ÉCHO DU MONDE OUBLIÉ
Et si votre pire peur n’était pas d’être oublié mais d'être le seul à vous en souvenir ?
Je me réveillai dans un monde qui avait oublié son propre nom.
L’horloge digitale affichait 07h07, figée dans une pulsation rougeâtre, comme un cœur mécanique à l’agonie. La cafetière grondait, exhalant une vapeur âcre qui emplissait la pièce d’une odeur familière, mais étrangement creuse. Un chat – le mien, semblait-il – enroulait sa queue autour de ma cheville, son regard d’ambre fixé sur moi comme s’il savait quelque chose que j’ignorais. La vaisselle s’entassait dans l’évier, encroûtée de restes indistincts. Les stores, à moitié baissés, laissaient filtrer une lumière blafarde, coupée par des ombres qui semblaient danser sans raison. Mon téléphone vibrait sur la table, son écran fissuré s’illuminant d’une douzaine de notifications. Mais lorsque je le saisis, une sueur froide me parcourut : chaque contact était réduit à une chaîne de chiffres, des séquences aléatoires qui pulsaient comme un code vivant. Plus de noms. Plus de visages. Plus de souvenirs.
Un bug, pensai-je d’abord. Une mise à jour corrompue, un virus numérique. Mais en me dirigeant vers la salle de bain, je fus pris d'un frisson. Devant le miroir, je murmurai mon nom : " Guillaume." Le mot résonna dans l’air, mais il sonnait faux, comme une note désaccordée. Mes yeux dans le reflet n’étaient pas les miens – ou plutôt, ils l’étaient, mais ils cherchaient quelque chose qu’ils ne pouvaient nommer. Une pression se forma derrière mes tempes, une tension sourde, comme si que le miroir lui-même refusait de me reconnaître. " Je m’appelle Guillaume", répétai-je, plus fort. Le silence me répondit par un bourdonnement, un son presque imperceptible, comme des ailes d’insectes dans les murs.
Dehors, la rue était d’une normalité obscène. Les chiens tiraient sur leurs laisses, leurs aboiements étouffés par une brume légère qui s’accrochait au sol. Un camion de livraison klaxonnait une mélodie discordante, jouée à l’envers. Une joggeuse passait, sa bouteille d’eau claquant contre sa cuisse en un rythme hypnotique. J’interpellai une femme aux cheveux gris, une passante ordinaire. " Excusez-moi, madame, comment vous appelez-vous ?" Elle s’arrêta, ses yeux clignant lentement, comme si que ma question était une énigme insoluble. " Je… ne sais pas", me fit-elle, un vague sourire aux lèvres. "C’est curieux, vous ne trouvez pas ?" Son rire, léger et vide, me glaça le sang. Je sais pas pourquoi que j'ai ri, mais c’était un son brisé, un écho de panique.
J’ai marché, des heures peut-être, à la recherche d’un signe. Les panneaux publicitaires étaient des rectangles blancs, comme des toiles effacées par une main invisible. Les plaques de rue, lisses et anonymes, reflétaient un ciel d’un gris uniforme, sans nuages, sans étoiles. Celle de mon dentiste n'était plus qu'un rectangle de marbre noir poli réfléchissant mes yeux consternés. Les graffitis avaient disparu, remplacés par des murs d’une propreté clinique. Même les pierres tombales du cimetière voisin étaient vierges, polies jusqu’à l’oubli. Pourtant, dans ma tête, les souvenirs brûlaient encore. Je revoyais Anna, ma fille, riant sous son imperméable rose le premier jour d’école. Je sentais l’odeur de l’après-rasage de mon père – musc, cèdre, et une note de pourriture douce-amère. Je ressentais la douleur, vive et tranchante, d’une nuit où j’avais hurlé seul dans ma voiture, le volant marqué par la pression de mes doigts.
Mais eux, les autres, ne ressentaient rien. Ils vaquaient, souriants, leurs yeux vides d’histoire. Ils ne savaient pas ce qu’ils avaient perdu, car ils ignoraient qu’ils avaient jamais possédé quelque chose. J’étais seul à porter ce fardeau, à me noyer dans une mer invisible, où l’eau n’existait que pour moi.
Au commissariat, un officier au visage pâle, presque translucide, me tendit une tasse de café tiède. Son badge, autrefois marqué du mot « Police » et d’un hexagone tricolore, n’était plus qu’un écusson de métal lisse et uni, réfléchissant la lumière comme un œil aveugle. " Vous vous souvenez de votre famille ?" lui demandai-je, la voix tremblante. Il sourit, un sourire qui n’atteignait pas ses yeux. " Personne ne manque", murmura-t-il. "Tout le monde est là. N’est-ce pas assez ?" Derrière lui, une femme fredonnait un air sans mélodie, tamponnant des formulaires vierges avec une précision mécanique. L’air sentait le papier poussiéreux et l’encre fade.
Dehors, le soleil brillait trop fort, une lumière stérile qui effaçait les ombres. J’ai ri, un rire rauque, comme si le monde entier était une plaisanterie dont j’étais la chute. " Ce n’est pas ce pour quoi je me suis engagé pour toi, Seigneur", murmurai-je au ciel, à un dieu absent, à la mémoire elle-même. Le silence me répondit, lourd et oppressant.
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Les jours se fondirent en une brume intemporelle. Le monde continuait, mais il était creux, un décor de théâtre où les acteurs avaient oublié leurs répliques. Dans les cafés, les gens sirotaient des tasses sans arôme, leurs conversations réduites à des murmures sans substance. Dans les bibliothèques, les livres étaient des blocs de pages blanches, leurs couvertures dépourvues de titres. Les écrans diffusaient des images floues, des visages sans traits, des symboles qui semblaient se tordre lorsqu’on les fixait trop longtemps.
Je commençais à perdre des fragments de moi-même. Les mots que je prononçais – « amour », « douleur », « maison » – tombaient comme des pierres dans un puits sans fond. Ils n’avaient plus d’écho. Un matin, au rayon céréales d’une supérette, j’ai trouvé une boîte de Kellogg's Cornflakes, intacte, son logo rouge sang criant dans ce monde délavé. L’image me frappa comme un coup de poing : Anna, riant, des miettes sur le menton, un samedi matin d’hiver. J’ai pleuré, là, entre les étagères, tandis que la caissière, une jeune femme aux yeux de verre, scannait ma boîte sans un mot.
À l’extrémité ouest de la ville, là où les tunnels de métro s’effondraient dans des herbes folles et où l’industrie cédait le pas à une nature indomptée, je la vis. Une fillette, huit ou neuf ans, assise en tailleur sur un carton déchiré. Elle traçait des spirales dans la terre avec un bâton, ses mouvements lents, presque rituels. Ses yeux, d’un brun profond, brillaient d’une lumière ancienne lorsqu’ils croisèrent les miens. " Toi aussi, tu te souviens", me dit-elle, sa voix claire comme une cloche dans le brouillard.
Je tombai à genoux, la gorge nouée. " Comment t’appelles-tu ?" murmurai-je. Elle ne répondit pas. Au lieu de ça, elle me tendit un cahier usé, ses pages tachées de fusain, d’encre, et de larmes séchées. À l’intérieur, des noms. Des milliers. Des esquisses de visages, certains à peine reconnaissables, d’autres si vivants qu’ils semblaient respirer. Des fragments de poèmes, des bribes de rêves, des couleurs éclatantes griffonnées comme des cris. Elle avait réécrit le monde, ligne par ligne, pour qu’il ne s’efface pas.
Ses ongles étaient rongés jusqu’au sang. Une dent manquait à son sourire. Son sweat à capuche, trop grand, portait le mot « Écho » en lettres délavées, à peine lisibles. Était-ce son nom ? Ou un vestige, le dernier mot qu’elle avait arraché à l’oubli ? Je me suis assis près d’elle, et j’ai écrit. Le nom d’Anna. L’odeur de la cannelle à Noël. La douleur qui me transperçait le cœur la nuit où j’avais compris ce qu’était la solitude.
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Nous avons écrit jusqu’à ce que le crépuscule peigne le ciel d’un violet surnaturel, puis allumé un feu avec des brindilles et des pages de journaux vierges. Nous avons lu nos mots à voix haute, comme des incantations. Cette nuit-là, j’ai rêvé d’étoiles. Pas un ciel vide, mais un firmament palpitant, où chaque lumière était un nom, une histoire, un souvenir qui refusait de s’éteindre.
Nous sommes revenus, nuit après nuit. Parfois seuls, parfois accompagnés d’ombres qui ressentaient, sans encore comprendre. Ils arrivaient, attirés par une douleur qu’ils ne pouvaient nommer, tenant nos cahiers comme des talismans. Un homme, les mains calleuses, frappait un tambour fait d’un couvercle de poubelle, il avait baptisait ce dernier « Miséricorde ». Une femme peignait des spirales bleues sur le sol, des tourbillons de chagrin qui semblaient chanter dans le vent. Des enfants murmuraient des chansons, des mélodies brisées, comme s’ils invoquaient des noms oubliés.
Tous n’ont pas eu la force de rester. Certains fuirent, terrifiés par le poids de la mémoire. Je ne les jugeai pas. Se souvenir est une blessure qui ne cicatrise jamais. Mais ceux qui restèrent construisirent avec nous. Une chapelle, non pas de pierre, mais de débris – des boîtes rouillées, des miroirs fêlés, des cordes tendues où pendaient des bouts de tissu gravés de mots. Ce n’était pas un lieu saint, mais un lieu vrai. Un sanctuaire d’histoires.
Écho – ainsi nommée par tous – écrivait sans relâche. Son nouveau livre, un chaos de souvenirs, était un objet vivant, vibrant d’une vérité brute. Assis dans notre chapelle fragile, sous un ciel où les étoiles semblaient clignoter à nouveau, je compris :
L’oubli n’est pas une délivrance.
C’est le souvenir qui nous sauve.
Et dans chaque nom, chaque mot arraché au néant, nous renaissons.