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24 févr. 2023

727. Orage dans la cage


ORAGE DANS LA CAGE

Je préférais mieux quand on était sur la bibliothèque.

Les titres étaient tous alignés devant nous et on pouvait les lire à voix haute tous les soirs. On inventait des histoires et on les liait aux titres avec des nœuds d'écoute. Les histoires produisaient d'autres histoires avec de nouveaux titres. Il devenait difficile de dire quelle histoire provenait de l'enfant de quelle imagination et comment elle se connectait à l'un des livres sur l'étagère.

Tu te souviens quand on était sur la plage de Maraya Bay ? Putain on y était presque, le capitaine avait déjà fait monter les fûts de rhum depuis les fond de cale.
Puis, d'un instant à l'autre, on s'est tous retrouvés dans un sac de jute et trimballés jusqu'à cette enfoirée de bibeloterie à Port of Spain.

Nous n'étions plus qu'une bouteille parmi tant d'autres. Les navires étaient tous peints de couleurs chatoyantes et les capitaines avaient tous des noms différents, mais on s'est jamais sentis spéciaux, pas vrai ? Je me souviens que je me sentais mal parce que je voulais faire partie de quelque chose de spécial, mais on était toujours en solde de la même manière que toutes les autres bouteilles étaient soldées. Même lorsque les prix baissaient, on restait assis là pendant que les ricains s'arrachaient des t-shirts avec des mouettes dessus et des colliers de coquillages et le pire - le pire -

Les boules à neige.

Qu'est-ce qu'une boule à neige pouvait bien offrir que nous ne pourrions pas ?

… À part la neige ?

Nous proposions quelque chose de mieux. Aventures en haute mer et actes audacieux sur l'océan, le tout contenu dans une belle bouteille de verre.

Qu'est-ce qu'une boule à neige par rapport à ça ?

Secouez une sphère et regardez la neige tomber sur une plage miniature même si la neige fait jamais ça. Il ne neige jamais à Trinidad et Tobago. C'est pourquoi les gens venaient ici à la plage pour se dorer la pilule. La boule à neige est un mensonge. Ça ment et ça ment comme de la fausse neige et ça ment tout le temps.

Mais les gens…

Les gens gravitent autour des mensonges.

Surtout quand ils sont en vacances.

Surtout quand on dit à leurs gosses qu'ils peuvent acheter un article à la boutique de cadeaux de l'hôtel ou du casino et qu'ils se font crier dessus lorsqu'ils essaient de ramasser un galion dans une bouteille, car il pourrait se casser. Une boule à neige aussi peut se casser, mais elle est faite pour être retournée. Elle est destinée à être perturbée. Elle est conçue pour interagir avec quiconque décide de l'acheter.

Nous, on en demande un peu plus, pas vrai ?

Nous vous demandons de nous laisser vous raconter une histoire.

Lorsque le magasin a fermé ses portes et que le casino a été transformé en centre de distribution Amazon, on s'est retrouvés sur une table pliante avec une pancarte devant notre bouteille où qu'un vieux rasta d'ébène ridé comme un noyau de pêche avait inscrit "Achetez-moi, s'il vous plaît, Jah vous le rendra".

Même alors, nous étions les derniers pris.

Ils disent que de bonnes choses arrivent à ceux qui savent attendre, mais la bouteille qui a été prise juste avant nous a également attendu un bon moment avant d'être choisie, et cette autre a été fracassée contre un mur de briques par un jeune ado très en colère qui, vous savez, fumait de cette merde chimique en provenance de Carthagène.

Nous avons été choisis - j'aime penser que c'est le cas - par une charmante canadienne âgée qu'a certainement pas tué son mari. Elle nous a sélectionnés, nous a ramenés chez elle dans son pays loin là-bas, nous a soigneusement nettoyés, puis elle nous a placés sur une étagère. Elle avait toujours voulu décorer sa maison avec des articles nautiques, mais son mari aujourd'hui décédé détestait cette idée. Jusqu'à sa disparition, il lui avait interdit d'apporter chez eux quoi que ce soit qui ressemble à un navire, à un pirate, à un perroquet, à une jambe de bois, à une étoile de mer ou à un morceau de carte marine menant vers l'île au trésor englouti.

Heureusement pour nous, il était déjà parti depuis longtemps lorsque la femme plus âgée est passée près de la table branlante sur laquelle nous étions placés afin que nous puissions à la place être placés sur une étagère très stable devant des bouquins aux titres tels que "Comment tuer votre mari" et "N'ayez plus peur de tuer votre mari" ou "Les célèbres tueuses de mari qui s'en sont toutes tirées et vous le pouvez aussi" !

Nous nous sommes tellement amusés à essayer de déchiffrer où ces titres énigmatiques pouvaient mener.

Nous nous rassemblions tous sur le pont du rafiot et tissions des trames alors que la lumière de la baie vitrée ne se réduisait plus qu'à un filin. Ensuite, nous nous tenions debout au pied du mât de misaine pendant que l'orage en cage faisait rage tout autour de nous. L'éclairage d'un tourbillon de peinture jaune vif éparpillé contre le verre, les nuages sombres barbotant délicatement du bas du bouchon jusqu'au cul de la bouteille où la poussière s'accumulait.

Notre capitaine disait qu'un jour nous serions mis à l'eau. Peut-être pas dans un océan, mais dans un lac. Peut-être pas dans un lac, mais dans une baignoire. Peut-être pas dans une baignoire mais dans un bidet. Nous découvririons à quoi flotter pouvait ressembler. Ce plif et ce plouf si particuliers. La façon dont l'eau refroidirait la quille de notre rafiot et le fond de la bouteille. Notre capitaine, Marie Pétante, nous a un jour dit qu'elle avait vécu sur un navire comme celui-là une fois, mais elle ne nous donnera pas de détails. Elle nous raconte les souvenirs des typhons et des ouragans qu'ont frappé son cœur. Elle préfère tenir la barre et nous diriger encore et encore dans la tempête vers le cœur de l'orage.

Après la bibliothèque, nous avons été déplacés dans le salon et posés là où se trouvait l'urne funéraire du mari de la vieille dame. On sait pas trop où est passée l'urne, mais le garçon de cabine jure l'avoir vue dépasser de la corbeille à papier. La lumière du salon est bien meilleure que celle de la bibliothèque où elle déclinait trop vite. Dans le salon, elle baigne chaque fibre de tapis et chaque fixation murale. Cela dure comme si elle était investie dans ce qu'elle fait dans la pièce. Ou pour la pièce. Nous n'avons plus l'impression de traverser un tourbillon nuit après nuit. Au lieu de ça, nous nous sentons comme si que nous étions enfermés dans une tempête avec du soleil tout autour de nous.

Cette lumière du salon berce notre bouteille dans ses bras. Cela nous assure que nous briserons un jour le verre et les restes de liège et du bout rouge de l'étiquette de vente qui n'a jamais pu être gratté de la surface de la bouteille. Elle nous dit que nous méritons d'être baignés dans la lumière du salon. Que nous n'aurons pas besoin de titres donnés par d'autres, car nous créerons nos propres histoires en pleine mer. Et une fois que nous aurons vécu nos histoires, alors, et alors seulement, nous leur donnerons un titre.

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