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23 nov. 2022

693. Esclaves des horloges


ESCLAVES DES HORLOGES

Telle une tortue, la vieille femme sortit la tête et boitilla sur son balcon. Appuyée à la rambarde, elle jeta un coup d'œil dans la rue. Personne ne passait. Rien ne se passait. Elle se tenait là tel un ficus trop arrosé en appui sur son tuteur dans un chemisier et un pantacourt noir ressemblant à ceux que portaient les Viêt-Congs. Pendant ce temps, il fumait sa clope à la fenêtre de l'appartement et soufflait la fumée dehors pour ne pas irriter Julie ; elle l'était déjà suffisamment avec les gosses.

La vieille femme tourna les talons, leva les yeux et examina la façade blanchâtre de son appartement avec une apparente inquiétude. C'était triste de la regarder. Épuisée par l'effort physique ou visuel, elle baissa bientôt la tête, les yeux fixés sur le sol du balcon.

Perdu dans ses pensées, il tira une dernière bouffée, aussi goulument que la première et comme que si c'était sa dernière, il écrasa le mégot, ramassa le cendrier sur le rebord de la fenêtre et  remarqua, en se retournant, que la vieille femme avait levé sa canne pour gratter le mur de sa façade avec le bout de cette dernière. D'un mouvement lent et qui devait lui coûter une blinde de calories, elle s'efforçait de gratter ce qui devait être une tache ou une minuscule toile d'araignée. En tout cas, la vieille parut satisfaite ou alors elle y renonça, car, avec une lenteur inquiétante, elle réintégra sa gigantesque coquille à la surface blanchie à la chaux.

Le lendemain, la même scène fut offerte à son regard blasé, et le surlendemain pareil. La vieille femme sortait, grattait le mur du bout de sa canne puis regagnait sa carapace de tortue. Cela le fit penser à ces horloges tyroliennes dont sort une figurine en faisant 'coucou', fait demi-tour sur elle même puis retourne dans son chalet alpin et répète le truc toutes les fois que sonne l'heure d'aller prendre l'air.

Avec le mouvement d'horlogerie à l'esprit, il attrapa le cendrier sur le rebord de la fenêtre et retourna à sa réalité quotidienne.
" T'as fini avec ta drogue ?" lui lança Julie, sa femme.
Il se  répétait une ou deux fois par semaine qu'il fallait qu'il envisage d'arrêter de fumer. Il ne lui répondit pas. Il savait comment esquiver une dispute.
" As-tu fait la vaisselle ?
- Oui, avant de fumer ma clope.
- Allons au parc; les enfants grimpent aux murs. Amenons les à l'aire de jeux."
Ils étaient en vacances, mais pris dans un train-train dans l'axe central duquel les enfants se nichaient : tout tournait autour d'eux.

Ils passèrent sous le balcon de la vieille dame, le solarium en carapace de tortue. Il imagina l'intérieur de la maison : une télévision allumée et les commérages, les foutaises et les mensonges sur la chaîne info ; sur la table, un pilulier à douze compartiments et un verre d'eau.

Quand l'horloge murale l'ordonnait, léthargique et silencieuse, la vieille femme sortait gratter la surface de sa folie. Elle était prisonnière d'un temps hors du temps :  Elle vivait hors d'elle-même. Et la vérité est qu'il en faisait autant. Il n'était pas propriétaire de sa vie, et Julie encore moins. Les jumeaux oui, mais seulement en partie, ils finiraient aussi enfermés dans des horloges murales. Le temps d'un temps immonde, qui vole et exaspère comme un moustique bourdonnant près de vos tympans.

" Traversez pas sans regarder !" cria Julie. " Jérôme, combien de fois je t'ai dit de regarder des deux côtés avant de traverser !"
Il ne supportait plus ces jeux de mots. Il s'alluma une clope.

" Allez, vous deux, marchez juste devant moi ! Cyrile, viens te moucher !"

Il pensait que ces vacances auraient été différentes. Sept ans plus tard  - le même nombre d'années que les jumeaux -, ils s'étaient éloignés de la plage de Sète, mais, à l'intérieur, à l'ombre des montagnes, il se sentait plus enfermé que jamais dans la répétition continue.

Tout le monde a une limite, à quelle distance était-il de la sienne ? Il pensait que dix heures au volant l'auraient éloigné de ses problèmes existentiels ; mais non : en dépit de la clarté des lacs alpins, l'abîme était plus noir de ce nouveau point de vue . Ses rêves : évanouis ; les jumeaux : conflit insoluble de sentiments contradictoires ; l'amour conjugal : brouillard dissipé à l'aube du désenchantement mutuel.

Il souffla une bouffée de fumée et repensa à la vieille bonne femme. Il visualisa comment elle lacérait le mur du bout de sa canne. Elle et ses déchirures étaient les mêmes que les siennes et ses cigarettes. La même poussière d'étoiles emprisonnée dans le temps. La même envie furtive de quitter à jamais leurs carapaces de tortues.

Il parait que l'auteur de "La conjuration des imbéciles", plongé dans la misère faute de trouver un éditeur de son vivant, avait laissé un mot à sa mère avant de se suicider. Lui n'avait pas eu ce genre de courage, alors il avait dû abandonner son rêve d'être un scribouillard professionnel. Il pressentait un combat sans merci, une existence instable et solitaire, un combat contre le rejet et la folie qui pouvait bien ou mal finir.

Maintenant il le regrettait; Il avait justifié sa peur de l'échec avec ses gosses, l'hypothèque, le besoin qui prévalait de gagner un salaire décent tous les mois. Comme c'est facile pour nous les lâches, la société de consommation nous attrape par les couilles et nous force à nous résigner, mais la vérité est que nos fardeaux sont auto-imposés, le prix que nous payons pour ce confort et ce supposé bien-être qui presque toujours entraîne un renoncement et une plaie purulente.

Julie s'approcha de lui et lui prit la main. Leurs doigts entrelacés dénotaient la complicité ; ils étaient un spectacle furtif qui certifiait leur union aux yeux du monde.
" C'est bien ici", lui fit-elle, comme dans la pub de vente et location de cette boîte immobilière. " Hein dis ?"

Il tenta de lui rendre la pareille, mais incapable de saisir son enthousiasme apparent, il lui sourit  d'un air mélancolique.
" Oui," lui dit-il  pour renforcer sa performance pathétique.

Elle était satisfaite et concentrée sur la surveillance des enfants, dont les impulsions innées les poussaient à se rebeller. Il ne put s'en empêcher, il se senti à nouveau gouverné par une force d'assujettissement; Il sentit que ses pieds n'étaient plus les siens, que ses pas étaient pris par quelqu'un d'autre, que ses pulsions de révolte s'éteignaient, des échos qui palpitaient désormais dans la poitrine de ses enfants.
Julie était la paysanne, il était le chien de berger et les jumeaux étaient leurs moutons, mais la vérité est qu'ils remplissaient tous la même fonction, ils étaient les mécanismes intégrés dans des horloges pressantes, des automates programmés pour se connecter aux différents systèmes dans lesquels tôt ou tard, ils avaient succombé.

Au moment où nous enterrons nos rêves, nous devenons des morts-vivants, les figurines animées des horloges du genre de celles qui grattent les façades ou fument des clopes sur leurs balcons.

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