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13 avr. 2023

749. Holo-Sapiens


HOLO-SAPIENS

Le fleuriste a pas l'air à sa place. Comme s'il avait rien à foutre là, comme si qu'il avait jamais rien eu à foutre là. Son extérieur en briques jaunâtres et ses fenêtres poussiéreuses ont sûrement connu des jours meilleurs mais ça doit remonter à loin. Sa porte autrefois noire a maintenant l'air vieille et rouillée, comme si elle n'avait pas été ouverte depuis des années.

Mais les lettrines néon suspendues de l'autre bord de la vitrine  disent le contraire. C'est écrit OUVERT en lettres jaunes qui clignotent par intermittence.

Je chope la poignée de porte et je m'arrête. Où sont les autres clients ? Il devrait y avoir des gens alignés devant la porte, discutant entre eux et admirant la vitrine. Peut-être que je suis arrivé trop tard. Ça doit être ça. Il devrait y avoir d'autres personnes ici, non ? Dans les Holos, c'est ainsi que ces lieux sont dépeints. Ils sont toujours pleins de monde et pleins de vie. Quelqu'un a dû oublier d'éteindre le panneau 'Ouvert'.

Mais peu importe. J'ai fait tout ce chemin à pinces, je peux pas rentrer chez moi maintenant.

Je saisis la poignée de la porte et je pousse. À ma grande surprise, la lourde s'ouvre facilement. Une lumière brillante et chaude se répand et je suis instantanément frappé par des effluves qui me rappellent mon enfance.
L'odeur des fleurs. De senteurs florales et de matière terreuse.

Seulement, celles-ci sentent meilleur que n'importe quelle ersatz artificiel. Celles-ci sentent… le bio. Elles sont réelles.

Je sens l'anxiété monter du fond de mes tripes. Je sais ce que ça veut dire et pourquoi elle arrive à ce moment là. J'ai peur. Une petite partie de moi sait que je suis bien en dehors de ma zone de confort ici. La même partie de moi qui veut faire demi-tour et rentrer chez moi. La même partie qui me dit que j'ai fait une énorme erreur en venant ici; que je pourrais être à la maison en ce moment même, confortablement branché.

" Entrez, je vous en prie." dit une voix depuis l'intérieur du magasin.

Je franchis la porte et laisse la lumière accueillante m'envahir.

" En quoi puis-je vous aider ?" continue la voix.

Je cligne des yeux. La lumière vive contraste fortement avec l'obscurité orageuse sous laquelle j'ai marché jusqu'ici. Derrière le comptoir se tient un robot. Il semble attendre patiemment que je réagisse, comme s'il avait tout le temps du monde.

" Tu es un robot", je lui dis.
- Oui. Bien sûr que je suis un robot. Vous… vous attendiez à quoi d'autre ?" Les yeux métalliques du robot me percent tandis qu'il s'adresse à moi, à la fois d'une manière amicale et mélancolique.

" Non, je pensais juste… " Je secoue la tête. À quoi je m'attendais en fait ? "Je cherche une fleur", je lui dis.

Le robot pointe les nombreuses rangées de bouquets derrière lui. " Nous en avons pour tous les goûts et toutes les circonstances." Il y a encore une pointe de tristesse dans la voix, mais elle est rehaussée par quelque chose d'autre. de l'excitation ? Difficile à dire. "Si vous... dites-moi ce que vous aimez... je peux... vous aider à choisir."

Ce que j'aime ? Comment que je pourrais le savoir ? Le simple fait d'arriver physiquement jusqu'ici m'avait déjà semblé insurmontable. Les rangées de fleurs devant moi sont de presque tous les styles imaginables. Elles semblent être alignées par types et par couleurs. Toute l'expérience submerge mes sens. Où suis-je censé commencer ? Comment choisir ?

" Je ne sais pas ce qu'elle aimera ni ce qui lui plaira, je lui dis.
- Elle ?" me fait le robot.
- Ma femme. Elle ne quitte jamais l'appartement. Moi non plus normalement. Mais ensuite j'ai vu quelque chose dans le Holo qui datait de quelques décennies. Un homme offrait une fleur à sa femme pour une occasion. Et ça m'a frappé comme quelque chose d'important.
- Je vois. Dans ce cas… puis-je recommander… la rose blanche. C'est… symbolique. Je suis sûr qu'elle va… adooorer ça.

Je regarde la fleur que le robot pointe. Elle est simple; élégante. Comparée à certaines des autres fleurs, avec leurs grands pétales et leurs tourbillons de couleurs, celle-ci semble même presque ennuyeuse. Et pourtant, il y a une certaine beauté dans cette simplicité. Je peux pas m'empêcher de me sentir envoûté par elle.

Mais je dois bien faire les choses. Je dois étudier toutes les options. Je recule d'un pas. L'horloge au mur dit que j'ai cinq minutes avant la fermeture du magasin. Je dois choisir correctement. Quoi que je choisisse, ce doit être assez envoûtant pour l'éloigner de son Holo. Pour la faire sortir de l'appartement.

Mais et si ce n'était pas le cas ?

" Je peux… rester ouvert plus longtemps si vous le souhaitez. Il n'y a… pas le feu au lac si vous voyez qu'est-ce que je veux dire, me dit le robot, comme s'il était télépathe.
- Je ne veux pas te forcer à faire ça, je lui dis.
- C'est bon, y a pas de souci. De plus, la plupart de mes fleurs… se fanent et meurent. Je préférerais… qu'elles aillent dans un bon foyer.
- Et c'est le cas en général ?
- Pas énormément de clients ces jours-ci. Impossible de rivaliser avec… "

Les mots traînent en silence, mais ils ont pas besoin d'être prononcés. Le monde réel a cessé de rivaliser avec les Holos depuis longtemps. De nos jours, les gens vivent comme des cosses ; comme rien de plus que des coquilles. Accrochés à leurs goutte à gouttes. Ils vivent dans un monde entièrement numérique et artificiel où ils sont alimentés en continu et en contenu toute la journée. Personne n'a plus à travailler et tous les besoins sont pris en charge.

C'est censé être le paradis.

Mais ceux qui tentent d'échapper aux Holos sont rejetés par tous les autres. Pourquoi voudriez-vous jamais quitter un tel endroit? 

Sans avertissement, une boule de fourrure noire saute de l'étagère derrière le robot et atterrit sur le comptoir. Les yeux vert doré de la peluche se fixent sur moi. Son expression est neutre, presque désintéressée. Et pourtant, je peux dire qu'elle me regarde attentivement. Absorbant chacun de mes mouvements.

Je sens la douleur familière de l'anxiété remonter en moi. " Qu'est- ce que c'est que ce truc ?" Je fais un pas en arrière.
" C'est… Le chat. Il vit ici."

Le chat. À un certain niveau viscéral, je ressens un lien avec l'animal que je peux pas m'expliquer. Une partie de moi veut tendre la main et le toucher. Pour caresser sa fourrure lisse et le gratter derrière les oreilles. " Qu'est-ce qu'il fait ici ?
- C'est… mon compagnon. Il reste… très peu de ses semblables en vie." Le robot gratte le haut de la tête du chat et les yeux de l'animal se plissent. " Il en connait un rayon sur les fleurs. Mais il ne révèle jamais… ses secrets."

Je reporte mon attention sur les fleurs. Toutes les effluves dans cette boutique commencent à être accablantes et j'ai mal à la tête. Je ne me souviens pas de la dernière fois où que j'ai été débranché aussi longtemps.

" Je vais prendre la rose blanche", dis-je. " Il y a quelque chose de beau là-dedans.
- Excellent… choix, si je puis me permettre", me fait le robot.

Comme sur commande, le chat saute vers la rose blanche et attrape la tige avec ses dents. Il laisse tomber la fleur sur le comptoir devant moi. Puis il recule et s'assied, prenant la forme d'une miche de pain noircie. Un grondement grave vient de l'animal.

" Qu'est-ce qu'il fait ?" je demande au robot.
- Il ronronne. Il aime s'occuper des fleurs. Et… voir des clients.
- Combien je te dois ?
- Je … vous l'offre gratuitement. Si vous… me faites une promesse.
- Une promesse ? À un robot ?
- Promettez-moi... que vous reviendrez... chaque semaine.
- Je crois pas avoir les moyens de m'offrir une nouvelle fleur chaque semaine.
- Je vous… en donnerai une… gratuitement. Chaque semaine."

Je peux sentir le regard du robot, comme si cette promesse signifiait le monde pour lui. Une intensité bouillonne dans le silence entre nous.

" Je ferai de mon mieux, je lui dis.
- C'est… tout ce que je demande. Cela signifierait… plus que vous ne le pensez… pour moi et… pour le chat.

Une partie de moi veut rester. Passer du temps dans cette petite tranche de réalité, où la vie se compose de fleurs, de robots et de chats. C'est un contraste frappant avec le Holo, où le contenu est inondé dans le cerveau à une vitesse vertigineuse. J'attrape la rose et je m'en vais.

De retour dehors, la pluie tombe. Un crépitement régulier de bruit blanc. Je me souviens pas de la dernière fois où que j'ai senti la pluie me frapper la gueule comme ça. C'est presque surréaliste. Même sous le ciel nocturne, toute la ville est illuminée. Une brume de néon inonde l'air. Sur le Holo, la ville est toujours dépeinte différemment. Il y a des gens, des familles même, qui se baladent, font des emplettes ou du jogging. Mais ça… ça ressemble à une ville fantôme. Il n'y a pas une âme en vue. Je savais que c'était craignos, mais j'aurais jamais pensé que c'était comme ça.

Lorsque j'entre dans notre appart, ma femme est à sa place habituelle. Elle est allongée sur le canapé avec le Holo connecté directement à ses veines. Certains l'appellent le goutte à goutte, car le baxter de dopamine s'éteint jamais. Je préfère appeler ça la mort. Quand vous voyez quelqu'un de branché, ils ont l'air presque morts. Ils bougent pas, ils sourient pas. Ils restent assis ou allongés, sans vie et immobiles, tandis que les implants sensoriels inondent leurs cerveaux de stimuli. Comparé à la vraie vie, être connecté au Holo, c'est comme regarder dix choses à la fois. Et toutes ces choses bougent plus vite que la normale.

Je m'approche et je tapote ma femme sur l'épaule. "Je t'ai apporté quelque chose."

Je tends la rose blanche. Sous la faible lumière blafarde de l'appartement, elle a perdu de sa beauté. Elle a plus le même éclat. Ou peut-être c'est parce que j'ai pas l'habitude de voir des choses organiques ici. Tout notre univers est en métal et en plastique.

" Qu'est-ce que c'est que ça ?" demande ma femme. Elle enlève un de ses implants oculaires et me regarde avec confusion.
"C'est une rose."

Son expression change. Contrariété ? Difficile à dire. " C'est adorable. Mais qu'est-ce que je suis censée en faire ?
- T'as rien qu'à l'admirer pour ce qu'elle est. J'ai pensé qu'on pourrait prendre du recul pour une fois. Nous débrancher un peu. Peut-être aller nous promener en ville, comme nous-
- Comme nous le faisions avant ?" elle me coupe avant de s'interrompre. " Je n'arrête pas de t'expliquer que nous n'avons jamais fait ça dans le monde réel. C'était juste des éléments de contenu qu'on a regardé ensemble. Quelque chose qu'on a vu dans le goutte-à-goutte. C'était pas nous, c'était pas réel. Pourquoi ne pas te rebrancher et venir me rejoindre. T'as manqué plein de nouveaux épisodes.
- Je vais bien, ça ira comme ça."

Elle hausse les épaules. " Comme tu voudras."

Je pose la rose sur la table et me cale dans le fond de mon fauteuil. Il doit y avoir plus dans cette putain de vie que cette merde de goutte à goutte. Quelque chose de vrai.
Quelque chose qui vaille la peine d'être vécu...

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