusqu'à ses épaules, brodé de mystères interdits. Une capuche lourde voile sa nuque, pesant sur ses oreilles acérées comme un linceul prématuré. La fourrure courte de son crâne et de son museau le démange, un tourment futile pour un être éternel, mais la mission l'exige : l'apparat du juge implacable.
Il avance donc, endurant le feu céleste et le poids de ces oripeaux, persuadé que l'énigme de cette traque s'achèvera bientôt dans les ombres du Douât. À l'apogée impitoyable du midi, Anubis fond sur sa cible. Le misérable s'est effondré, une marionnette aux fils coupés. Le dieu projette son ombre allongée comme une faux sur le dos tremblant de l'homme, qui rampe à quatre pattes, un ver dans la poussière. Comme dans un rituel ancestral, les yeux voilés de l'agonisant se lèvent, et la vision du visage canin, silhouette noire ciselée contre le sable incandescent, brise son esprit. Ses épaules s'affaissent, vaincues par l'inéluctable. Le théâtre de la mort exige son entrée en scène.
" Mais je n’ai pas encore fini…" siffle l'homme d'une voix écorchée, un murmure porté par le vent des regrets.
" Si c'était le cas, vermine, je ne serais pas ton ombre fidèle ", rétorque Anubis, tendant une main griffue comme un piège tendu. " Prends-la, ou crève seul dans l'oubli."
L'homme, dans un sursaut de folie, roule sur lui-même, ignorant les doigts griffus du dieu de la mort tendus vers lui et se hisse, chancelant comme un ivrogne maudit.
" Non ", crache-t-il avant de reprendre sa marche, les pas plus assurés, défiant le destin d'un ricanement muet.
Anubis se fige, son museau frémissant de rage, ses babines retroussées en un grognement bestial. Il tolére les caprices des jeunes âmes, des blessés fulgurants ou des pestiférés hurlants. Mais ça ? Une évidence moqueuse. Pourquoi cet acharnement contre l'inévitable ?
" Ouvre tes yeux chassieux ! " tonne-t-il, sa voix roulant comme un tonnerre assourdi par les dunes. " Regarde ce néant ! Quelles cartes caches-tu dans ta poche trouée ?
- Mieux vaut ce vide que ton étreinte puante, charognard ! " lance l'homme sans daigner pivoter, son ton acide comme du vinaigre sur une plaie ouverte.
Anubis bondit en avant, soulevant des tourbillons de sable ardent, barrant le chemin comme un mur de chair et de fureur. Il découvre ses crocs jaunis et aboie, un éclat primal qui fait vibrer l'air. " Rends-toi, larve humaine ! Ton sablier est vide. Suis-moi chez Osiris, qu'on pèse ton cœur pourri et qu'on achève cette comédie pathétique !
- J'aime pas me répéter, sale clebs : pas encore fini mon taf, toutou." L'idiot tousse, un filet de sang séché craquelant ses lèvres, mais son regard luit d'un feu insolent. Il contourne le dieu-chacal d'un pas narquois et s'enfonce dans les dunes infinies, la tête haute, revigoré par son propre venin.
Anubis reste planté là, yeux rivés sur l'horizon vide, ses griffes étreignant la lance jusqu'à ce que le bois gémisse. Il la fait tournoyer, incisant des runes maudites dans le manche, tandis que des jurons contre Amon-Râ bouillonnent dans sa gorge comme un poison. Pourquoi cette farce cosmique ? Pourquoi les mortels devaient-ils consentir à leur propre fin, comme si leur âme était un trésor à quémander ? Absurde, ce décret des cieux, un piège tendu aux immortels eux-mêmes.
Refoulant l'envie furieuse de transpercer le dos voûté de cette loque, d'abréger la bouffonnerie d'un coup net, Anubis opte pour un venin plus subtil. Il se glisse aux côtés de l'homme, léger comme un fantôme affamé.
" À mille coudées du Nil, il n'y a que des abîmes de sable et des pics qui saignent la pierre", murmure-t-il, feignant la sagesse d'un oracle bienveillant. " Retourne en arrière, et tes bourreaux te saigneront pour tes péchés enfouis. Devant ? Le néant. Où fuis-tu, sinon dans mes griffes ?
- Je l'ignore encore, mais un mensonge de plus de ta gueule puante ne changera rien. Vous, les dieux, vous noyez le monde dans vos tromperies !
- Allons, je palpe ton deuil comme un ulcère frais. Mais tu es prince de sang divin ! Comment un pharaon s'élève-t-il sans nos murmures dans l'ombre ? Tu agonises, oui, mais par ta faute, insecte ingrat. Nous t'avions couronné d'espoirs... Hélas, le vin tourné n'inspire que le mépris." Sa voix suinte une tristesse factice, un baume empoisonné. " Pourquoi traîner cette agonie ? Viens. Ton cœur sait la vérité. La paix t'attend... ou l'oubli éternel.
- Non, car c'est toi, le vrai démon, que je tiens pour bouc émissaire !"
L'homme accélère, ses pas claquant comme des gifles.
" QU'IL EN SOIT AINSI ! " hurle Anubis, sa voix un coup de fouet divin. " Je hanterai ce purgatoire jusqu'à ce que tu t'effondres, et ton âme sera mienne, malgré tous tes couinements ! Sache que chaque heure volée à moi condamne d'autres spectres à l'errance ! "
Un frisson trahit l'homme, un hoquet dans sa foulée titubante. Il masque vite ce tressaillement, mais Anubis le flaire, ce faible écho d'humanité. Un levier parfait pour briser la comédie. Un rictus cruel ourle ses lèvres... qui se tord en une grimace quand la réplique fuse. " Tes leçons puent le chenil, cabot. Ton empire divin s'effrite, et je danserai sur ses ruines."
Le crissement sadique du sable sous la pointe de la lance est son unique opium. Des jours entiers, il a marché en spectre silencieux aux côtés de cet âne têtu, enfonçant sa griffe dans le sol pour compter les grains du temps, chassant les mouches voraces, sautant de rocher en rocher comme un damné en sursis. Le plaisir fugace ? Laisser la sueur de son outre couler sur son museau, un nectar interdit sous les yeux caves de l'ex-prince, guettant la jalousie qui ronge sa gorge sèche. Mais rien : un regard détourné, et la marche reprend, un calvaire sans fin.
" Ta lignée est poussière, maintenant", susurre Anubis le soir suivant, alors qu'ils grelottent autour d'un feu rachitique, nourris de brindilles spectrales et de racines amères. " Seul au monde, un fantôme sans écho. Même si tu franchis ce mirage, à quoi bon ? Une existence vide, un trône de cendres ? "
L'homme fixe les flammes mourantes, muet comme une tombe scellée. Son corps se consume de l'intérieur ; peut-être sa langue s'est-elle enfin tordue de vérité. Parfait.
" Ton frère chéri te maudirait de persister." persiste Anubis. " Le trône l'attend, sans le poids d'un traître pour frère. Plus simple, plus pur... sans ta souillure." Anubis plante cette dernière banderille, savourant le silence.
" Mon frère a plus de noblesse sous un ongle que toi dans tes tripes ", marmonna le gueux entre ses dents grelottantes, un éclat de fiel dans la nuit.
Au lever du soleil, une lame de lumière aveugle tranche les dunes, un présage funeste. Anubis épie l'horizon miroitant avec un frisson interdit, tandis que le disque ardent grimpe dans le ciel, inexorable. Sa proie a déjà entamé sa procession matinale, dans le baiser froid des ténèbres résiduelles. Il se délecte du spasme de l'homme quand la muraille de feu s'abat, carbonisant le sable sous leurs pieds en un tapis de braises.
" À la nuit noire, la frontière de Madian t'engloutira. Franchis-la, et le Douât te fuira – perdu pour nous, errant dans les limbes sans nom." Un mensonge ciselé d'Anubis, une ombre jetée sur le chemin.
" Ce serait la seule grâce de ton panthéon pourri", riposte l'homme, un sourire spectral sur ses lèvres gercées.
Anubis grince des crocs, sa patience fondant comme cire sous la flamme. Des âges pour rattraper les âmes vagabondes qu'il avait négligées, tout ça pour un dément en haillons ! Assez. La rage bouillonne. " Te prends-tu pour un titan, vermine ? Tourner le dos à l'Égypte sans que les sables te recrachent ? Tu te noies dans ton propre fiel ! Pour quoi ? Une crise de mioche gâté, parce que le destin t'a giflé ? Imbécile couronné ! Tes hurlements sont du vent ; ta fin, un vide hurlant. Rends-toi. Libère-nous de ta farce, et crève en paix !
- Tu n'y vois que dalle, hein ? " murmure l'homme d'une voix râpeuse comme du gravier. " Pas de ta faute, les dieux sont aveugles aux souffrances qui ne saignent pas de l'or. Ce n'est pas ma carcasse qui m'acharne. Ma douleur ? Un grain de sable face aux océans de misère que j'ai semés. Ce périple m'a ouvert les yeux : j'ai bien fait, malgré le chaos. Pourquoi étais-je si sourd, avant ?
- Tes sornettes me gonflent, vermisseau", grogne Anubis, la voix vibrante d'impatience. " Si la paix te chatouille, file chez Osiris et dégage de mon sillage. On passe tous à la suite.
- Ni Osiris, ni ton Amon-Râ ne m'auront. Je ne suis pas ta marchandise.
- Tu la seras, charogne", siffle Anubis, ses yeux luisant comme des braises. " Le temps est mon allié, pas le tien. "
- Mon fil se tisse ailleurs, chacal."
Et il avance, pas après pas, une procession funèbre vers l'inconnu. La nuit voile le monde, et Anubis serre sa lance, tentant d'imaginer le sang jaillissant, libérant leurs âmes captives. Mais les règles d'Amon-Râ sont des chaînes forgées dans l'éther ; les briser, c'est invoquer l'abîme. L'échec le ronge : si ce fou survit, ce ne sera qu'un délai, un affront à son orgueil divin. Laisser un mortel douter d'un dieu ? Une tache indélébile.
" Comment oses-tu ramper encore ?" lance-t-il, moqueur. " Tes pieds suintent le pus, ta peau cloque comme chair maudite, ta gorge gratte comme un cri étouffé. Ton corps te vend aux vers.
- Garde tes dissections pour les tombes vides, sale goy", rétorque l'homme." Si tu n'as pas capté l'évidence, dégage de mon ombre.
- Je hante tes pas, et ton âme finira dans ma gueule quand tu t'effondreras." Le grognement d'Anubis roule comme un écho funeste. Le silence s'abat, épais comme un linceul. Les heures s'étirent sous un ciel sans pitié, le soleil traçant sa voie de feu. Anubis endure : l'ennui le dévore plus que la soif, le sable irrite sa fourrure trempée, un tourment égal à la brûlure céleste.
Puis, surprise : la voix de l'homme fend l'air, un dard inattendu. " Tu t'en rends compte au moins que t'es qu'un larbin en collier ?
- Quoi ?! " Anubis s'immobilise, ses orteils griffant le sable comme pour y ancrer sa fureur.
" Ramasseur d'âmes, un boulot de chien galeux ", ricane l'humain, ses yeux caves pétillant de malice. " Je t'ai vu : pas de joie dans tes crocs. Comme les serfs que j'écrasais jadis... non, pire : un toutou qui bave pour un os divin. Bouclé dans ta boucle infernale. L'immortalité, c'est juste une prison dorée, hein ? Ça te ronge, de savoir que le manège tourne sans fin ? "
Anubis pile net, enfonçant ses griffes dans le manche de sa lance jusqu'à ce que des éclats de bois pleuvent. Sa lèvre se retrousse, dévoilant un arsenal de crocs. " Je suis un dieu, vermine. Ton maître.
- Non, t'es une bête en cage, et ton crépuscule approche, chacal."
La réprimande claque, un fouet sur sa chair divine. Ça suffit. La rage explose. Anubis brandit sa lance, la lame scintillant comme un serment brisé sous le soleil assassin. Fini de jouer. Mieux vaut l'exil éternel que supporter une seconde de plus cette plaie ambulante, cet entêté arrogant...
Un rire lointain, porté par le sirocco, tranche ses pensées. Des humains. L'homme l'entend aussi, ses prunelles s'écarquillent, son souffle se brise. Anubis suit son regard : des silhouettes féminines, un puits béant creusé dans la terre comme une promesse maudite. Ses bras retombent, la lance molle. Échec. Un gouffre s'ouvre en lui.
Tandis que la loque rampe vers l'oasis illusoire, Anubis balaie les dunes d'un œil acéré. Coïncidence ? Non, un caprice des sables. Mais sa vue perçante, don des dieux, perce le voile : quarante ombres approchent, des âmes noires comme la nuit du Douât. Des voleurs, des bourreaux, des tueurs nés. Un sourire carnassier étire ses babines. Tout n'est pas perdu. Il attend, et d'une voix mielleuse de triomphe voilé, il crie : " Bravo, Moïse. Tu m'as glissé entre les griffes... pour l'instant. Savoure ton sursis. Mais un jour, ton pas chancelant te mènera droit à moi, et je savourerai ton festin."
L'homme s'immobilise, silhouette brisée contre l'horizon, sans un regard en arrière. " Ton joug sur moi ? Déjà en miettes, démon. Tu titubes dans le noir, c'est tout.
- Est-ce un pari, mortel ? On verra qui rira le dernier. Je ne mise jamais sur les ombres !" Anubis ricane, masquant son extase venimeuse.
Moïse titube vers son mirage, et Anubis pose son cul sur le sable vorace. Il peut bien attendre. Quelques grains de son sablier, et le spectacle s'achèvera en apothéose sanglante. Pour un dieu, le temps n'est qu'un jouet... et la vengeance, un doux nectar.



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