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4 mai 2024

896. 20 minutes de merde

 


20 MINUTES DE MERDE

" Nous y sommes, vous avez 20 minutes. Votre montre-bracelet a beau être la superbe imitation d'une fausse Rolex, elle ne fonctionnera pas plus qu'une vraie là où que vous allez. Je vous le signalerai donc lorsqu'il ne vous restera plus que 2 minutes. Bien, êtes-vous prêt ?, me dit la gentille madame en blouse blanche du laboratoire. 
- Ouais, je pense que oui." répondis-je en regardant autour de moi, ceinture de sécurisé dans le siège baquet de l'étrange machine.

Voilà un an qu'ils avaient développé cette technologie qui pourrait transporter n'importe qui dans le passé. J'avais lu dans les journaux la découverte qu'ils avaient faite concernant la particule divine, et peu de temps après, ils lui avaient trouvé une utilisation. Ils avaient trouvé une méthode pour renvoyer n'importe qui dans son passé, mais il s'agissait plus de revivre un souvenir que de voyager dans le temps. Je ne pourrais donc pas interagir ou faire quoi que ce soit là-bas, je ne pourrais être que spectateur car même après tous ces développements, il ne fallait pas perturber le continuum spatio-temporel.

" Bien. Donnez-moi la date et l"heure, me fit la madame, assise derrière son pupitre.
- 23 décembre 1975, 11h30", lui répondis-je, fort et clair tout en serrant les fesses.

Elle mit en route la machine qui émit un vrombissement, et je me souviens pas très clairement de ce qui se passa au cours des trois secondes ou quatre minutes suivantes, ou quelle que soit la durée que ça dura. Je crois bien que je perdis connaissance durant le transit.

Le prochain truc dont je me souviens, c'est que je rouvris les yeux devant mon lycée. Je regardai autour de moi. Mes oreilles ne pouvaient pas croire ce que mes yeux leur racontaient. C'était pas un rêve. Je revoyai pour de vrai le vieux lycée de mon adolescence en chair briques et en os comme si qu'il était vivant.

Le gardien, dans son éternelle blouse grise, était entrain d'ouvrir la porte principale, et cela me fit comprendre qu'il ne devait rester que quelques minutes avant la sortie des classes. Je m'approchai de lui et je lui dis " Bonjour m'sieur Léon".

Il ne sembla pas m'entendre. Il retourna s'asseoir sur sa chaise dans sa cabine vitrée. 

Je tentai de toucher un battant de la porte mais ma main le traversa de part en part. Et je réalisai alors que j'étais vraiment comme un fantôme. Ils m'avaient prévenu mais c'était super bizarre comme effet. Personne ne pouvait me voir, je ne pouvais ni m'exprimer, ni rien toucher ni rien ressentir au niveau physique.

La sonnerie du bahut haussa le ton et devint soudain gaga, et ce fut le plus beau son que je me souvienne avoir jamais entendu. Toutes ces émotions, cette excitation de ces jours où nous regardions l'horloge jusqu'à la fin du dernier cours, comment nous sursautions lorsque la sonnerie se mettait à hurler, me revinrent à l'esprit. 

Je vis les jeunes, les 5èmes et les 6ème sortir en courant de leurs classes. La première sonnerie était toujours pour eux. Je les regardai ; ils avaient l'air si innocents et purs. La seule préoccupation qu'ils avaient était de savoir si leurs mamans avaient bien préparé leurs plats préférés pour le repas de midi. Je vis l'une d'entre eux montrer à ses amis potaches le berlingot de lait concentré-sucré à 1 franc qu'elle s'était payé au distributeur. Tous ses amis se disputaient pour savoir pourquoi c'était avec eux qu'elle devrait le partager. L'un d'eux ôta même la pince à cheveux de la queue de cheval de la jeune fille qui se tenait alors à côté de lui et dit qu'il ne la lui rendrait que si elle acceptait de partager un peu de ce liquide séminal blanchâtre, sucré et crémeux avec lui. Tous les autres gars lui sautèrent dessus pour tenter de lui arracher la barrette dans l'espoir d'accéder au berlingot empli d'élixir. Je ne pus m'empêcher de sourire. " Où donc est passée toute cette innocence ?" pensai-je.

Je les regardais quand la troisième sonnerie se fit entendre et les élèves de secondes, premières et de terminales se mirent à leur tour à sortir. Je les regardai tandis qu'ils émergeaient des portes et me traversaient comme si que j'existais pas. Tant de visages familiers, tant d’amis dont je me souviens à peine des noms aujourd'hui.

Puis je me vis moi-même. Ma frange à la Beatles était si longue que je pouvais tout simplement pas l'écarter de mes yeux. Je riais comme un malade avec Abdel, mon meilleur pote. Je vis le reste de mon cercle d'amis – tous ceux qui étaient restés en contact avec moi jusqu'à présent, et aussi tous ceux que j'avais perdus de vue, mais à ce moment-là, nous savions tous qu'à cet instant, rien d'autre n'avait d'importance. Une larme coula sur ma joue et je souris en même temps.

Je vis mon groupe se diriger vers la boutique de confiseries de l'autre côté de l'avenue, qui était pour nous un arrêt régulier tous les jours après la sortie des classes. Je pourrai jamais oublier tous les souvenirs que j'ai de cet endroit. Je nous vis tous rire, probablement d'une autre de ces blagues à la con qu'on se racontait alors sur les fous, les belges, les corses ou les pédés.

Et puis je vis Anne-Marie, la fille pour qui j'avais des atomes crochus et dont j'avais été secrètement amoureux, sortir du bahut avec son sac de la Samaritaine qu'elle avait ramené d'un weekend à Paris. Et c'est elle qui était la vraie raison pour laquelle j'étais revenu ici. Elle avait perdu la vie ce jour-là, ça avait été un accident. Ou avait-ce été un suicide ? La question me taraudait toujours.

La dernière fois que je lui avais parlé, c'était ce jour-là et elle avait voulu me faire part de quelque chose. J'ai jamais su ce qu'elle avait voulu me dire et je vis depuis lors avec ce sentiment de regret. Qu'elle m'aimait mais, qu'aussi timide que moi, elle n'avait su comment me le dire ? J'aurais peut-être pu l'aider. Peut-être que les choses ne se seraient pas passées comme ça si je l'avais juste écoutée. J'avais juste besoin d'entendre ce qu'elle avait eu à me dire, juste pour me rassurer. 

Elle passa devant moi, puis elle stoppa net. Elle se retourna, hésitante, semblant chercher quelqu'un des yeux ici et là, probablement Gisèle, sa meilleure amie. Elle semblait confuse.

Je la suivis tandis qu'elle se dirigeait vers la confiserie. Elle s'arrêta près du grand orme qui se trouvait au bord de la rue, juste en face de la boutique. Elle regarda mon jeune moi. Et je me souvins clairement de ce moment là. Je savais tout ce que j'allais faire ensuite.

Mon jeune moi l'a vue et a dit quelque chose à Abdel puis a couru vers Anne-Marie. Je savais ce qu'il avait dit à Abdel. Je me rapelle lui avoir dit d'acheter la prochaine tournée de bombecs et que j'allais le rejoindre tout de suite.

Il y eut tout à coup un étrange picotement dans mes oreilles et j’entendis la voix de la madame du labo qui m'avertissait: " Il vous reste 2 minutes !"

J'ai paniqué. Je n'avais plus que deux minutes. Mais je savais que je ne pouvais rien y faire. Alors, j'ai juste regardé mon jeune moi prendre tout le temps du monde pour marcher jusqu'à Anne-Marie, dansant et sautillant en chemin.

" Salut Anne-Marie. Quoi de neuf ? lui dit ce dernier en atteignant l'arbre.
- Il y a quelque chose qui ne va pas." lui répondit Anne-Marie, et je me rappelai alors comment ce moment se déroula à l'origine. Abdel avait crié quelque chose exactement au même moment et je n'avais pas pu entendre ce qu'elle avait dit. Mais cette fois-ci, je l'entendis clairement. Elle déclara : " J’ai l’impression que quelqu’un d’autre est ici, quelqu'un qui me suit depuis que j'ai franchi la porte du lycée. Je peux même sentir son souffle derrière mon cou."

Du fait de l'appel d'Abdel, mon jeune moi ne l'écouta donc pas ni ne l'entendit: il courait déjà en direction de la confiserie, probablement pour se battre pour un de ces mistrals gagnants supplémentaires que ce dernier venait d'acheter. Anne-Marie se tenait là, confuse et je me tenais là, juste derrière elle, la mâchoire affalée.

Je me penchai un tout petit peu et lui murmurai à l'oreille : " Peux-tu entendre ma voix, Anne-Marie ?" avant de lui effleurer doucement la nuque du bout des doigts.

Elle se prit de panique tout d'un coup, un cri d'effroi et une telle crispation qu'elle en trébucha et s'affala tout de son long sur le macadam de la chaussée. 
Le chauffeur du bus avait déjà pris trop de vitesse pour pouvoir piler sur place, et je restai scotché là, à regarder gicler comme dans un ralenti la cervelle et le sang du crâne de ma secrète bien-aimée tandis que sa chevelure débordait de sous la roue avant de l'autobus, ne pouvant ni y faire quoi que ce soit ni émettre le moindre son. Puis tout s'évanouit dans un noir flouté et je me réveillai dans le laboratoire. 
Putasses de 20 minutes de merde.

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