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14 déc. 2023

843. Le Diable se cache dans les détails

 

LE DIABLE SE CACHE DANS LES DÉTAILS

J'avais seize ans lorsqu'ils ont trouvé les six corps sous le sol de notre salon. Je suis pas du genre à partager des détails personnels – surtout parce que j'ai tendance à parler et à en dire trop – mais je pense souvent à cette nuit. Habituellement, je suis juste en train de ramper dans mon lit, dans cette période entre éveil brumeux et repos profond. Et pour être franc, j'ai jamais été le plus grand dormeur de toute façon. C'est la nuit que je suis le plus productif. Par conséquent, je passe beaucoup de temps à regarder le plafond, à me demander si ce sera le soir où je dévoilerai tous les détails désordonnés à un journaliste qui essaie de faire les choses en grand. Mais ensuite je pense : les médias se sont déjà amusés avec ma famille. Et leurs reportages exubérants, à tort ou à raison, ont valu ma réputation dans les livres d’histoire lorsque j’ai eu dix-sept ans. 

Si je devais remettre les pendules à l’heure, ça ressemblerait à quelque chose près un peu à ça : je peux pas oublier ce son. C'est l'une des choses les plus obsédantes de cette nuit là, la chose dont j'arrive pas vraiment à me débarrasser. Et ça m'a suivi toute ma vie. 

Bang. Bang. Bang bang bang...
C'était un poing à notre porte d'entrée, qui cognait sans cesse. 

Cela a envoyé des ondes de choc du haut de ma tête jusqu’au bout de mes orteils. J'ai eu des sueurs froides, réalisant que le tourbillon de lumières bleues devant ma fenêtre, associé aux coups frappés sur la porte ne pouvait signifier qu'une chose : les bourres, les cognes, la police. 

Ma mère, notoirement connue pour pouvoir dormir même dans le vacarme le plus assourdissant, se précipita dans le couloir. Et à travers l'entrebâillement de ma porte, je pouvais la voir debout en haut des escaliers, la main contre la poitrine. Elle portait sa chemise de nuit rose soyeuse préférée, celle qui effleurait le sol lorsqu'elle marchait. Elle avait toujours l'air de flotter quand elle la portait. Mais à ce moment-là, elle trainait derrière elle telle une furie. 

Bang. Bang. Bang bang bang...

Ma panique ne réussit pas à tenir ma curiosité à distance ; Je sautai hors de mon paddock et me dirigeai vers la porte. Je regardai dehors, attendant la suite. 

La voix de ma mère fut la première à briser le silence pesant. " Qu'est-ce que c'est que ce tapage ? Qu'est-ce que vous voulez ?", dit-elle. Puis vint une série de phrases qui se fondirent – parlant de mon père, d'où qu'il se trouvait, ma mère se demandant s'il avait eu un accident, puis une voix ferme demandant qui était à la maison. La détresse de ma mère s'éleva d'une octave supplémentaire. Elle exigea qu'ils appellent leur supérieur pour qu'elle puisse lui parler directement. Je l'avais jamais vue aussi en pétard qu'à ce moment là. 

Je regardai par-dessus la rampe et je vis deux gendarmes – encadrant ma mère – dans l'entrée. "Vous n'avez pas le droit", criait ma mère. L'un des flics lui marmonna quelque chose. Ensuite, elle m'appela, moi et mon petit frère, Jonas. 

Je voulais pas descendre les escaliers ; lorsque la police se pointe, c'est toujours mauvais signe. Et j'étais pas prêt pour une mauvaise nouvelle.

"Tout va bien", me fit l'un des deux pandores en levant la main vers nous et en nous faisant signe de descendre au rez-de-chausée. Avec mon frère sous le bras, je descendis les marches. 

Et j'entrai direct en enfer sans passer par la case départ. 

Ils tendirent une embuscade à mon père quand il rentra à la maison et lui mirent le grappin sur le paletot dès qu'il eut franchi la porte. Mon pauvre padre n'avait même pas remarqué les deux voitures de gendarmerie garées dehors parce qu'il avait passé les dernières heures à s'imbiber le gésier de pastaga.

Pendant que Jonas regardait la téloche dans le salon, je me faufilai hors de la pièce, je descendis le couloir et je me positionnai devant la porte de la cuisine. Pour une raison qui m'échappe, les flics avaient pensé que le meilleur endroit pour interroger mon paternel était l'endroit où nous prenions nos repas. 

" Dites-nous où sont les corps, Rémy", dit l'un des pandores. 
- Je sais pas", répondit mon père. Mais sa voix le trahissait – il ne pouvait cacher ses tremblements.

Un grognement de mots incohérents, puis une voix plus claire : " Avez-vous au moins un mandat pour être ici ?" La voix de ma mère. Elle avait regardé un peu trop de séries télé à la con au fil des ans. " C'est une visite et un interrogatoire raisonnable, faisceau d'indices conséquent", lui répondit l'autre flic d'une voix beaucoup plus grave. " On n'en a pas besoin lorsque quelqu'un représente une menace imminente pour la société. 
- Putain, mais vous me connaissez. On se voit souvent au PMU. Puis vous connaissez ma famille ", déclara mon père, sa voix hésitant sur le mot « famille ». 

" Pour l'amour de Dieu", cria ma mère. " Ne dis plus un mot, Rémy, appelons un avocat tout de suite." 

" Rémy. Nous connaissons tous le genre de boulot que vous faites. Et compte tenu des circonstances, nous ne pouvons pas regarder ailleurs simplement sous prétexte que nous nous connaissons." 

Mon père était un scientifique – c'est ce que je disais aux gens qui ne comprenaient pas le jargon de l'industrie. Mais pour ceux qui le connaissaient vraiment et connaissaient son travail à la fac, il était un expert en sciences médico-légales et humaines. La médecine légale, pour être précis. Il passait ses journées à enseigner aux gens les composés chimiques, le nettoyage et l'évaluation des cadavres, ainsi que les techniques appropriées pour préserver les preuves. C'était un homme brillant et un professeur extraordinaire. Je peux le dire ; je suis son gosse. Et il m'a tout appris.  

Et si quelqu’un savait comment se débarrasser d’un corps, c’était bien lui. 

Au cours des 12 derniers mois, sept étudiants de l'école de police avaient disparu. Dont quatre avaient été directement inscrits à son séminaire médico-légal chez nous à domicile. Les mêmes visages qui apparaissaient aux informations du soir s'étaient trouvés chez nous. Ils avaient passé du temps sur notre porche. Ils s'étaient envoyés des cannettes de bière ou du vin tout en discutant de scènes de crime locales. Ils avaient mangé à notre table. J'en avais même vus étudiant dans le hamac suspendu entre deux saules dans notre jardin. Mon père avait même été vu en train de trinquer avec ses étudiants au bar des Gaulois en face du terrain de rugby. Si ce n'était pas déjà clair : mon père aimait ses élèves. Les adorait, en fait. Au point qu'il les traitait comme ses propres gosses. Même si que c'était pas le cas. 

" Pensais-tu vraiment que les gens ne le remarqueraient pas, Rémy ?" lui demanda un des deux flics.

Tout le monde l’avait remarqué, pensai-je. Comment aurait-il pu en être autrement ? 

" Dis-le-nous" , plaidèrent-ils. " Il est temps , où sont-ils ? Nous devons les ramener à leurs familles. Tu n'as plus besoin de garder ce secret, Rémy." 

Je dois admettre que même si 20 ans se sont écoulés depuis cette nuit, leur certitude à ce moment-là me fait encore bouillir le sang. Ils avaient tellement confiance dans leur accusation et si peu de preuves à apporter. Parce que, soyons honnêtes, une relation étroite avec un étudiant est un fil assez lâche lorsqu'il s'agit de lier ça à un meurtre. Qui plus est avec sept meurtres. 

Malheureusement, mon père était à la limite pour garder des secrets. 

" Ils sont sous le sol du salon", finit-il par lâcher. 

À ce moment-là, je suis tombé en avant et je me suis étalé sur le sol de la cuisine. J'avais oublié à quel point le loquet de cette porte était faible. Et je paierais cher ma curiosité. Parce que même si je regardais les carreaux noirs et blancs – en espérant être invisible – je pouvais sentir le poids de son regard sur moi. Et quand j'ai levé les yeux, nos regards se sont croisés. 

Je ne pouvais plus respirer, je ne pouvais plus forcer mes poumons à se dilater. C'était ça. C’était ce moment-là, la fin dont je savais qu’elle allait arriver. Ses yeux me disaient la seule chose que j'avais besoin de savoir. 

Les détails de cette soirée ont été déformés et redéformés par les médias. Tant d'histoires, si peu de précision. Ce qui est ironique étant donné que les nouvelles sont censées se conformer au plus haut niveau de vérité. Mais je suppose que je devrais leur accorder un peu de grâce. Ils ne sont que des humains, et les humains se trompent. 

Mais je m'éloigne du sujet. 

Mon père n'a jamais prononcé un autre mot. Ni au commissariat. Ni durant le procès. Et certainement pas pour moi. Mes derniers moments avec mon père se sont déroulés en observation, pendant que la police démontait la maison de mon enfance. Pendant qu'ils extrayaient six corps des profondeurs de nos fondations.

Vous savez ce qui est drôle ? La culpabilité dans ses yeux se transforma en choc. Et cela me fit réfléchir : n’avait-il pas prédit que les choses se passeraient ainsi ? N'est-ce pas la fin qu'il imaginait – ma mère le quittant, notre maison détruite, la présence de son fils alors que tout s'écroulait ? S'inquiétait-il de l'homme que je deviendrais s'il était reconnu coupable ? 

J'ai eu tant de questions. Une question très importante – mais je ne pourrais pas la poser ce soir-là. Il n'a pas fallu longtemps au jury pour le condamner – seulement trois semaines. Les empreintes digitales, les fibres des vêtements et les permis de conduire cachés dans notre sous-sol suffisaient à le mettre en prison à vie, sans libération conditionnelle. 

Et les journaux se plaignirent que ça avait été trop facile – que mon père était le tueur le plus négligent, mais aussi le plus intelligent, que notre pays ait jamais connu. C'était comme s'il avait voulu se faire prendre. Un journaliste déclara qu’il était, et je cite, " le seul scientifique instruit et expérimenté doté d’un talent pour le meurtre et les erreurs enfantines. Il aurait été incapable de nettoyer de son museau les traces poudreuses, accablantes et marron d'une cuillérée piochée dans le pot de Banania et avalée à la sauvette dans le dos de ses parents." 

Soyons clairs, mon père n'était pas idiot. Il n’était ni enfantin ni impulsif. Il était gentil, chaleureux et exigeant. Il a été présent tout au long de ma vie, se présentant à chaque conférence parents-enseignants, match de rugby et concert de chorale. Il a toujours fait preuve d'un grand respect pour mes intérêts, m'encourageant à essayer tout et n'importe quoi, même si c'était un peu étrange. Comme quand je lui avais dit que je voulais un kit de taxidermie et qu'il m'en avait acheté un dès le lendemain. C'était un bon père. Pas un monstre. La seule chose dont il était coupable était de passer trop de temps avec ses élèves. Au point où il avait commencé à manquer les dîners familiaux. Et les événements scolaires. Puis les anniversaires. 

Mais les tabloïds ne veulent pas entendre parler de cette joyeuse merde. Ils veulent découvrir les aspects les plus sombres d’une tragédie familiale. Ils implorent d’entendre parler des signes avant-coureurs, des nuits tardives. Comment il protégeait les secrets de son travail, conservant les détails de son ouvrage quotidien comme un précieux morceau de verre soufflé. Ils voulaient en savoir plus sur ces nuits où mon père m'avait surpris dans son laboratoire, en train de fouiner et de jouer avec ses produits chimiques et ses outils. Ou la panique dans ses yeux quand il me voyait jouer dans son espace sacré. Un endroit que je n’ai jamais eu le droit d’explorer seul.

Ou alors ils auraient pu être plus intéressés par la façon dont il détestait quand je passais trop de temps avec ses élèves. Comment je posais tant de questions, comment je m'étais rapproché de plus en plus de jeunes hommes qui avaient deux fois mon âge. Ce détail aurait certainement fait la une des journaux à sensation. 

Mais je n'ai jamais accordé d'interview à la presse. En fait, je n'ai jamais parlé à personne de mon enfance, ni de ce qu'il en restait après que ma mère soit tombée dans un état de dépression catatonique et que mon frère soit parti vivre avec mon oncle. Considérant la rapidité avec laquelle les gens se sont retournés contre mon père et à quel point ma vie avait implosé, j'ai pensé que la meilleure façon de rester sous le radar était de garder les lèvres serrées. Et une fois que j’ai eu 18 ans, j’ai déménagé de l'autre côté du pays tout près de la Suisse. J'ai changé de nom - et de sexe aussi dans une clinique helvétique. J'ai teint mes cheveux. Organisé une nouvelle vie. 

Mais une nouvelle identité n’efface pas la vérité. Cela ne peut pas tuer la biologie ni effacer le garçon que j'étais. Que je suis . On ne peut échapper à l’histoire dans des cas comme celui-ci. Et mon histoire m'a interpellé. Encore et encore. Même après m'être uni avec Yannick mon mari, avoir adopté deux enfants et avoir commencé un nouvel emploi d'assistant(e) médical(e), je pensais toujours à mon autre vie. Avant de devenir cette trans nommée Jennifer. Après vingt ans, j’ai senti cette petite question me tarauder. 

Un vol et 73 minutes d'Uber plus tard, je me trouvai juste à l'extérieur de la prison qui détenait l'homme que j'appelais autrefois mon père. Toutes ces années sans échanger un seul mot – je ne pouvais même pas être sûr qu'il accepterait même de me voir. Mais ensuite je me suis souvenu de l'homme qu'il était, à quel point il m'aimait et adorait être père. 

Je me suis forcé à bouger et j'ai ouvert la porte. Je me suis inscrit au bureau des visiteurs et j'ai attendu. J'ai attendu que le garde sorte et me dise qu'il me verrait. Les heures passaient sans un mot, ce qui érodait ma confiance. Mais juste au moment où que j’étais sur le point de me lever et de sortir, la porte s’est ouverte et j’ai été introduit. 

La pièce était petite, chaude à cause d'une mauvaise circulation de l'air. Cela sentait la sueur et le métal, avec une touche d'eau de Javel et de soude caustique. Je suis sûr que mon père détestait le tourbillon de produits chimiques incompatibles. Je ne pouvais certainement pas le supporter, mais j'ai ravalé ma fierté et je me suis assis sur la seule chaise en métal disponible. Quelques instants plus tard, de l'autre côté de la paroi de plexi, il entra d'un pas nonchalant.

Son regard était fixé sur le sol, mais je pouvais distinguer les signes de vieillissement sur son visage, sans doute dus au stress et au temps passé près des murs moisis. 

Je me suis penché en avant, j'ai décroché le combiné de l'interphone. J'ai attendu qu'il en fasse de même. Et quand il l’a fait, il m’a finalement regardé. 

Tellement d'années. Tant de souvenirs entre nous. Et une seule question. 

"Alors papa," commençai-je, " tu t'es jamais demandé où ce que j'avais caché le septième corps ?"

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