GARDIENS DES LIVRES
Paresseusement vautrée dans son canapé en velours cramoisi, Berthe posa son café tiède sur l’énorme tapis à côté d’elle et retourna à son livre électronique. Des carillons éoliens tintaient dans son jardin de pavillon de banlieue envahi par la végétation, une légère bruine de pluie chatouillait les fenêtres.
Au cours des vingt dernières années, Berthe avait planifié sa retraite avec minutie. Certains de ses amis avaient prévu des voyages en ligne autour du monde, d’autres faisaient le tour de planètes dont Berthe avait jamais entendu parler. Ses plans étaient plus simples. Des nuits tardives, des grasses matinées encore plus tardives frisant presque le début d'après-midi et des livres. Les restes de ses journées seraient les mêmes, à part quelques interactions humaines obligatoires. Dormir, lire, dormir, lire. Le paradis.
Elle avait pas relu 'Des Souris et des Hommes', le chef d'œuvre de Steinbeck, depuis qu'elle était adolescente et s'était étonnée de se souvenir de tant de passages, de mots et de sentiments. Pas seulement du livre mais de la personne qu'elle avait été quand elle l'avait bouquiné pour la première fois.
Comme la musique, les livres pouvaient faire d’elle une voyageuse temporelle. La ramenant, l’espace d’une fraction de seconde, à la sensation d’être cette jeune femme. L’odeur d’un déodorant vanillé, la sensation de grattage des collants rugueux à l’école, le tumulte intérieur des bouleversements hormonaux, la sérénité profonde d’avoir encore des parents.
Alors qu’elle se souvenait des mots qu’elle avait lus, elle passa une milliseconde dans sa maison familiale. Lorsqu’elle essayait de capturer l’instant, de l’allonger, de prolonger la belle et douloureuse nostalgie d’être celle qu’elle était alors, elle s’évaporait tout simplement. Mais lorsqu’elle s’autorisait à simplement lire, à continuer, les souvenirs les plus fugaces enveloppaient tout son corps et suintaient à travers son âme.
Mais vers la fin du livre, le voyage dans le temps s’arrêta. C'est pas que des passages lui devinrent totalement inconnus, mais plutôt comme s'ils étaient soudain devenus plus lointains. Alors qu’elle approchait de la fin, quand George et Lennie posèrent la première pierre de leur nouvelle maison sur le terrain qu’ils avaient acheté ensemble, elle se souvint de quelque chose de plus récent.
La semaine précédente, après avoir terminé le 1984 d'Orwell, elle n'était pas arrivée pas à comprendre ce qui avait cloché dans le fait que Winston et Julia s'échappent ensemble de l'univers de Big Brother pour finir par élever des moutons sur une île au large du Connemara. La semaine avant cette dernière, Roméo et Juliette avaient réuni leurs familles afin d'annoncer la naissance de leur deuxième bébé. Et trois semaines plus tôt encore, lorsque la belle Aurore de Nevers tombait profondément amoureuse de Passepoil tout en faisant du gringue à Cocardasse. Elle avait lu toutes ces histoires dans sa jeunesse. Certaines plus d'une fois. Mais leur fin semblait en contradiction avec ses souvenirs. Leur fin semblait être née de nouveau. Elles étaient satisfaisantes, c'est sûr, et vraiment pleines d'espoir. Mais elles étaient en quelques sortes vides, non seulement de ses souvenirs mais aussi de profondeur et de sentiments.
Elle savait pourquoi, bien sûr. Les Gardiens des Livres. Il y a des décennies, il y avait eu une menace de guerre civile, ou du moins un terrorisme très réel entre endormis et indormiaques, lorsque les autodafés de livres avaient commencé. L'émotion suscitée des deux côtés avait été incendiaire et une multitude de gens se retrouva prise dans une guerre morale et philosophique.
Pour certains, la littérature était ce qu’elle était et ses récits inédits avaient une valeur indéniable : une sorte de capsule temporelle, capturant non seulement les événements des jours qu’ils exploraient, mais aussi les attitudes de la société et même des auteurs. Pour d’autres, le contenu et les opinions étaient profondément troublants, offensants et dérangeants : il n’y avait pas de place dans la société pour des opinions attristantes et peu éclairées qui pouvaient contrarier.
Berthe n’avait choisi aucun des deux camps pendant toutes ces décennies, trop occupée par son travail pour vraiment s’engager et confiante que les bonnes décisions seraient prises en son nom. Les gardiens de la littérature, en fin de compte, prenaient les décisions. Mais aurait-elle dû y prêter plus attention ?
En permettant que les livres de sa jeunesse soient remasterisés, avait-elle perdu non seulement les livres eux-mêmes, mais aussi la porte d’entrée vers la personne qu’elle avait été lorsqu’elle les avait lus pour la première fois. Et, plus inquiétant encore, toute cette retraite n’était-elle qu’un plan pour revivre sa vie à travers les livres qu’elle avait lus autrefois ? Parce que si l’on considère que ça faisait des années, des décennies même, que sa vie ne lui avait pas permis de lire un livre, il n’y avait peut-être pas grand-chose à revivre.
Au moment où qu'elle commençait à rassembler ces pensées déconcertantes, sa montre se mit à vibrer doucement puis à lui causer.
" Tu sembles souffrir d’une petite turbulence émotionnelle", déclara le thérapeute fantôme planqué dans la tocante. " Souhaites-tu que nous en parlions ?
- Non, pas maintenant.
- Comme tu voudras. Je suis là si tu as besoin de moi. On pourrait peut-être faire une petite promenade ?
- En fait, une promenade serait une bonne idée", répondit Berthe, une idée bouillonnant derrière son pariétal. " Où se trouve la bibliothèque la plus proche ?
- La bibliothèque la plus proche est à 2,8 kilomètres. C'est la bibliothèque municipale de Montrouge", répondit sa montre.
- D'accord. Super. Mais où se trouve l'endroit le plus proche pour voir de vrais livres ?
- La Bibliothèque Nationale de France ou BNF se trouve rue Vivienne dans le 2ème Arrondissement de Paris. La BNF propose un certain nombre d'expositions intéressantes qui permettent aux visiteurs d'en apprendre davantage sur les livres imprimés. Elle se trouve à 7.2 km d'ici.
- Parfait, planifie-moi le trajet."
Il lui fallut 4 heures et 22 minutes pour atteindre les portes de la BNF. Son corps vieillissant n’avait plus aucune vitesse, mais son endurance restait inébranlable. Lorsqu’elle arriva sur place, elle y fut accueillie par deux gardes armés.
" Je suis juste venue pour visiter", expliqua Berthe avec étourdissement et comme pour s'excuser, sa peur de l'autorité la surprenant comme celle d'un enfant.
Ils ne répondirent pas, estimant que vu son grand âge, elle serait pas une fauteuse de troubles. L'intérieur du bâtiment semblait encore plus grand et majestueux qu'il ne paraissait de l'extérieur et la plus grande partie était dédiée à divers révolutionnaires qui s'étaient battus, parfois même littéralement, pour que les classiques soient préservés.
Elle passa devant les monuments commémoratifs de ces personnes avant-gardistes qui avaient consacré leur vie à s'assurer que la politique ne détruise pas les grandes œuvres littéraires qui, bien que souvent profondément problématiques, avaient eu une énorme influence sur les livres et, plus important encore, sur les jeux, les films et les expériences électroniques que les gens passaient tant de temps à apprécier aujourd'hui.
Un homme sévère avec un bandeau de borgne se tenait derrière un comptoir dans le fond d'une pièce caverneuse, faisant glisser les pages d'un livre électronique avec dédain.
" Bien le bonjour monsieur. Hem, avez-vous des livres imprimés ? demanda Berthe nerveusement.
- Que recherchez-vous exactement ?" grommela ce dernier, détournant à peine l'œil de son écran.
" Des Souris et des Hommes, de John Steinbeck."
L'homme pointa un œil poignardesque sur elle et haussa le sourcil correspondant.
" Nous avons la version électronique. Elle est téléchargeable. Vous n'aviez pas besoin de venir jusqu'ici pour ça, vous savez ?
- Non, je veux le livre lui-même. Je veux pouvoir le tenir entre mes mains.
- Non, il n’en reste plus.
- Quoi ? Aucun ? Que voulez-vous dire ?
- Il n'en reste plus. Quelques exemplaires originaux de 'Of Mice and Men' à New York peut-être. Ou des collectionneurs ont peut-être réussi à en conserver. Mais nous n'en avons plus, ni originaux ni éditions françaises. Pourquoi le voulez-vous, de toute manière ?"
Il n'y avait pas un gramme de gentillesse au début de son discours, et à la fin il semblait en colère contre l'existence même de Berthe.
" Avez-vous au moins une version scannée de l’original ?
- Non." L’homme commença à regarder nerveusement vers la porte.
- Où puis-je m’en procurer un exemplaire ?" demanda Berthe, complètement inconsciente du caractère inapproprié d’une telle question.
" Vous êtes venues ici pour causer des problèmes, c'est ça ?", demanda l'homme, sa voix réduite à un grognement. " Vous êtes l'une de ces manifestants ? Hein ? Eh bien, même si nous avions un scan de l'original, vous ne pourriez pas le consulter ici, vous comprenez ? Et de toute façon, nous ne l'avons pas.
- Manifestante ? Oh mon Dieu, non. Pas du tout. Je ne me suis impliquée dans aucune de ces histoires. Je n'ai même pas pris parti. Je pensais que chaque camp avait un point de vue suffisamment raisonnable pour être honnête", balbutia Berthe, le visage rougissant de honte. Sa montre se mit à vibrer mais elle appuya discrètement sur un des ses boutons pour la faire taire.
" La BNF n'est qu'un musée, d'accord ? Que ça vous plaise ou non, ces livres qui ont existé et n'existent plus, ils faisaient partie du monde. Une partie importante autrefois. Et vous avez quand même réussi à faire ce que vous vouliez, n'est-ce pas ? Vous avez vos versions aseptisées, sans violence et avec des fins heureuses. Vous avez généré vos foutues révisions par l'IA et vous avez tout gâché pour nous tous", bégaya-t-il, la larme à l'œil.
Berthe se demanda si la montre du borgne ne s'était pas mise elle aussi à vibrer...
" Je suis vraiment désolée. Je crois que vous m'avez mal comprise. Je suis désolée. Je vais partir..., je vais juste m'en aller"
Et elle s'enfuit, même si son allure d'escargot pouvait pas vraiment être qualifiée de fuite. Elle héla un taxidrone qui volait par là et fut chez elle en moins de quinze minutes, en sueur et mortifiée. Elle porta ses mains à sa bouche. Sa montre tremblait à sa place et elle activa le son pour lui permettre de déverser son inquiétude.
" Berthe, tu sembles souffrir d’un trouble émotionnel intense. Peut-être qu’une sieste pourrait calmer les choses", suppliait-elle doucement.
- Non. Je veux un autre livre. Madame Bovary, je veux lire Madame Bovary.
- Flaubert ! Excellent choix si je puis me permettre. Madame Bovary t'attend sur ton ebook.
- Raconte-moi l’intrigue.
- Madame Bovary est une histoire d’amour évocatrice qui se déroule en Provence. Elle raconte l’histoire d'Emma et de Charles, une bourgeoise de la ville et un médecin pharmacien de campagne cocaïnomane et dealer, qui tombent amoureux malgré leurs différences sociales. Emma, quant à elle est nymphomane, elle adore se faire trousser par des marins ramassés sur le vieux port de Marseille sous le regard voyeur de son coquin de compagnon.
- Mazette ! Et que se passe-t-il à la fin ?
- Emma et Charles se détournent de plus en plus des normes sociales et se marient. Charles gagne sa fortune grâce à des trafics d'opium intelligents avec des marins chinois et ils vieillissent ensemble dans le stupre et la luxure dans leur mas provençal. Il meurt après avoir inhalé de l'arsenic qu'il avait pris pour de la coke au grand âge de 97 ans. Emma lui survivra quatre ans et mourra d'un infarctus durant une partouze avec un équipage bigarré de marins chypriotes et philippins.
- Quelle est la fin de l'original ?
- Je ne comprends pas la question.
- Le livre original. Ils ne vieillissent pas ensemble dans l'original, n'est-ce pas ?
- Je suis désolé, je ne comprends pas la question."
Berthe ne comprenait pas pourquoi son cœur battait si fort, ses paumes se serraient, une sorte de rage douloureuse l'envahissait.
" Est-ce que Madame Bovary a été réédité ?
- En 2089, un certain nombre de révolutionnaires se sont battus pour mettre un terme aux autodafés et aux piratages de livres qui duraient depuis plusieurs années. Ces révolutionnaires, connus sous le nom de « Gardiens des Livres », travaillèrent sans relâche pour trouver une solution aux problèmes créés par ces ouvrages dans leurs formes originales. Leur solution, une re-mastérisation astucieuse de nombreux classiques, a permis de préserver ces livres pour les générations à venir.
- Quels problèmes causaient ces livres ?
- Beaucoup de ces livres provoquaient des turbulences émotionnelles qui pouvaient être préjudiciables à l’esprit humain."
Berthe savait déjà tout ça. Elle avait été adolescente en 2089, voilà plus de 60 ans aujourd'hui, et se souvenait des célébrations. Au début, il y avait eu des célébrations de toute façon. Un compromis avait été trouvé, la littérature avait été sauvée. Mais au fil du temps, les livres ne furent pas seulement édités pour supprimer les passages offensants, ils devinrent édités pour inclure des fins plus heureuses, pour améliorer les messages et même les paysages, pour adoucir les troubles émotionnels qu'ils pouvaient infliger. De nos jours, la plupart des classiques étaient totalement remasterisés par l'IA ; la promesse était qu'avec les nouvelles technologies, les anciens écrits pourraient être améliorés. Ce qui s'est passé, c'est qu'ils ont été réédités en bouillie fade et sans cœur ou au contraire épicée et exubérante . Les maîtres ont été remasterisés. Des programmes ont exploité les œuvres des auteurs originaux et réécrit complètement les livres. La même voix, prétendait-on, le même style d'écriture, la même prose, la même rhétorique, mais améliorés.
Et il y avait un autre souvenir qui lui revenait à l'esprit. Un souvenir quelque peu honteux. Sa mère dénigrant les Gardiens des Livres à la table de la cuisine. Sa mère et son père se disputant. Des mots que son père avait dits. Quelque chose comme : « Laisse notre fille en dehors de ça, bon sang. C'est qu'une enfant. C'est son avenir, que tu le veuilles ou non, et tu ne peux rien y changer.»
Et puis, autre chose. Quelque chose de doux et de tendre. Couchées sous un abri constitué d'un drap tiré entre son lit et celui de sa sœur aînée. Tenant des livres. De vrais livres. Les lisant furtivement, les lisant dans leurs mains, les pages douces et matelassées. Leur mère, souriante, faisant taire leur petit secret. Lire des livres ; des livres imprimés. Lire les mots temporaires imprimés à l'encre qui un jour s'effaceraient. Ou brûleraient.
Des larmes coulaient sur le visage de Berthe. Pas des larmes de honte, des larmes de rage. De grosses larmes de souvenirs, celles qui purifient, qui délogent les sentiments et permettent de les retenir.
Elle retira sa montre et se dirigea vers une commode dans sa cuisine et la vida de son contenu. Puis vers la commode du salon. Sous l'escalier, elle fouilla dans les cartons et les meubles à chaussures. En haut des escaliers, elle fouilla dans sa chambre, son étude et même dans la salle de bains. Finalement, se tenant debout sur une valise pour prendre de la hauteur, elle tendit la main vers la porte du grenier et tira sur l'ouverture, un escalier métallique se déploya en s'abaissant. Elle grimpa les marches en titubant et fouilla avec frénésie dans les cartons de souvenirs mis en attente. Finalement, elle en trouva un. Un livre. Un vrai livre. Elle renifla la couverture, les pages qui avaient été caressées par tant de gens, et les agita entre ses doigts. Elle ne savait pas à quel point tenir un vrai livre lui manquait jusqu'à ce qu'elle ne le puisse plus.
'Prince Noir'. Le livre préféré de son enfance. Celui que sa mère lui avait permis de garder comme un secret. Enfoui sous des vêtements dans lesquels elle ne rentrerait plus jamais et des poupées avec lesquelles elle ne jouerait jamais plus. Prince Noir. L'histoire déchirante d'un cheval. Le livre qui, même si elle ne le connaissait pas pleinement, avait enseigné à la jeune Berthe l'empathie, la compassion et l'espoir. Elle retourna sur son canapé cramoisi avec un certain effort et s'allongea. Et elle le relut. Et ce faisant, des souvenirs refirent surface.
Des souvenirs comme des papillons. Là, mais partis. Réels, mais intangibles. Des sentiments. Des souvenirs de sentiments. La tendresse stoïque de sa mère et de ses ongles striés. La compagnie méprisante de sa sœur et l'odeur de son haleine matinale. La loyauté de sa meilleure amie et ses nœuds dans les cheveux. L'horrible sensation des lundis matins et l'odeur de sa trousse à crayons. Elle était transportée, non seulement dans l'Angleterre victorienne, mais aussi dans sa propre enfance. Son propre esprit d'enfant galopait dans son cerveau vieillissant.
Elle termina le bouquin vers 3 heures du matin et dormit toute la journée suivante. Lorsqu'elle reboucla sa montre à son poignet vendredi matin, elle entendit les bourdonnements algorithmiques frénétiques concernant son bien-être. Elle les ignora, but un café, se chaussa de chaussures de marche et parcourut à pied les 7 kilomètres et quelques qui la séparaient de la BNF.
En entrant dans le musée, elle fut satisfaite de voir le fou borgne derrière son bureau. Sans lever les yeux, il lui demanda ce dont elle avait besoin sans se rendre compte qu'il s'agissait de la même fauteuse de troubles qu'était venue le voir quelques jours auparavant.
" J'ai en ma possession quelque chose que je pense que vous aimeriez voir", marmonna Berthe, ouvrant son sac pour révéler la tranche du livre.
L'homme porta sa main pâle à sa bouche et tenta alors de défaire ce geste de trahison.
" C'est vraiment un vrai ?" demanda-t-il en chuchotant.
- Oui", dit Berthe stoïquement. " Il est bien réel.
- Ne le sortez surtout pas de votre sac. Pas ici. Laissez-le sur le dessus de la chasse d'eau dans les toilettes. Revenez le chercher la semaine prochaine", dit-il à voix basse en masquant ses lèvres de la main, ramenant son regard sur son écran après un rapide coup d'œil vers la porte.
Berthe fit ce qu'il lui avait demandé, ravie par le caractère secret de son livre. Elle rentra chez elle par le chemin le plus court, incertaine de ce qu'il adviendrait du livre, de son destinataire ou d'elle-même.
Arrivée chez elle, elle retourna au grenier pour tenter d'y trouver d’autres ouvrages, mais elle fit choux-blanc. Elle s’allongea dans le cramoisi de son canapé et se demanda ce qu’elle avait fait tout au long de sa vie professionnelle pour avoir à peine remarqué la fin de la littérature, sans parler d’avoir assisté à sa disparition.
Tellement occupée. Elle avait toujours été si occupée. Enfin, à 85 ans, elle avait atteint l’âge de la retraite et n’avait plus grand-chose à apprécier. Elle avait manqué une révolution entière avec les yeux grands fermés et avait misé toute sa vie sur le plaisir qu’elle avait pu obtenir de ce que cette révolution avait détruit. Elle avait supposé que ce qui avait été décidé était pour le mieux, mais avait permis à son existence d’être rincée de toute émotion, de toute profondeur.
Elle avait tendu le poignet lorsque les montres avaient été distribuées pour surveiller les émotions et les pensées. Pourtant, maintenant qu’elle avait du temps pour les émotions et les pensées, il ne lui restait plus rien pour les inspirer.
Elle pleura pendant six jours. Le septième, elle retourna à la BNF, espérant contre tout espoir que son livre l'attendrait au dessus de la chasse d'eau dans les toilettes. Ce ne fut pas exactement le cas.
Au lieu de ça, il y avait un autre livre, au-dessus duquel se trouvait une note : « Je peux vous rendre Le Prince Noir quand vous le voudrez. Mais pour l'instant, empruntez-celui-ci et rendez-le-moi pour en prendre un nouveau quand vous l'aurez fini. Nous n'en avons pas beaucoup, mais nous en avons quelques-uns. Et c'est beaucoup. »
Sous le mot se trouvait un exemplaire de 'Des Souris et des Hommes' en édition bilingue français-anglais. Taché, corné, scotché. Et avec une fin qui lui rappellerait le parfum de sa mère et la ferait pleurer.
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