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1 nov. 2022

683. La Grosse Gorda


 
La Grosse Gorda

Un coup à la porte d'entrée.
"Qui qu'est là?" Des perles de sueur coulaient déjà le long de ma colonne vertébrale. Quelqu'un avait-il entendu quelque chose ?
" C'est moi, Marylou. Yann. Est-ce que Pierric est là ? J'ai besoin de lui emprunter le couteau à citrouille.
- Il se repose." C'était techniquement vrai. En plus, j'en pouvais plus de me retourner comme une crèpe sur mon matelas. Et mieux valait m'en tenir au moins à des demi-vérités. "Je vais te chercher le couteau."

Je me suis précipitée vers la cuisine. Le couteau était dans l'évier, un liquide rosé dégoulinant toujours du manche, malgré toute l'attention que j'avais mise à bien le frotter. Je l'essuyai soigneusement et le portai à Yann, enveloppé dans un torchon propre.
" Fais attention, il est incroyablement pointu," je lui ai dit en pressant le paquetage à travers la fente de la porte entrouverte.
"Exactement ce dont j'avais besoin. Sculpter une citrouille pour les petits-enfants. J'y serais jamais arrivé avec mon vieux Laguiole. Couper la peau de citrouille, c'est comme couper de la chair et des os, parfois je--
- Kenavo, Yann." J'ai fermé la lourde et je l'ai verrouillée. Il aurait été là pendant des heures à se vanter de ses petits-corniauds ou de ses talents de sculpteur de citrouilles ou encore à me rappeler sa victoire à plate couture lors de la dernière compétition de culture de citrouilles géantes, quand Goliath, sa gourde géante, avait devancé celle de mon Pierric, la Grosse Gorda 3ème du nom pour le trophée du Finistère.

J'étais putride, couverte de monceaux de merdasse orange, rouge et verte. La baignoire était maintenant la pépinière de semis de citrouille à Pierric. Des dizaines de minuscules plantes en pot jaillissant de leurs gousses dans l'air torride de la salle de bain, poussant leurs petites gueules vers la lumière. Combien de fois, après avoir aidé Pierric toute la journée dans le jardin, que j'avais souhaité pouvoir prendre un bain ? Et que j'avais dû me contenter d'une crénom de douche...

Je mets mes vêtements tachés dans la cuve à lessive. Pierric avait transformé la buanderie en spa pour bébés citrouilles. Toujours dans leurs pots, ces semis naissants qui semblaient prometteurs mais encore en manque de couleurs étaient placés devant le séchoir tourné à basse température où ils recevaient une dose d'air chaud et humide semblable à celui d'un sauna pour les raviver. Ceci était suivi d'un bain dans la cuve à lessive avec quelques bouchons du tonique spécial aux algues concocté par Pierric. Je me souvenais pas de la dernière fois que j'avais fait la lessive sans tomber sur des sacs d'engrais ou marcher accidentellement sur un précieux nouveau venu.

Ça fait trente ans que Pierric m'a montré pour la première fois cette petite maison avec son immense cour arrière toute plate "Pour tous les enfants qu'on va avoir". J'étais alors sa seule citrouille bien-aimée. Au fur et à mesure que les années passèrent et qu'aucun bébé n'arriva, nos vies se sentirent de plus en plus vides. Tout fut un jour bouleversé lorsque Yann, notre voisin de trois portes plus haut dans la rue, vint nous montrer un article de journal.

Il y avait le large visage souriant de Yann lui-même au-dessus d'une monstrueuse citrouille orange, ceinte comme une reine de beauté avec un ruban de satin bleu et or. Il agrippait un trophée d'une main et serrait la main du maire de Perros-Guirrec de l'autre. Une visite de l'arrière-cour de Yann a suivi. Elle était pleine d'énormes légumes gonflés, enveloppés de vignes épaisses comme une corde avec des vrilles, comme des tire-bouchons de géants. L'œuf d'or était ce prix insaisissable, une première dans le Festival annuel de la plus grosse citrouille d'Armorique.
Pierric n'a plus jamais été le même à partir de ce jour fatidique. Il voulait ce prix. Il a transformé notre arrière-cour en carrés de citrouilles. Il a déterré mes précieuses roses et les a déchiquetées sans ménagement dans son nouveau broyeur qu'avait coûté une blinde..

Des camions ont livré des monticules de compost fabriqués à partir de sous-produits de rebus de poisson puants venus tout droit des conserveries de Douarnenez  et du sang et des os de porc laissés par les abattoirs de Guingamp. On a même fait des excursions jusqu'au zoo de Pont-Scorff, non pas pour profiter des animaux, mais pour récupérer de la bouse d'éléphant gratuite. Pierric aimait expérimenter l'efficacité de différents types de caca. Les vers de terre prospéraient dans la terre riche et les champignons poussaient quand il pleuvait. C'était pire que de vivre à côté du cimetière où ce qu'on enterre les égoutiers.

À chaque petit succès dans les concours d'élevage de citrouilles, l'obsession de Pierric était alimentée.

Pierric a vendu notre confortable 504 familiale pour financer l'achat d'un petit camion. Seulement deux places à l'avant pour les passagers, le grand plateau arrière entièrement dévolu au transport exclusif des engrais et des citrouilles. Sur le côté, Pierric avait peint "Le Roy de la Citrouille".

J'étais l'inverse de Cendrillon. Ma voiture s'était transformée en citrouille et mon prince s'était fait la malle depuis longtemps.
Certaines épouses sont veuves à cause de la chasse, du moins le week-end. Certaines sont veuves à cause des exigences de la carrière d'un mari qui travaille plus pour gagner plus. D'autres le sont neuf mois par an quand leurs maris sont marins comme celui d'Yvonne notre voisine. Moi, j'étais veuve à cause de l'obsession pour les citrouilles de mon enfoiré de Pierric.

J'ai essayé, vraiment. Un soir, alors que nous étions assis ensemble à dîner, frissonnant parce que les radiateurs étaient tous dans notre salle de bain transformée en germoir, j'ai essayé d'amuser Pierric avec des blagues sur les citrouilles. Pierric, avec ses relents de gènes irlandais, avait aussi un faible pour les jeux de mots.

" Comment qu'on appelle ça quand six énormes gourdes puantes te tombent sur la tête ?"
Pas de réaction.
"Mort de six trouilles !" je gloussai, toute fière de moi.

Pierric était absorbé par son magazine "L'éleveur de citrouilles", un mensuel.

Une fois qu'il était devenu clair qu'il n'y aurait pas de bébés du genre humain dans notre maisonnée, Pierric cessa simplement d'essayer de semer ses graines de poireau dans mon jardin. 
Vu que les seules choses qui poussaient dans la cour étaient des citrouilles, il y avait un manque d'abeilles pour polliniser les fleurs qui produisaient le fruit de la citrouille. Les fourmis ont aidé bien sûr, mais ça prenait beaucoup de bébés citrouilles avant que les plus faibles ne soient cruellement écartées pour aider les géantes en plein essor à devenir aussi grosses que possible. Le Pierric a dû aider à fertiliser les citrouilles en pollinisant à la main les fleurs femelles avec le produit mâle. Au printemps, les nuits au clair de lune, Pierric plaisantait "Je sors juste fertiliser les citrouilles." Peut-être que c'était pas une plaisanterie. L'équivalent du champ de citrouilles d'une orgie romaine lui prenait plusieurs heures et il revenait toujours les traits tirés et l'air plutôt épuisé, pour ainsi dire le teint quasiment cadavérique.

Je pensais pouvoir le tenter et pourquoi pas le ravigoter avec une blague osée.
" Pierric, quelle est la différence entre une partie de jambes en l'air et la sculpture de citrouille ? 
- ---
- Tu me donnes ta langue au chat ? Ben dans une partie de jambes en l'air, t'es pas obligé de vider toutes les graines de tes six couilles."
Ça le fit pas rire du tout. il poussa un grognement et sortit de notre chambre.

À nos débuts, sans enfants et avant les citrouilles, les week-ends avec Pierric impliquaient un voyage à la campagne, où nous séjournions dans de charmantes auberges et passions notre temps à faire de la randonnée. Parfois, nous trouvions une berge de baignade isolée où nous jetions nos vêtements et plongions. Il y avait des pique-niques avec du fromage et du cidre dans des bols appropriés, suivis d'une sieste au soleil. Nous nous tenions la main, et parfois, un souvenir si lointain maintenant, nous nous embrassions passionnément comme des adolescents, nous roulant sur la couverture de pique-nique.

Maintenant, nos seules sorties étaient aux foires aux citrouilles. Pierric insistait pour que nous dormions dans le camion, au cas où qu'un concurrent viendrait durant la nuit pour saboter notre citrouille. Pourtant, il y eut de bons moments, comme quand la citrouille à Pierric gagnait le gros lot. Il était tellement heureux et fier qu'il me payait une coupe de champagne et un plat à emporter.

Après notre mariage, nos photos de mariage et les photos encadrées de nos divagations étaient à l'honneur sur le buffet. Sur notre table de chevet se trouvait une photo dorée de notre mariage. Moi, dans ma longue robe de dentelle blanche, le visage resplendissant d'amour et rayonnant d'espoir pour notre avenir. Pierric, incliné sur moi d'un air protecteur, jeune et beau.

Peu à peu, Pierric se mit à remplacer toutes nos photos par celles de la vie de la première Grosse Gorda, de sa petite enfance à sa célèbre victoire finale à la foire départementale. Il y en avait une de Pierric pointant du doigt une petite Gorda, allaitée dans sa paume, attachée à la tige de sa mère et à peine plus grosse qu'une pelote à épingles. Ensuite, Gorda bercée dans les bras de Pierric, encore un bébé en age de citrouilles mais déjà de la taille d'une adulte bien formée. Son visage avait cet air incrédule et surpris du père d'un nouveau-né. Enfin, Gorda adulte, écharpée de son ruban de gloire, Pierric rapetissé en contraste et tenant le trophée en l'air.

Qu'est-ce qui m'a fait craquer ? Rien de bien précis, c'est juste arrivé.

Pierric était absent. J'avais emmené le camion au supermarché, ignorant comme d'habitude les badauds perplexes sur le parking. Pierric avait ajouté un autre panneau au camion. "Ô ma citrouille !" c'était marqué. Retour à la cuisine pour préparer le dîner. La mijoteuse était déjà sur la gazinière et j'ai pensé, peut-être que Pierric nous prépare un petit plat pour le dîner ? J'ai soulevé le couvercle dans l'espoir de sentir le parfum d'un ragoût de bœuf. C'était un tonique végétal. Du compost de champignons, de la tourbe, des pelures de banane et des poissons très morts et très pourris.

Je suis sortie dans le hangar, ramassant le couteau à citrouille au passage. En acier damascus, tranchant comme un rasoir, Takamura Hana importé direct du Japon, m'avait dit Pierric, des anciens fabricants d'épées de samouraï. Ça coûtait plus cher que la Stihl, notre tronçonneuse motorisée, m'a-t-il dit, mais ça tient tellement mieux dans la main.

Dehors, dans la masse de verdure jusqu'aux genoux, j'ai commencé à tailler. Tellement satisfaisant. Des coquilles de citrouille craquantes comme des noix, de la bouillie de citrouille qui vole, des vignes réduites en mélasse verte. Le couteau était si tranchant que même les graines étaient coupées en petites rondelles. J'ai tournoyé encore et encore comme une derviche dans un mixeur - slash, wouish, squouish - surprise par ma propre force.

Un cri surnaturel. Pierric venait de se pointer.

" Qu'est-ce tu fous ? Non mais qu'est-ce tu fous ?" Il a chargé vers moi. J'ai continué à couper. J'avais atteint la Grosse Gorda, quatrième du nom et j'étais prête à la réduire en soupe de potimaron.

Pierric se jeta sur elle, pour lui offrir sa protection, me tournant le dos. C'était trop tard. Le couteau était en déjà entrain de descendre. Il traversa Pierric, l'empalant raide mort sur la Grosse Gorda, quatrième de sa lignée.

Étrange, je me sentis d'un froid clinique. Que faire ? J'ai fait une liste dans ma tête. Laver le couteau dans l'évier, javelliser les taches de sang. Mettre en marche la broyeuse. Tirer le corps de Pierric dans le cabanon. Malheureusement, j'allais devoir utiliser la tronçonneuse pour obtenir des pièces suffisamment petites pour les faire rentrer dans la machine. Le couteau était juste un peu trop personnel.

Douche maintenant ou après la broyeuse ? Plutôt après. Arracher les vignes endommagées. Vider le contenu de la broyeuse sur le sol. Ratisser ce contenu. Bien bêcher la terre pour que toute cette merde disparaisse bien dans le sous-sol. Planter peut-être quelques roses, mais surtout planter beaucoup de nouvelles citrouilles.

Je suis sûre que ça fera super plaisir à mon défunt Pierric.

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