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1 juil. 2022

633. Oubliez-pas de vous souvenir...



Voilà qui allait faire mal. Ça avait été douloureux avant et ça allait l'être encore. Mais rien de ce dont on a besoin pour survivre n'est jamais gratuit. D'une manière ou d'une autre, il y a toujours un prix à payer.

Lisa se réveilla en nage. La sueur perlait à son front.
"Ramène-moi à l'intérieur. Je peux le supporter." Elle se massa le front en espérant que ses mains tremblantes apaiseraient les braises de sa migraine naissante.
"Lisa, tu ne peux pas. Les niveaux d'acétylcholine qui traversent ton cortex cérébral sont… " Kévin s'arrêta. "Si tu y retournes, tu ne te réveilleras peut-être pas.
-Je connais les risques." Elle se réinstalla sur le sommier en métal et plissa les yeux vers les projecteurs brillants qui lorgnaient au-dessus de sa tête.
"Lisa, s'il te plaît.
- Fais le."

Kévin laissa échapper un soupir de défaite tandis que ses mains s'élançaient sur la console avec une précision réservée. Il arracha et tailla des fils tentaculaires et les replanta dans les prises voisines. À chaque nouvelle connexion, la pièce vibrait de plus en plus fort. L'odeur douceâtre de la lavande engloutit Lisa toute entière. Cela l'étouffa de lourdes vapeurs et sa vision se brouilla. La douleur refit surface.

Elle se réveilla en nage une fois de plus. La sueur perlait toujours sur son front, la migraine maintenant en pleine érection. Ses yeux s'ouvrirent d'un coup et elle chassa les étoiles argentées qui embrouillaient sa vision.
"Essaie à nouveau. Je pense que nous avons presque réussi."

Il n'y eut pas de réponse.

Kévin n'était plus là. Le laboratoire n'était plus là. La piqûre froide du sommier métallique contre son dos n'était plus là. Au lieu de ça, elle se retrouva bercée dans l'étreinte chaleureuse d'une couette en peluche brodée de jacinthes tourbillonnantes.
La couette de sa fille.

La chambre était telle qu'ils l'avaient laissée. Le bruit de la circulation pénétrait par la fenêtre laissée entrouverte pour soulager la chaleur estivale. Du coin de l'œil, elle vit une silhouette franchir le pas de la porte et sortir de la pièce.

Était-ce possible ?

Des larmes se coincèrent dans la gorge de Lisa. Elle se précipita vers la porte, espérant au mieux avoir encore de l'espoir. Le vrombissement lointain des moteurs de voitures s'intensifia.  

Lisa courut dans le couloir, ignorant la douleur sourde dans son genou, et sortit dans le salon. Dans un coin se blottissait une fillette, le dos tourné, fouillant dans leur vieille collection de cassettes vidéo. Des larmes coulèrent sur les joues de Lisa. Elle se précipita en avant, prit la fillette par les épaules et la fit pivoter.

"Camille ?"

Le sang de Lisa se glaça et elle recula de trouille. Là où s'était autrefois trouvé le visage de sa fille, il n'y avait plus qu'un lointain flou de chair et de traits informes. Comme si une liasse de feuilles de papier calque avait étaient pressée sur une image photocopiée une fois de trop. 
Donc, c'était vrai, toutes les diodes et toute la science du monde ne pouvaient pas reconstruire quelque chose à partir du néant. La mémoire devait être encore présente pour être projetée et amplifiée. Mais il n'y avait pas à s'y tromper. C'était sa maison, et c'était bien sa fille.

Elle prit la fillette dans ses bras. "Je suis vraiment désolée, Camille." Elle écarta soigneusement les cheveux capricieux de l'endroit où le visage de sa fille aurait dû se trouver. Elles étaient assises là, se balançant d'avant en arrière. Lisa ne savait pas depuis combien de temps, mais pas une seule fois sa fille ne fit mine de prendre conscience de sa présence. Ni l'une ni l'autre ne prêtait attention au bruit croissant de la circulation. Un seul moteur semblait pourtant sortir du vacarme, projeté le long d'un crescendo frénétique.

Après dix longues années d'abstinence, l'odeur de l'alcool s'empara à nouveau de la gorge de Lisa. Le vrombissement du moteur de la voiture isolée devint un cri, puis un hurlement. Des fragments d'un autre souvenir s'engouffrèrent, menaçant de briser ce qui restait de celui-ci.

Le choc la fit chanceler. Camille s'envola de ses bras et percuta l'asphalte avec un bruit sourd. Des fragments de verre aussi tranchants que ses souvenirs jonchaient la route et captaient la lumière mourante du soleil couchant. Leur berline familiale était silencieuse et fumante, pliée autour d'un chêne puissant qui avait bien mieux résisté que leur voiture à l'impact. Le pare-brise avait disparu, brisé lorsque le corps de Camille l'avait traversé.

"Non. Non. Pas ça !" Lisa détourna son regard du corps de sa fille qui jonchait la route telle une porcelaine brisée. Elle tomba à genoux et implora dans la nuit : " Kévin, fais-moi sortir. Finissons-en maintenant." Il n'y eut pas de réponse.

Clic.

Un porte de la voiture s'ouvrit. Une main sombre agrippa le cadre de la portière et une silhouette se dégagea de l'épave. Le goudron coulait de sa forme émaciée. Chaque goutte opaque s'enroulait en volute de fumée noire avant d'atteindre le sol. Un genou plié en arrière en dépit du bon sens, la forme boita en direction de Lisa, son sourire trop grand pour son visage. " N'est-ce pas ce que tu voulais ?" La voix traversa l'air comme un crissement de pneus refusant de s'arrêter.
Lisa recula, les yeux écarquillés, et se propulsa sur l'asphalte fissuré loin de la silhouette. Loin de sa fille. "Réveille-toi. Réveille-toi. Réveille-toi." Cela ne pouvait pas arriver. Ce n'était pas réel.

La silhouette pencha la tête en direction de sa fille : " Tu voulais te souvenir ? Tu te souviens de quoi ? " Elle se déplaça vers le corps de la fillette. Suivie de son ombre. "Les bons moments ? De bons souvenirs pour t'en convaincre ?" Elle s'accroupit sur le corps de la fillette, son genou cassé se remettant en place dans le processus. " Pathétique vraiment. Tu ne pouvais même pas te souvenir de son visage." 
Son bras s'étendit et caressa le visage de l'enfant d'une griffe pointue. "C'est un tout petit peu trop tard maintenant."

Lisa se jeta depuis l'autre côté de la route vers la silhouette et hurla: "Éloignez-vous d'elle." Elle luttait contre l'ombre tangible, chaque coup voulant ressembler à un coup de fouet. Mais c'était inutile, la silhouette était trop forte. Une main griffue la frappa puis l'attrapa par le cou. Cela lui fit perdre pieds et elle l'attira plus près, face contre face avec ce sourire narquois et empli de dents. "Tu n'étais pas là pour elle alors pourquoi le serais-tu maintenant ?" Les doigts griffus resserrèrent leur étreinte et Lisa vit les bords de sa vision s'obscurcir.

Avec ce qui restait de ses forces, elle se souleva et frappa. Son pied entra en contact avec la silhouette au niveau de son genou blessé. La silhouette recula en émettant un puissant craquement et elle rugit de douleur tandis qu'elle la laissait retomber. Lisa se remit sur pieds en s'étouffant dans l'air, "Je ne vous laisserai plus m'éloigner d'elle." De toutes ses forces, elle porta un dernier coup, un crochet du droit contre le côté de la tête du personnage. Celui-ci bascula de côté. Une flaque de goudron s'évaporant en tourbillons de fumée fut tout ce qui marqua l'impact.

Lisa se précipita vers sa fille et la reprit dans ses bras. Elle la serra contre elle, essayant de recoller le corps brisé. Les cheveux de la fillette étaient maculés de saleté et inondés des larmes tombant librement de sa tête inclinée sur elle. Elle se pencha et murmura doucement : " Tu as payé le prix pour les démons que je ne pouvais pas supporter." Elle déposa délicatement un baiser sur la joue de sa fille. "Je suis tellement désolée."

Émergeant du flou, les bords d'un nez commencèrent à se dessiner, suivis d'yeux fermés et d'une bouche. Les couches de papier calque furent comme décollées les unes après les autres et un flot de paix illumina le visage de sa fille. Elle était exactement telle qu'elle s'en souvenait.

Lisa se réveilla en un éclair et se releva du sommier métallique en plissant les yeux en direction des projecteurs brillants au-dessus de sa tête. La sueur trempait tout son corps et elle avait vaguement conscience que Kévin se précipitait vers elle.
"Est-ce que ça va? Je pensais que je t'avais perdue."
La migraine dispararut et, pour la première fois en dix ans, la douleur s'arrêta.
"Je crois que ça va aller maintenant."

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