L'HOMME BÉAT
Le prévenu Arnaud fut convoqué le 14 avril devant le Tribunal Intérieur des Reflets, instance dont il n’avait jamais entendu parler et dont l’adresse exacte ne figurait même pas sur Google Maps. On lui avait simplement notifié, par un courrier glissé sous sa porte à 15 h 17, qu’il était accusé d’avoir « déserté son propre visage » et qu’il devrait répondre de cette faute devant la Chambre Miroir n° 7.
Depuis la séparation d’avec son ex-épouse Adeline (dossier 19-442/B, classé « dissolution définitive sans appel »), Arnaud avait pris l’habitude de vivre sans reflet. Il avait déboulonné les glaces, voilé les surfaces polies, recouvert de serviettes les écrans éteints. Il se rasait les joues au toucher, comme un aveugle, et se lavait les mains en regardant obstinément le fond du lavabo, là où que l’eau tourbillonnait avant de disparaître. Il croyait ainsi échapper à l’accusation silencieuse que son corps portait contre lui : calvitie frontale et pariétale bien engagée, ventre bedonnant en formation, cernes et rides définitivement creusées, tout ce qui prouvait qu’on avait bien et mal vécu.
Mais les Reflets, paraît-il, ne tolèrent aucune insoumission. Un après-midi d'Avril, à 14 h 43 précises (l’heure fut consignée par trois huissiers invisibles), Arnaud traversait une nouvelle fois le couloir de son domicile – couloir qui, selon le cadastre officiel, mesurait 4,70 m mais qui, dans les faits, s’allongeait chaque jour d’un demi-mètre sans que personne n’ait touché aux murs. Il marchait, les yeux rivés au sol, comptant les lattes du parquet comme on compte les jours de prison.
Au bout du couloir, la porte de la salle d’eau béait. Le miroir – un rectangle administratif de 60 × 90 cm, modèle standard UE délivré par l’État lors de la construction du lotissement – occupait toute la niche. Arnaud ne leva pas la tête ; il n’eut pas besoin de lever la tête. Il le vit tout de même. Du coin de l’œil, quelque chose se reflétait dans la glace. Une silhouette plus haute que la sienne se tenait là, torse nu et ruisselante de flotte bien qu’il n’ait pas plu depuis plus de trois semaines. Le sourire de L’homme – si c’en était un – était de largeur réglementaire, un sourire préconisé, estampillé, homologué. Ses yeux étaient deux braises orange, couleur des néons de fêtes foraines interdites depuis la fin de son adolescence. Il occupait exactement l’emplacement où aurait dû se trouver l’ombre d’Arnaud, mais l’ombre, elle, avait été radiée pour absence prolongée.
Arnaud s’arrêta. Il tourna lentement la tête vers le miroir, comme on tourne la tête vers le fonctionnaire qui vous signifie votre condamnation. Le sourire était toujours là. Il ne clignait pas. Il n’avait pas besoin de cligner : les Reflets ne dorment jamais. Arnaud attendit la peur. On lui avait promis la peur, dans les brochures. Rien ne vint. Seulement une étrange sensation de reconnaissance administrative : ce visage, il l’avait déjà vu, quelque part dans les archives, sur une pièce d’identité périmée, sur une photo de groupe classée « bonheur antérieur ». Il cligna des yeux une fois. L’homme disparut. Seul demeurait le reflet d’Arnaud, pâle, les pupilles dilatées, l’air d’un prévenu qui vient de comprendre que le procès a déjà eu lieu.
Les semaines suivantes furent une longue instruction. L’Homme Béat (c’est le nom que les greffiers lui donnèrent, dossier HH-2025/07) apparaissait sans préavis : dans la vitre du micro-ondes, dans la flaque d’eau de vaisselle, dans la surface noire de l’écran de son smartphone. Toujours le même sourire, toujours les mêmes yeux orange, toujours le même torse trempé et les mêmes cheveux dégoulinant de flotte. Il ne parlait pas – les Reflets n’ont pas besoin de parler, la sentence est inscrite dans leur fixité même.
Arnaud tenta d’abord de plaider l’erreur sur la personne. Il fit du sport par acquit de conscience, marcha dans la ville sans but, rangea des dossiers, but du café tiède. À chaque effort, il jetait un œil furtif au miroir le plus proche : l’Homme Béat était toujours là, plus éclatant, comme récompensé par la souffrance qu’Arnaud s’infligeait pour le faire disparaître.
Alors quelque chose se retourna dans la poitrine d'Arnaud, un sentiment que les textes appellent « mépris de classe 3 », punissable mais rarement poursuivi. Il se mit à haïr ce bonheur obligatoire, ce sourire d’État, cette joie qu’on lui agitait sous le nez comme un arrêté préfectoral. Il nettoya la maison avec rage, non pour se sentir mieux, mais pour priver l’Homme Béat de la vue de son effondrement. Il se leva à heures fixes, non par espoir, mais par défi. Il marcha sous la pluie, non pour se laver, mais pour que le visage toujours trempé de l’autre soit enfin justifié.
Un jour, balai en main, il délogea une photographie coincée sous le réfrigérateur format 20 × 30, tamponnée « pièce à conviction n° 9 ». On y voyait un groupe d’amis sous une enseigne rose. Au centre, un homme trempé, torse nu, riait aux éclats, les yeux orangés par le flash. L’homme s’appelait Arnaud. Il avait été heureux, autrefois, sans décret, sans surveillance, sans sourire homologué. Il leva la photo vers le réfrigérateur, dont la porte en inox faisait office de miroir de secours. Il n’y avait plus deux silhouettes. Il n’y en avait plus qu’une. L’homme souriait, mais le sourire n’avait plus rien d’administratif. Il était irrégulier, imparfait, presque illégal.
Arnaud comprit alors que le procès était terminé. Le Tribunal Intérieur des Reflets avait rendu son verdict : non-lieu. L’Homme Béat n’était pas un doppelganger. C’était un rappel à l’ordre du passé, un fonctionnaire de sa propre mémoire venu lui signifier que le bonheur, même perdu, reste une faute qu’on peut encore commettre.
Il raccrocha la photo sur la porte du frigo avec un aimant en forme de soleil – objet interdit par l’article 42 du règlement intérieur des cœurs brisés. Puis il sourit, franchement, bêtement, sans autorisation. Dans le reflet inox de la porte du frigidaire, personne ne le contredit.
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et à très bientôt !



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