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5 févr. 2023

719. Âmes foutues


ÂMES FOUTUES

" À quand remonte la dernière fois que tu t'es lavé ?" je demande en me pinçant les narines.
"Je me suis lavé hier", il me dit en reniflant son aisselle et en haussant les épaules.
"Tu me fous de ta gueule. Tu renifles pire que ce sac de merde que j'ai lourdé hier.
- Eh ben, peut-être que t'avais juste de la merde collée sous les narines quand tu l'as sorti", il me balance en se marrant.

Quel jour on est, je me demande. J'ai perdu toute notion du temps. On pourrait être lundi; ça pourrait être samedi. Peut-être que le temps s'est complètement arrêté, et ils ont peut-être même rebaptisé les jours en bas.

"Tu te rappelles quel jour qu'on est ? je lui demande.
- Comme de ma première tétée", il me dit, "je ne me souviens même plus de l'heure".
- Tu penses qu'ils ont encore des calendriers en bas?
- J'en doute. Ils ne sont probablement même plus là.

Ils feraient mieux d'y être encore.

"Ils sont probablement morts dans une merde apocalyptique auto-infligée juste après notre arrivée ici", poursuit-il, "je parie qu'il n'y a plus rien chez nous à part des squelettes et des cafards.
- Dis pas ça, je lui dis.
- Pourquoi pas? Ils nous ont envoyés ici. Ça fait combien de temps, maintenant ? 200 ans ?
- Je ne sais pas. C'est pour ça que je t'ai demandé la date."

Ça fait-il deux siècles ? Sommes-nous vraiment ici depuis 200 putains d'années ?

" Je pense pas que ça fasse 200 ans ", je lui dis, " je pense plutôt que ça doit faire une centaine. Peut-être.
- N'en sois pas si sûr, 3078. Il y a une raison pour laquelle ils nous ont pas donné d'horloge.
- M'appelle-pas par mon putain de numéro de détenu! Je t'ai dit mon nom. C'est Bernard. Appelle-moi Bernard.
- D'accord, Bernard, eh ben, je maintiens que ça fait 200 ans, et ils sont tous morts, et on est les prochains."

Ils nous ont envoyés ici avec suffisamment de provisions pour durer une vie prévisible et ils nous ont donné un pistolet avec deux balles. "Juste au cas où", ils ont dit. Juste au cas où que nous ne pourrions plus tenir et que nous nous tuions pour leur éviter les ennuis. Pas comme s'ils avaient pas essayé, je pense en me frottant le bras.

" Qu'est-ce qui te manque le plus ?" C'est une conversation que nous avons eue de nombreuses fois, mais sa réponse ne change jamais.
" L'extérieur me manque. Ça me manque de sortir et de sentir le vent sur mes joues.
- Moi, c'est les gens me manquent.
- C'est ce que tu dis toujours. Bordel, Bernard, qu'est-ce qui te manque chez eux ?
- Ils sont pas comme toi. Ils étaient juste différents. Maintenant, on fait que se regarder tous les deux. Aujourd'hui, je sais même plus à quoi ressemblaient les autres.
- Tu te souviens encore de son nom ? demande-t-il en souriant à la table.
" Marlène, Marlène Duroc. Et toi?
- Christophe Raveneau.
- Tu penses qu'ils se souviennent encore de nous, là-bas ?" je demande, plus pour moi que pour lui.

"Je pense qu'ils sont tous crevés."

Il s'appelle Thierry. Je m'appelle Bernard. Il a assassiné de sang-froid un garçon de quatorze ans – il a dit que c'était juste pour " s'amuser". J'ai violé une fille de quinze ans - je peux pas oublier son nom.

" T'as des remords ?" je lui demande, connaissant une fois de plus la réponse.
"Non. Et toi?" me dit-il, sans lever les yeux, toujours souriant.
"Parfois.
- C'était bien ? Je veux dire, je sais qu'elle s'est défendue. Mais c'était bien ou pas ?"

Oui. Ça avait été super bonnard. C'était cool qu'elle se soit débattue – j'avais trop aimé ça. J'avais kiffé quand elle m'avait mordu et griffé le visage avec ses faux ongles en acier. J'avais surtout adoré la façon dont elle avait crié. Il y avait eu tellement de trouille dans ses yeux que j'aurais pu venir rien qu'à la regarder.

"Tu sais que je vais pas répondre à ça," je lui dis, "je l'ai jamais fait. Ça fait cent ans que tu me la poses et j'ai jamais répondu à cette question.
- Petite fiotte," me dit-il, "j'ai adoré tuer le mien. C'est la différence entre nous, 3078. Ce que j'ai fait, c'était rapide. Ce que tu as fait, c'est resté avec elle pour toujours.

Ah, nous y voilà. Voilà le débat sur la moralité.

" Je m'appelle Bernard," je le corrige encore une fois, " t'as buté quelqu'un, Thierry. T'as privé quelqu'un de son existence. La famille de ce pauvre gosse s'en est probablement jamais remise. J'ai laissé vivre la mienne. Je l'ai laissée continuer à avoir une vie.
- Et quelle vie! Elle s'est probablement suicidée.
- C'est son choix." je rétorque froidement.

" C'est ce que tu dis toujours, mais tu lui as pas laissé le choix. Tu lui as niqué sa vie.
- Je sais."

Thierry et moi avons grandi dans des régions différentes. Il a un profond accent corse. J'ai grandi dans le Nord. À l'époque, nous faisions tous les deux partie d'un groupe de test expérimental réservé aux détenus. Ils nous ont donné des coups en échange d'une moindre peine. Je faisais face à la guillot-laserine - Thierry s'attendait à la même chose. Si nous acceptions l'expérience, nous aurions tous les deux la "vie sauve" en prison. Quelle ironie.

"Tu pues vraiment", je lui dis pour changer de sujet.
- Ouais, ben toi aussi.
- Ça risque pas, je me suis lavé ce matin.
- On s'en fout. Qui se soucie de ce que nous sentons ? Je suis le seul à te sentir, et tu es le seul à me sentir. Qui qui va se plaindre si on sent pas la rose ?
- Moi, je vais me plaindre." je lui dis, "Si je dois être coincé avec toi, j'ai pas envie de rester coincé avec ta merde.
- Trop tard. Tu y es déjà."

Il a raison. Je suis coincé avec lui. On m'a coincé avec lui. Je ne pense pas qu'il se lave, jamais. Je pense qu'il est juste assis là, à mijoter, à transpirer et à suppurer, rien que pour me faire chier.

" Si on arrivait à s'en sortir, c'est quoi la première chose que tu ferais ?
- Je pense que j'irais faire un tour, je prendrais un bon bol d'air puis je me tirerais une balle. Et toi?
- Le dernier truc, tu peux le faire tout de suite. Choisis autre chose.
- C'est ce que je ferais. En finir une fois pour toutes. J'ai rien d'autre en stock. À ton tour.
- J'irais me bouffer une moule-frite. Et des fricadelles. Et du coq à la bière. Je me procurerais de la vraie bouffe - tous mes favoris. Et je mangerais jusqu'à gerber. Je dégueulerais tout et puis je boufferais encore.
- C'est stupide, gamin.
- M'appelle pas gamin." 

Thierry pense que parce qu'il a dix ans de plus que moi, je suis un gamin. On a le même âge depuis depuis plus d'un siècle. Nous nous ressemblons toujours. Nous ne pouvons même pas garder une trace du temps en comptant le nombre de rides sur nos visages. J'avais vingt-quatre ans quand j'ai violé Marlène. Il avait trente-quatre ans quand il a tué le jeune Christophe, et nous sommes toujours pareils à nous-mêmes.

"Tu peux le faire maintenant, tu sais," je continue, "Ils nous ont donné une arme à feu exactement pour cette raison.
- Ils nous ont donné une arme parce qu'ils pensaient qu'on allait péter les plombs au bout d'un mois en orbite. Ils pensaient qu'on allait nous entretuer rapidos. Ils n'avaient pas prévu qu'on vivrait aussi longtemps. Ils sont tous morts, de toute façon.
- C'était humain de leur part. Ils nous ont refilé le flingue afin qu'on puisse en finir à notre façon. C'était un geste humanitaire, Thierry.
- C'était surtout leur façon d'absoudre leur responsabilité. Ils nous ont condamnés à mort ; putain, ne l'oublie jamais.
- Comment je pourrais l'oublier!"

Ils ont essayé. Bien sûr, ils nous ont pas ligotés sur une planche ni découpés en tranches, mais il y a eu tellement d'injections - et les effets secondaires. À un moment donné, après une injection, j'ai eu l'impression que tout mon corps était en feu et que mon palpitant allait me lacher. J'ai été ramené dans ma cellule, hurlant de douleur, et les matons m'ont ignoré. Je me suis évanoui et je me suis réveillé couvert de plaies suintantes. Ils m'ont même pas emmené à l'infirmerie - ils m'ont laissé assis là, saignant et bouillant sur moi-même, jusqu'à la prochaine série d'injections plus tard dans la semaine. Chaque fois, j'espérais que le poison qu'ils me donnaient serait le dernier, mais ça ne l'a jamais été. Thierry ne parle jamais de ce qui lui est arrivé pendant les procès. Je sais pas si on nous a donné les mêmes concoctions, mais, dans les crevasses de ses coudes, il a les mêmes marques brutales que moi - violettes et gonflées, nous marquant comme des cobayes.

" Tu sais, ils peuvent pas tous être morts. Une fois qu'ils ont compris qu'ils nous avaient donné l'élixir de jouvence, je suis sûr que la moitié de la planète s'est jetée sur  cette merde.
- Et je suis sûr qu'ils se sont tous ennuyés. Tout comme nous. Et je suis sûr qu'ils se sont tous étripés comme des poissons dans les rues.", dit Thierry en se levant de table.
" Où que tu vas?
- Qu'est-ce qu'y a, tu te prends pour ma mère, maintenant ?" il me dit en poussant sa chaise derrière lui.

Peut-être aussi bien, en tous cas, pas plus mal. Thierry a toujours été du genre cynique – ça ne l'a jamais quitté, ce qu'est pas mon cas. On était assis ici, au début, furieux. On essayait de se connecter à la base avec le système de communication, mais ça n'a jamais fonctionné. Une fois qu'ils nous ont balourdés ici, avec le plein de rations, une arme à feu et une éternité de punition, ils sont plus jamais revenus. Peut-être qu'ils sont tous morts. Je me lève pour le suivre, mais il se retire dans les toilettes – probablement pour chier tous les rebus de notre bouffe de merde.

"Tu te souviens des coups où qu'on est devenus fous?" dis-je en riant et en m'appuyant contre la porte des chiottes.
- Putain, 3078. Tu peux pas laisser un mec chier en paix? On est piégés ici comme des requins dans un aquarium. tu peux pas me lâcher la grappe cinq minutes?
- C'est toi qu'a pété les plombs le premier", je continue, "tu m'avais réveillé d'un sommeil profond, déclamant et délirant comme un fou, tu voulais ouvrir le sas et plonger la tête la première dans l'espace. T'as presque réussi. J'ai sauté sur ton dos et je t'ai plaqué au sol. J'ai dû t'envoyer je sais plus combien de baffes dans la gueule pour te ramener à la réalité.
- Y a pas de réalité", me fit-il en tirant la chasse d'eau.

" Quelques jours ou semaines ou je sais plus combien plus tard, j'ai pété les plombs à mon tour. J'ai attrapé le flingue et j'ai commencé à l'agiter, menaçant de nous tuer tous les deux.
- Tu l'aurais pas fait. T'es un violeur, pas un tueur." et son rire sardonique me fait grincer les ratiches.

Je l'aurais fait. Je nous aurais tués tous les deux. On est devenus fous trop de fois pour que je les compte. À un moment donné, on est resté éveillés pendant des jours, divaguant de manière incohérente. Thierry a utilisé un marqueur et a écrit sur le mur de la salle de bain pendant un de ses accès de folie - il a griffonné des phrases cryptées et dessiné des figures de bâton. Il s'y est enfermé pendant trois jours, et j'ai dû pisser dans le l'évier de la cuisine pour me soulager. Je me suis tranché les poignets dans la salle de bain avec un morceau de plastique aiguisé, et Thierry a maintenu mes plaies fermées jusqu'à ce qu'elles coagulent - me disant tout ce temps que j'étais un "connard". Je l'ai trouvé en train de pleurer sur sa couchette une nuit, et je me suis glissé sous sa couvrante à côté de lui et il m'a demandé de lui tenir la main. Il a dit: "Nous n'étions pas censés vivre comme ça - aussi longtemps."

Mon cynisme et mon angoisse se sont évaporés depuis longtemps pour être remplacés par quelque chose proche de la complaisance. Je sais pas depuis combien de temps que nous sommes ici, à nous disputer pour nous nettoyer et à entrer et sortir de la folie sur la pointe des pieds, mais, quelque part en cours de route, c'est devenu normal. 
Je me réveille, vais aux toilettes et je me lave, et je prends place à table. Je discute avec Thierry du sujet du jour. Nous cuisinons nos "repas" et mangeons, et nous essayons de nous donner le plus d'espace possible - ce qui n'est pas beaucoup. Nos aménagements de vie sont au mieux minimalistes - deux petites chambres de la taille d'un placard sans porte, une cuisine de fortune et une salle de bain sans douche ni baignoire.

"Hé," m'appelle Charles derrière la porte de la salle de bain, "Quand c'est la dernière fois que tu t'es branlé?"

Quelle question de malade.

"Je sais pas", je lui dis en faisant mine de réfléchir.
"Je m'en souviens pas non plus", il me dit, une pointe de tristesse dans la voix.
"Ce n'est plus vraiment important", dis-je, principalement pour moi-même.
"Dit le type qui s'est retrouvé ici pour avoir violé une mineure", me dit-il en se marrant.

Quel sens de l'humour.

"Tu peux te dépêcher ? Je dois entrer. Je sais pas. J'ai pas besoin d'utiliser le chiotte. J'ai juste besoin de m'isoler.
- Fait chier. C'est ce que j'essaie de faire, casse-couilles.
- Vraiment? T'essayes de te masturber maintenant ?" 

Je me retire dans la cuisine, luttant pour effacer l'image mentale de mon esprit. Il y a un endroit sur la table où Thierry a essayé de compter nos journées - il est arrivé à 465 avant de s'arrêter. Je suis du bout des doigts les entailles peu profondes et j'essaie de me souvenir de mon dernier jour sur Terre. Il faisait froid, probablement l'hiver. J'étais en prison depuis cent ans et quarante-deux jours. Ils ont déchiffré la formule de l'immortalité avec nous, mais ils ne savaient pas quoi faire de nous après. Nous occupions des biens immobiliers, consommions des ressources – alors, ils ont décidé de nous balourder dans l'espace, à deux, pour finir nos éternités. Quand ils nous ont annoncé la nouvelle, la plupart des détenus que je connaissais s'étaient déjà suicidés. Ils n'ont jamais tenté de les en empêcher. En fait, je pense qu'ils les ont aidés – probablement en leur glissant des objets pointus ou en leur donnant des draps supplémentaires pour qu'ils se pendent.

Thierry sort de la salle de bain avec un air déçu sur le visage.

"Tu penses pas que ta bite a cessé de fonctionner après tout ce temps?" 
Il s'assied, frottant ses cheveux gras dans ses mains. "Je sais pas. Je me suis pas encore posé la question. Quand on est arrivés ici, je le faisais au moins deux fois par jour. Je voulais être sûr que tout fonctionnait encore. J'ai arrêté, et maintenant ma bite marche plus." 
Il semble sincèrement triste, alors j'essaie de lui tendre la main. 
"Pourquoi tu dois toujours être aussi bizarre ?" me dit-il en reculant.
"Je suis désolé que ta bite ne marche plus.
- Rien à foutre. Hé, alors comment penses-tu qu'ils soient tous morts là-bas ? Âge de glace? Réchauffement climatique?" Il sourit, c'est bon signe.

"Je ne sais pas. Je pense pas qu'ils soient tous morts. Peut-être que rien n'a changé.
- C'est pas le cas. La planète n'est plus qu'un terrain vague.
- Comment que tu peux en être si sûr?" 

Je commence à m'agiter.
 
"Parce qu'un groupe de connards pour les droits de l'homme les aurait forcés à nous rapatrier à l'heure qu'il est."

Il a raison.

"Peut-être qu'ils pensaient qu'ont était allés trop loin pour être sauvés.
- C'est ce genre d'attitude pleine d'espoir qui va te pourrir le cerveau de l'intérieur", il me dit en s'adossant à sa chaise.

"Tu dois être le mec le plus cynique que j'ai jamais rencontré," je commence, sentant mon visage devenir tout chaud, "Chaque jour, on a cette même conversation. Tu racontes les mêmes conneries. Tu penses qu'ils sont tous morts. Tu penses qu'ils voulaient qu'on se tue dès qu'ils fermeraient ce module. Tu penses qu'en bas, c'est plus qu'un terrain vague.
- Te moque pas de moi", dit-il en se penchant en avant, " tu racontes aussi la même merde tous les jours. T'es comme un disque rayé, sauf que tu sais même pas que t'es plus en état de marche. Tu continues à jouer la même merde, en boucle, en pensant que c'est un putain d'album."

Je me lève pour aller aux toilettes et il essaie pas de m'arrêter. On se dispute comme un couple d'homos. Nous sommes à peu près comme un couple marié. Thierry était marié quand il a tué le jeune Christophe - il m'a parlé de sa femme à plusieurs reprises. Elle voulait pas qu'il s'inscrive aux tests expérimentaux. Elle l'a soutenu tout au long de son procès. Elle "l'aimait", même s'il était un monstre. Il a tué Christophe par "ennui". Il s'est tenu devant le jury et a juré qu'il ne ressentait pas un gramme de remords.

Ce qu'il ne sait pas - ou ce dont il se souvient pas - c'est qu'au cours d'un de ses épisodes "fous", il m'a dit la vérité. Le jeune Christophe avait harcelé sa femme. Il l'avait menacée, disant qu'il allait venir au milieu de la nuit et la violer. Il l'avait traquée, laissant des notes sur le parebrise de sa voiture pendant qu'elle était au boulot. 
Elle n'a  jamais porté plainte contre ce minable ni tenté de défendre son mari avec cet argument. Thierry pense qu'elle a fermé sa gueule parce qu'à un moment donné, elle a probablement eu une aventure avec ce gosse à la mode Brigitte Macron. Elle a peut-être couché avec lui. Elle aurait pu penser qu'il était "mignon" et jouer le jeu - jusqu'au jour où elle ne voulut plus jouer avec lui et les affections de l'ado se firent plus violentes. Thierry a retrouvé le gosse au parc avec ses amis, a sorti une arme à feu et l'a abattu à bout portant - devant tous ses copains. Il n'a pas évoqué la vérité parce qu'il avait trop peur qu'elle puisse la nier, lui donnant ainsi raison - que sa femme avait vu un garçon mineur et ne savait pas quoi faire lorsque l'affaire avait tourné au vinaigre.
Quand je ressors des chiottes, Thierry est toujours assis là, fixant le plafond, plongé dans ses pensées.

"Je suis désolé de t'avoir harcelé.", je lui dis.
"T'es pire qu'une tafiotte", il me dit, fixant toujours le plafond.
"Ta femme te manque-t-elle?" Je sais que la question va l'agiter.
"Plus rien ne me manque. Sauf l'extérieur.
- T'es sûr que rien d'elle te manque ? Son parfum ? Son rire?
- Je me souviens même plus à quoi elle ressemblait."

Menteur.

"J'ai jamais eu de petite amie stable. J'arrivais pas à faire en sorte que les filles s'amourachent de moi", dis-je en prenant place à table.
"Probablement parce que tu étais zarbi, dit-t-il en renifflant.
- J'étais pas bizarre. J'étais sensible.
- C'est pour ça que t'as violé Marlène ?" 

L'entendre prononcer son nom me donne la chair de poule.

"Je vais pas répondre à ça."

Je l'ai violée parce qu'elle était là. De nous deux, c'est moi le véritable monstre.

"Hé, tu crois pas que si on s'entretue, une alarme se déclenchera et ils renverront notre putain de capsule sur terre?
- Probablement pas. Ils ne sont jamais venus vérifier comment que ça se passait ici. En plus, je suis même pas sûr que le système de communication fonctionne encore.", et, pour une fois, je peux sourire à son humour noir.

"Ce que j'en dis, c'est que si nous sommes encore ici dans cent ans, nous testons cette théorie", me sourit-il, regardant enfin le plafond.
"On se fait un pacte de suicide?" je propose en riant directement du ventre.
"N'appelle pas ça un pacte, mec, ça semble stupide. Plutôt une promesse. Je te tue ou tu me tues, peu importe. Puis l'autre se tue.
- C'est un pacte de suicide", les rires ne s'arrêtent plus maintenant, "Nous sommes ici depuis deux cents ans selon ton estimation, et tu veux conclure un pacte de suicide maintenant?
- Ouais. Si t'es d'accord, t'as tout simplement qu'à me serrer  la putain de paluche ?" Il tend la main par-dessus la table, se joignant à mon rire.

" Bien sûr, Thierry. Je vais te tirer une praline ou c'est toi qui me tireras dessus, peu importe. Puis celui qui reste se fera sauter la cervelle."

Voilà où qu'on en est. Nous nous apprêtons à conclure un pacte suicidaire d'une poignée de main en pleurant de rire.

" À une condition", je précise en m'essuyant le coin des yeux.
- Quoi encore, qu'est-ce tu veux?
- Que t'ailles te laver et que tu me vires cette odeur de merde si tu veux que je te serre la poigne !"

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