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15 juil. 2023

791. Six secondes d'Éternité

 

SIX SECONDES D'ÉTERNITÉ

" La première étape," dit doucement le vendeur, " consiste à choisir lequel de nos forfaits 'Au-Delà' correspond le mieux à vos besoins."

Gaspard regarda fixement l'éventail ahurissant de vignettes devant lui : 'Millennium Plus', 'Douze mois parfaits plus que parfaits' et 'Le top du top des six minutes du monde de votre vie' étaient tous tout aussi déroutants. " Peut-être pourriez-vous me présenter certains de vos best-sellers ? " se hasarda-t-il.

" Bien sûr que plus que bien sûr, Monsieur." La déférence et le sourire qui l'accompagnaient étaient juste un tout petit peu trop parfaits – presque posés, pourrait-on dire sans être sûr de pas se tromper. Là encore, 'Au-Delà S.A.' était actuellement en tête du peloton en matière de soins post mortem : d'innombrables célébrités avaient vanté l'entreprise et la valeur des actions doublait presque chaque semaine.

" Nous fonctionnons sur une structure pyramidale, pour ainsi dire", commença le vendeur.
Notant l'expression dubitative sur le visage de Gaspard, il se dépêcha de clarifier. " Je ne parle pas d'un système pyramidal, bien sûr – nous ne vous demanderons pas de vendre quoi que ce soit ou de recruter de nouveaux membres. Nous avons beaucoup trop de succès pour ça. Non, ce que je veux dire, c'est une sorte de pyramide du temps, si vous voulez, avec une base de dix millénaires diminuant progressivement jusqu'à six secondes au sommet. L'expérience devient plus personnelle au fur et à mesure que l'on monte, d'où la diminution rapide de sa durée.
- Mais je vois que c'est le même prix pour dix mille ans et pour six secondes.", objecta Gaspard. " Tout ça n'a aucun sens."

Le vendeur soupira. " Vous payez pour la qualité ou pour la quantité, Mr. Meuzan – vous ne pouvez pas avoir les deux. Maintenant, pourquoi ne pas mettre le casque et tester vous-même des exemples du programme ? Après tout, vous n'achèteriez pas une nouvelle voiture sans l'avoir d'abord testée, n'est-ce pas ?"

Gaspard accepta de poser sur son nez les lunettes audio 3D proposées et les glissa sur ses yeux. Rien ne se passa. "Pourquoi que ça marche pas ?" demanda-t-il
- Si vous voulez bien simplement toucher du doigt le bouton 'Démarrer' sur l'écran, Monsieur, le programme vous guidera au travers des dix possibilités pour vous permettre de choisir l'expérience 'Au-Delà' optimale pour le moment où vous en aurez besoin."

Tu veux dire quand que je serai mort, se dit Gaspard. Et pourquoi pas ? De nos jours, personne n'avait plus besoin de cesser d'exister une fois que son corps avait cessé de fonctionner. L'époque de la congélation cryogénique était révolue depuis longtemps et la prolongation de durée de vie de la mémoire était la nouvelle voie à suivre.
Dix millénaires semblaient être une aubaine pour le prix proposé. Il toucha l'écran qui flottait en l'air devant lui et attendit de voir ce qui allait se passer.

C'était comme s'il regardait une vidéo accélérée. Au début, il ne vit rien d'autre qu'une noirceur totale, puis un brillant éclat de lumière brisa la noirceur d'encre et parsema le ciel d'innombrables étoiles. Il concentra son attention sur un astre qui semblait briller moins vivement que les autres et se retrouva à dégringoler vers lui, attiré par une force inconnue.
De son point de vue dans le firmament au-dessus de la surface, il regarda la terre stérile se fissurer et des sources jaillir, se gonflant progressivement pour devenir des rivières et des océans. La végétation se mit à pousser là où la terre était arrosée : des plantes et des arbres fleurirent ; des bois et des forêts commencèrent à parsemer la planète. 
Ensuite, la vie commença à grouiller dans l'eau : il remarqua des arthropodes, puis des crustacés et des poissons qui se déplaçaient sous les vagues. Au bout d'un moment, des créatures rampèrent hors de la mer jusqu'à la terre ferme, leurs membres prenant forme au fur à mesure de leur progression. Certains des lézards se précipitèrent dans la forêt; d'autres s'étendirent sur des rochers ; et un autre groupe fléchit ses puissantes pattes antérieures en ailes et s'envola dans le ciel. 
Peu à peu, les lézards forestiers évoluèrent en sous-espèces, différant par leur taille et leur forme. Certains chassaient les plus petits, tandis que d'autres se contentaient de grignoter de l'herbe et des feuilles, mais au fur et à mesure que la température se refroidissait, les créatures s'évanouissaient en poussière.

" Si vous choisissez notre forfait 'Déca-Millennium'", commença une voix off pétillante, " vous pourrez voir dix mille ans de l'histoire de notre univers en temps réel. Imaginez être témoin du 'Big Bang' ou regarder la vie commencer lentement à évoluer. Veuillez noter que vous ne serez qu'un spectateur dans ce processus et que vous ne pourrez interagir avec aucune des créatures que vous verrez. L'évolution humaine se produit progressivement sur une période d'au moins six millions d'années, vous devez donc réfléchir attentivement où vous souhaitez vous placer dans l'histoire si vous choisissez cette option."

Cela ressemblait à dix millénaires où il ne s'était potentiellement pas passé grand-chose. L'option des dix siècles était-elle meilleure ? se demanda Gaspard en appuyant sur l'écran devant lui.

Encore une fois, le temps sembla filer. Des gens mal fagotés (des serfs ? des paysans ?) vaquaient à leurs occupations, labourant des champs et construisant des villages qui se transformèrent progressivement en petites villes puis en villes. Ce n'était pas terriblement excitant. Ce n'est qu'à la fin de l'échantillon que Gaspard commença à reconnaître des personnes et des lieux dont il se souvenait depuis sa plus tendre enfance. " Bonté divine !" s'exclama-t-il, stupéfait. " C'est tante Agathe ! Mais elle est morte il y a des années !   
- Selon vos préférences personnelles," interrompit la voix off comme si elle était activée par son commentaire, " vous pouvez choisir d'inclure votre propre durée de vie dans le délai imparti. Veuillez noter que vous ferez l'expérience de la vie exactement comme elle l'était la première fois. Notre technologie de pointe récupérera vos souvenirs cachés et oubliés pour garantir que tout est une copie exacte de la vie que vous avez vécue."

Gaspard ôta les lunettes de son museau et toisa le vendeur d'un air accusateur. " Vous voulez dire que je viens de revivre toute ma vie et puis c'est tout ?
- Dans le cadre de vos dix siècles choisis, oui," répondit la forme de vie artificielle. " C'est un pack assez populaire -
- Vous devez être en mesure de m'offrir quelque chose de mieux que ça." Quel était l'intérêt de prolonger sa vie si la majeure partie de cette dernière était passée à regarder une sorte de Netflix cosmique avant de vivre et de mourir exactement de la même manière qu'il l'avait fait auparavant ?

"Si vous vouliez essayer les autres échantillons gratuits, Monsieur..."

Et donc Gaspard demanda au programme informatique de lui montrer ce qu'il allait vivre pendant dix décennies, dix ans puis un an. 
Dix décennies, ce n'était pas sa tasse de thé, décida-t-il. Vraiment, c'était exactement comme l'option des siècles, sauf qu'y avait moins de soupe à regarder avant de revivre sa vie – dix fois. Douze mois par contre...

" Alors je peux choisir n'importe quel mois ?" demanda-t-il.
- Tous  les douze mois à compter de votre propre expérience, monsieur. 6 pour la moitié du prix. Beaucoup de gens choisissent de revivre les six premiers mois de leur mariage – alors qu'ils traversaient encore leurs périodes de 'lune de miel', pour ainsi dire." Un rire gêné accompagna ce commentaire. " Et vous aurez cent répétitions de votre choix pendant douze mois consécutifs avant que le programme ne s'efface."

"Et si j'essayais l'option six semaines ?" Gaspard pensa qu'il pouvait voir un schéma émerger.

" Mille répétitions."

C'était mieux comme ça, se dit-il en se léchant les babines. Mais quelles six semaines choisirait-il ? Ces deux semaines de plongée aux Seychelles avaient été incroyables, mais elles avaient été précédées d'une période de travail incroyablement stressante ; puis, une semaine après leur retour à la maison, il avait découvert que Marie avait eu une liaison – avec Gilles, son copain, son poteau. Il ne pouvait pas avoir les Seychelles sans éviter l'enfer du travail des semaines précédentes ou la douleur et le chagrin des semaines suivantes.
 
"Alors, je suppose que l'option de six jours permet dix mille répétitions, alors?"

Il pouvait choisir les six meilleurs jours de ses vacances ; sauf que, maintenant qu'il y repensait, il se souvenait d'avoir eu une attaque d'empoisonnement alimentaire à mi-parcours de leur séjour - il ne voulait pas revivre ça, et encore moins revivre ça dix mille fois. D'ailleurs, Marie avait semblé un peu distante, même alors. Elle devait se sentir coupable de cette liaison, même s'il avait supposé à l'époque que c'était plutôt dû au symptôme du débarquement prochain de ses anglaises qu'elle avait abondantes.

L'écran devant lui scintilla et une liste de spécifications apparut. Il avait raison : six jours à dix mille répétitions ; six heures cent mille fois; six minutes répétées un million de fois ; et, enfin, l'expérience 'Éternité' : six secondes en boucle continue jusqu'à la fin des temps.

Ce dernier forfait était ridicule : que pouvait-on faire en six secondes ? Mais six heures pourraient être une possibilité. Et s'il choisissait le jour de son mariage avec Marie ? Il pourrait l'épouser cent mille fois, et à chaque occasion, elle le regarderait dans les yeux et lui promettrait de l'aimer pour toujours. 
Il commença à travailler sur les horaires. Le mariage devait commencer à onze heures, bien qu'il ait été à l'église bien avant cela, attendant nerveusement dans son costume du matin, terrifié à l'idée qu'elle puisse changer d'avis à la dernière minute et le laisser tomber devant l'autel. Elle n'était pas arrivée avant onze heures vingt-cinq - presque une demi-heure de retard - mais tout le monde avait souri et avait dit que c'était la prérogative de la mariée et n'était-elle pas ravissante - même Gilles, son garçon d'honneur, le lui avait confirmé -  et il n'aurait jamais pensé que Marie l'eut trouvé particulièrement attractif jusque là.

Peut-être devrait-il commencer les six heures à partir du moment où qu'il s'était retourné et l'avait vue remonter l'allée dans sa direction - une vision de la perfection en satin et dentelle blanc cassé sans compter la lingerie fine qui devait se trouver en dessous ? Onze heures et demie, une heure pour le service, puis ils avaient eu des photos après - sauf qu'il s'était mis à pleuvoir comme vache qui pisse et que, de frustration, Marie avait jeté son bouquet à la gueule du photographe et s'était enfuie jusqu'à l'éclaircie. Voulait-il vraiment revivre sa colère des milliers de fois ?

Mais leur nuit de noces - c'était définitivement quelque chose qu'il revivrait avec plaisir encore et encore. La façon dont elle avait baissé les yeux quand il avait dégrafé sa robe et l'avait faite glisser autour de ses chevilles, dévoilant ce caraco aussi translucide que son voile de mariée, miam… Cela avait semblé un moment de pure perfection. Peut-être que dix minutes étaient tout ce dont il avait besoin après tout - il pouvait vivre sans la cérémonie de mariage tant qu'il pouvait apprécier le sentiment de savoir qu'elle était sienne et que rien ne pouvait l'éloigner de lui.

Un souvenir à moitié oublié ressurgit soudain. Alors même qu'il l'avait regardée, pris dans l'émerveillement de savoir que c'était sa femme et qu'il était sur le point de vivre la nuit la plus merveilleuse de sa vie, et trois secondes après le début de leur premier coït nuptial, on frappa avec insistance à la porte de la suite 'Lune de Miel' et l'un des huissiers, Michel, s'était excusé, expliquant que les costumes loués devaient être rendus au magasin le lendemain matin, et même si c'était techniquement le travail du garçon d'honneur de le faire, Gilles avait disparu avec l'une des demoiselles d'honneur et donc Gaspard devrait remettre son pantalon et aider Michel à retrouver le blazer manquant. À l'époque, il avait sincèrement pensé que sa nuit de noces avait été gâchée.

Peut-être pas ces dix minutes, alors. Devait-il choisir un moment antérieur dans leur relation, comme le moment où il avait proposé, ou la première fois qu'il l'avait embrassée ? 
Le problème était que, aussi merveilleuses qu'aient été chacune de ces expériences, il ne pouvait pas dire avec certitude qu'elles avaient été parfaites pendant l'intégralité des dix minutes qu'elles avaient duré. 
Quand il avait fait sa demande à Marie - la surprenant dans leur parc botanique local en se mettant à genoux et en lui glissant un élastique autour du doigt – elle avait pensé qu'il plaisantait. Rétrospectivement, il supposa qu'il ne pouvait pas la blâmer – après tout, un élastoc n'était pas aussi conventionnel qu'un diamant ; mais il avait honnêtement pensé qu'elle trouverait l'idée mignonne, ou du moins rigolote, sans parler de vouloir choisir elle-même sa propre bague de fiançailles. (Il savait à quel point elle était spéciale.) Il avait toujours le paquet d'élastiques vide maintenant, trente ans après qu'elle l'ait quitté, côte à côte dans un double cadre avec une photo de son doigt portant la "vraie" bague. Stupide, vraiment, d'être si sentimental.

Son esprit plongea plus loin dans le passé. Même leur premier baiser n'avait pas été sans problème. Il avait tout planifié avec tant de soin, garant sa voiture devant la maison de ses parents à la fin de leur premier rendez-vous et se penchant pour l'embrasser, ne réalisant pas qu'elle essayait de détacher sa ceinture de sécurité à ce moment-là. Il s'était pris le crâne à Marie en pleine poire et, pendant un instant, il avait cru qu'il s'était pété la mâchoire. Elle avait insisté pour l'emmener à l'intérieur et lui faire une poche de glace avec un sac de petits pois surgelés enveloppé dans un torchon ; et tandis que le geste l'avait rassuré sur le fait qu'elle tenait à lui, le baiser qu'elle lui avait ensuite déposé sur le front lui avait semblé plus platoné que passionnique.

C'était peut-être pour ça que les choses n'avaient pas marché entre eux, pensa-t-il maintenant. Ses sentiments pour elle avaient toujours été plus intenses que les siens pour lui. Dès l'instant où il l'avait vue pour la première fois, à travers une pièce bondée, il avait su qu'elle était faite pour lui. Ces six secondes où il s'était simplement tenu debout et l'avait reluquée, conscient que c'était la fille qu'il voulait épouser, étaient probablement les plus heureuses de sa vie. Si seulement il avait pu s'arrêter ici et maintenant - avant qu'il ne la connaisse plus profondément ; avant qu'elle ne lui brise le cœur.

Et c'est alors qu'il sût. S'il y avait un moment parfait qu'il voulait revivre pour l'éternité, c'était bien celui-là.

" Ahem." Le vendeur toussa discrètement. " Si Monsieur veut continuer...
- Non. J'en ai assez vu, merci." Gaspard retira ses lunettes une seconde fois et les rendit à l'androïde. " Je pense que je vais opter pour le pack 'Éternité' après tout.
- Très bien Monsieur. Et avez-vous sélectionné le moment précis que vous vouliez ?"

Gaspard hocha la tête.

" Alors je vais juste vous câbler, monsieur, afin que nous puissions récolter cette mémoire pour vous."

Alors que des doigts presque humains attachaient des diodes souples à son crâne, Gaspard prit une profonde inspiration, conscient que son rythme cardiaque s'était accéléré. Et puis il fut de retour dans le passé, levant les yeux de sa conversation avec Gilles pour voir entrer une belle femme plantureuse de l'autre côté de la pièce. " Bonté divine, qui est cette divine beauté ?"
Gilles haussa les épaules. " J'en sais rien, mon pote, mais putain, qu'est-ce qu'elle a l'air bonne !."

Mais déjà Gaspard savait, sans l'ombre du moindre doute, que c'était la femme qu'il voulait épouser.

Il allait contempler pendant six secondes sa taille de guêpe, le mouvement de ses hanches parfaites et le balancement de sa poitrine resplendissante pour l'éternité. 
La boucle idyllique d'un chouette gif animé.

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