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3 déc. 2021

564. L'homme invisible


Marius était invisible. Et pour le prouver, pour la cinquième fois ce jour là, quelqu'un lui rentra encore dans le chou par inadvertance. Il n'était pas rare de rentrer en collision dans les passages étroits de la station de la colonie de Thèbe. Ce qui était inhabituel, c'était que la personne s'arrête pour s'excuser.
"Je suis désolée, je n'ai pas fait attention et je vous avais pas vu là", lui déclara-t'elle.
Marius se leva de sa position accroupie et se tourna vers sa tamponeuse. C'était Marylou.
" Pas de problème, ma-dame... "

Sa langue avait failli fourcher. Changer le nom de Marylou en "madame" aussi rapidement qu'il le pouvait avait frisé l'exploit. Marylou se remit de sa surprise pour se donner un air perplexe. Il l'avait observée lors de plusieurs de ses promenades dans les tunnels cachés, mais bien sûr, elle n'était pas au courant. Marius n'était même pas sûr de connaître vraiment son nom. Il prit les devants de l'échange de civilités pour couvrir son erreur.
" Bah, vous savez, petits couloirs étroits  et tout. C'est pas de votre faute si je me fond dans le décor."

Marylou esquissa un sourire et se remit de sa surprise tandis qu'elle continuait dans la coursive. Il se passait trop de choses dans sa vie pour avoir une pensée pour cet agent d'entretien sans nom et ses bizarreries. Mais... ce n'était pas juste de la part de Marius, Marylou faisait partie des gens bien. Elle n'était pas du genre à errer dans les couloirs, ignorant ceux qui l'entouraient. Alors qu'il la regardait s'éloigner, Marius sentit que quelque chose n'allait pas. Il avait observé Marylou assez longtemps pour percevoir des changements subtils dans son comportement.

Il se pencha et termina de remettre en place le couvercle du recycleur d'air aussi vite qu'il le put. Il savait comment régler ça. Il rassembla ses outils et enfila la coursive jusqu'à ce qu'il atteigne une ramification du couloir principal. Ce passage sans issue était aussi indescriptible qu'un labyrinthe. La même tôle lisse le recouvrait tout comme la coursive principale, sa surface n'étant brisée que par ce qui semblait être un minuscule conduit de ventilation. Marius l'ouvrit pour révéler un clavier. Une fois qu'il eut entré son code d'accès, tout la cloison de l'impasse glissa, devenant un trou noir dans l'apparence grise et terne du hall par ailleurs. Il s'avança dans l'obscurité, loin de l'examen minutieux des lumières.

À un certain niveau instinctif, les gens avaient dû se rendre compte qu'il y avait plus à bord de Thèbe que ces salles grises et élégantes. Mais personne ne semblait savoir qu'il y avait des tunnels cachés. Chaque partie de la station était reliée à ce que les ingénieurs de l'installation avaient appelé "travées de maintenance". Ces petits couloirs aidaient à isoler les habitants de la station des dangers de l'espace. Comme les coupe-feux dans les zones boisées du côté d'Arcachon, ces travées d'entretien étaient capable d'arrêter la propagation de toute force destructrice. Cette zone abritait également tous les tuyaux, évents, puits et systèmes de support qui rendaient supportable la vie à l'intérieur de la station.

Alors que la porte cachée se refermait, l'anxiété de Marius s'estompa avec la lumière supplémentaire. Il resta une minute à respirer l'huile, la poussière et la crasse qui remplissaient ces sanctuaires intérieurs. Au fur et à mesure que sa poitrine se dilatait, il se redressa un peu, ne se sentant plus confiné.

Marius aimait être invisible. C'était son super pouvoir. Dans les couloirs de la station, cela lui permettait d'entendre des choses qu'il ne devrait pas. En fait, il pouvait souvent se rendre dans des endroits où il n'avait normalement rien à faire. Personne n'avait jamais interrogé l'agent anonyme qu'il était. Pendant ses heures de maintenance, personne même ne pouvait le voir. Ces tunnels bruts et non polis dépouillaient toute la splendeur apparente de Thèbe. Ici, Marius pouvait voir la vraie nature de la station.

Une fois ses yeux ajustés, il se dirigea vers l'unité d'habitation de Marylou. Il se doutait qu'il y trouverait la source de la détresse de la jeune femme.
Alors que Marius se déplaçait le long de son tunnel caché, il passait devant la vitre sans vie de chaque unité de logement. Ces vitres étaient une mer de verre noir et lisse comme celles qu'on voit sur les smartphones. Chacune encadrée par un enchevêtrement compliqué d'engrenages, de fils et de tuyauterie. Ils agissaient comme des miroirs sans tain dans l'unité. Marius était à peu près sûr d'être certain que c'était censé être une fonction restreinte. D'autant plus qu'une fois qu'on avait entré le bon code, on pouvait ouvrir le volet sans problème pour accéder directement dans l'unité.

Il atteignit l'unité de Marylou et entra son mot de passe dans le clavier à côté du volet de visualisation. Il prit vie avec une douce lueur lorsque la fenêtre noire se débarrassa de sa noirceur pour révéler le contenu de l'unité.
Les logements étaient assez petits et tous avaient le même plan d'étage. Du là où se touvait Marius, le côté gauche contenait un lit et une petite cloison qui masquait la salle de bain. Le côté opposé de la pièce était meublé d'un petit bureau métalique et d'une petite télé murale.

Jason, le petit ami de Marylou, était seul dans la pièce, sa taille et ses larges épaules soulignant à quel point ces pièces étaient exiguës. Il se tenait à l'avant de l'unité, dos à Marius, tenant une bouteille de whisky. Jason était un ivrogne. Pas du genre amusant non plus, plutôt du genre à se faire virer du bar ou se voir menotter par les flics après un bon coup de bombe à poivre.
"Salope" grommela Jason.
Puis, plus fort, " Tu penses vraiment que que tu peux me laisser tomber comme une vieille chaussette ? "
Jason continua à marmonner des insultes que Marius ne pouvait comprendre tandis qu'il jetait la bouteille contre la porte. La gravité sur Thèbe était suffisamment inférieure à celle de la Terre pour que la bouteille reste intacte, heurtant la porte avec un bruit sourd.
Les épaules de Jason se tendirent. Il se précipita vers la bouteille, l'arracha du sol et commença à la frapper contre la porte. Quelques coups sourds plus tard, Jason jeta les restes brisés de la partie encore intacte de la bouteille sur le bureau.

Marius soupira et éteignit le volet de visualisation. Son intuition le confirma. Il avait déjà vu ce film. Lorsque Marylou allait réintégrer ses pénates, elle allait subir une autre raclée. Et Marius ferait ce qu'il avait toujours fait : regarder en silence sa douleur. Il actionna un interrupteur au-dessus du clavier qui activa l'alarme d'entrée. Une lumière verte au-dessus de la vitre brilla dans l'obscurité relative.

Marylou se rendait généralement au marché lorsqu'elle essayait d'éviter Jason. C'était le seul espace public sur la station lui garantissant la protection rassurante des gens qui l'entouraient. 
Au lieu d'attendre ici que l'alarme d'entrée ne passe au rouge, Marius se dirigea lui aussi vers le marché.
Au bout d'un certain temps, les vitres cessèrent de ponctuer l'enchevêtrement des machines, qui s'organisèrent davantage. La tuyauterie s'allongeait à angle droit dans le hall tandis que Marius atteignait une autre impasse. Les tuyaux et les conduits de ventilation de chaque côté de lui disparurent dans une cloison lisse qui contenait encore un panneau de visualisation et un clavier. Dans le coin de cette alcôve, une serpillière et un seau qu'il avait laissés dans ce secteur montaient la garde. Les produits de nettoyage lui fournissaient une excuse commode pour être présent parmi les colons. Il entra son code et glissa rapidement le seau et la vadrouille dans la lumière aveuglante du marché.

Le marché était moins claustrophobique que le secteur des habitations. Chaque magasin avait deux étages, même si le deuxième était inaccessible depuis le marché. Le plan du secteur formait une grande croix, chaque bras de cette dernière longeait une longue rue bordée de ces immeubles à deux étages. Le long de chaque voie, au-dessus des têtes, se trouvait une bande de faux ciel bleu qui cachait les lampes UV.
Marius se tenait là dans une petite ruelle, partant de la rue principale. Sa prise se resserra de peur autour de son balais-brosse alors qu'il essayait de comprendre sa stupidité. Dans sa précipitation, il n'avait pas vérifié la vitre avant de quitter la sécurité de ses tunnels. Sous ses yeux, deux adolescents se tenaient à plus de deux mètres de lui. Ces ados debout étaient entrain de distribuer une rafale de coups de poings et de coups de pieds alors qu'ils frappaient un troisième, allongé et recroquevillé au sol, impuissant, en position fœtale. Ils étaient tellement occupés et absorbés par leur tabassage qu'aucun des deux ne remarqua Marius.

Alors qu'il se demandait quoi faire ensuite, ses options lui furent confisquées lorsque le garçon au sweat à capuche vert arrêta ses coups furieux pour s'essuyer le front et aperçut Marius dans sa vision périphérique. Avant que le garçon ne puisse se tourner pour lui faire face, Marius sortit sa serpillière de son seau et commença à nettoyer un endroit au hasard sur le sol. Il était trop tard cependant ; il avait été vu,  son pouvoir disparaissait avec son anonymat.

Le garçon ouvrit la bouche, probablement pour répondre à l'apparition soudaine de Marius, mais fut coupé dans son élan alors qu'il était tiré en arrière par sa capuche. Les deux agresseurs furent arrachés à leur proie et poussés contre le mur opposé.
Marylou se tenait entre eux et le garçon au sol, un masque de fureur inondant ses traits.
"Qu'est-ce que vous pensez que vous faites, tous les deux ? " leur cria-t'elle.
- Rien m'dame, on était juste entrain de jouer." dit le garçon au sweat vert. Il se tourna pour jeter un coup d'œil à Marius, le pointant du doigt.
"Vous voyez ce type là-bas, il sait tout. Il a tout vu."
Marylou jeta un coup d'œil dans sa direction, cherchant une réponse. Marius ne put que lui répondre par le silence.
Les deux adolescents saisirent l'occasion et se précipitèrent dans la ruelle avant que Marylou n'ait pu les arrêter. Le troisième ado se leva, tenant son épaule.
"Merci", fit-il, avant de retourner en courant se perdre dans la foule du marché.
Marylou soutint toujours le regard de Marius.
"Vous savez ce que ça fait de vous, si vous restez là, à ne rien dire, à ne rien faire ? " lui dit-elle.
Marius tressaillit et baissa les yeux. Il s'assit là dans la colère tranquille de sa déception, travaillant le courage d'une réponse. Il était hors de son élément maintenant.
"Désolé madame. Nous ne sommes pas tous des guerriers."
Il leva les yeux et Marylou regardait dans sa direction, distraite. Elle établit à nouveau le contact visuel.
"C'est pas faux. Mais nous devrions l'être." Avec un hochement de tête déterminé, elle sortit de la ruelle.

Secoué par la rencontre, Marius décida de réintégrer la zone de confort de ses tâches de maintenance pour le reste de la nuit. Il vaqua à ses occupations. Vérification des filtres à air, des niveaux de liquide de refroidissement et des compteurs de consommation d'énergie sur chaque unité du secteur de Marylou. Allumant de temps en temps une vitre pour voir ce que faisaient ses collègues colons.

Une certaine Yvanne, telle la mère Michel qui a perdu le sien, cherchait encore son chat. Les miettes de thon étaient toujours à côté dans l'unité de son voisin George. Une fois par mois, ce dernier attirait le chat. Puis, après quelques jours, George " retrouvait " le chat perdu et devenait ainsi le héros d'Yvanne. Marius n'avait jamais su dire si George était un farceur invétéré ou s'il était amoureux de sa voisine.

Alors qu'Yvanne vérifiait pour la troisième fois sous le lit si son chat y était, la lumière ambiante dans la travée d'entretien changea. Perdu dans ses pensées, Marius mit une minute à remarquer une lueur rouge au loin. Une alarme d'entrée ? Le souffle de Marius se coupa. Il avait oublié ce qui l'avait poussé au marché.

Il arriva à l'unité de Marylou, essoufflé. Se recomposant, il saisit son code d'accès et la vitre s'anima lorsque la tête de Marylou s'écrasa contre cette dernière. Elle se poussait contre le mur quand Jason attrapa ses deux poignets et la força à s'y remettre. Son visage apparut à côté du sien.

"Tu penses que tu peux juste me laisser ? " hurla Jason.
Marylou, calme comme Marius ne l'avait jamais vue, rétorqua : " Oui, je le pense. J'en ai marre de prétendre que je ne vois pas ce que tu es.
- Très bien, Marylou, arrêtons de faire semblant."
Jason ricana en tordant sa prise sur le poignet de Marylou. La panique envahit son visage alors qu'elle tentait de s'en libérer.
" Arrête ça, Jason. Stop -”

Bruit de bois cassé.
Toute la couleur quitta le visage de Marylou. L'incontournable claquement humide de son poignet se brisant s'attarda dans l'unité désormais silencieuse. Marius, regardant avec horreur, sentit tout changer.
Ce craquement effaça toute ligne que Marius s'était juré de ne jamais franchir.

Marylou criait toujours pendant que Jason l'éloignait de la vitre et la jetait aussi fort qu'il le pouvait contre la porte de l'unité. Marylou glissa à travers la pièce, heurtant la porte avec un faible bruit sourd alors qu'elle tombait au sol. Les épaules de Jason se tendirent.

Marius jeta un coup d'œil au reste brisé de la bouteille de whisky sur le bureau; ne tenant plus que par son goulot et prit une décision. Pour la deuxième fois ce soir là, Marius se glissa dans une pièce sans se faire remarquer.

Il sauta.
Aidé par la faible gravité, Marius atterrit sur le dos de Jason, les bras autour de son cou. Les pieds de Marius touchèrent le sol et il serra aussi fort qu'il le pouvait. Jason, se penchant légèrement en arrière, grogna de surprise et commença à secouer les épaules afin de se libérer de la prise de Marius.
Une fois la surprise dissipée, Jason se concentra davantage sur sa libération. Marius pouvait déjà sentir sa détermination se desserrer avec son emprise.

Un choc.
Marius sentit tout ce qui avait impacté Jason résonner dans son propre corps. Juste comme ça, la marée s'inversa. Marylou avait dû le frapper ou quelque chose du genre, mais quoi qu'elle ait fait, Jason perdit pied et donna à Marius l'effet de levier dont il avait besoin pour renforcer son emprise. Lentement, mais plus rapidement qu'il ne l'aurait pensé, les protestations de Jason s'affaiblirent jusqu'à ce qu'ils soient tous les deux au sol.
C'est à ce moment-là que Marius remarqua le goulot de la bouteille de whisky qui dépassait de l'abdomen de Jason.

Pour la première fois depuis qu'il était entré dans la pièce, il regarda Marylou. Elle se tenait devant eux, les mains collées à la poitrine. Elle regarda Jason avec horreur alors que Marius se relevait et commençait à traîner son corps jusqu'à la travée de maintenance. Alors qu'il atteignait le bord de l'unité, elle regarda Marius et lui dit " Marius, je - 
- Je n'ai rien vu", compléta-t'elle.
La bouche entrouverte, ses yeux rencontrèrent ceux de Marius, son choc initial remplacé par une interrogation.
"Et moi non plus", la rassura Marius.

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