Bienvenue, curieux voyageur

Avant que vous ne commenciez à rentrer dans les arcanes de mes neurones et sauf si vous êtes blindés de verre sécurit, je pense qu'il serait souhaitable de faire un petit détour préalable par le traité établissant la constitution de ce Blog. Pour ce faire, veuillez cliquer là, oui là!

9 déc. 2020

454. Avant l'heure, c'est pas l'heure; après l'heure, c'est plus l'heure...


Le mec n'avait ni carte de visite, ni référence, et n'avait même pas un semblant de motif apparent pour expliquer l'objet de sa visite. (Si ce n'est le soit-disant rendez-vous qui brillait par son absence dans l'agenda de la secrétaire). Mais Mamzelle Duclos pouvait bien piailler tout ce qu'elle voulait brailler, hors de question pour lui de se laisser décourager.

Conti Moretto était un homme balèze, extrêmement occupé, qui n'aimait pas les casse-bonbons et encore moins les casse-couilles. Il avait la constitution d'un sumotori, l'âme d'un prédateur carnassier, et son temps n'était jamais facturé moins de dix-mille balles de l'heure. 
À sa connaissance, - et il avait un carnet d'adresses bien fourni - y avait pas un péquin dans le voisinage dont le temps se vendait aussi cher que le sien. 
Et on dit que le crime ne paie pas ? 
Bah ! La tactique de la jungle avait payé. 
Toute la concurrence avait été nettoyée par ce que l'on nomme la civilisation. Pénétrant dans son bureau du pas lourd et pesant d'un gladiateur entrant dans l'arène, Conti accrocha son chapeau au porte-manteau, jeta un coup d'œil à la pendule murale et nota dans un coin de sa caboche qu'elle indiquait midi sept.

Après avoir posé ses fesses dans le fauteuil derrière son bureau, il porta un regard expectatif sur la porte qu'il venait de franchir. Son attente dura pas plus de temps qu'il n'en faut à un clebs à poils longs et mouillés pour secouer son arrière-train et vous inonder le bas comme le gras des mollets.
Grinçant des vertèbres rien que d'y penser, Conti se pencha en avant et pressa son pouce sur le bouton rouge situé sur son bureau.

-"Qu'est-ce qui déconne chez vous?" glapit-il en direction de Marguerite Duclos lorsqu'elle fit son entrée dans son antre. "Vous ne vous arrangez pas avec le temps. C'est la ménopause qui vous guette et vous travaille ou quoi?".
Elle s'arrêta dans son mouvement, longiligne, digne et précise, faisant une pause, lui faisant face de l'autre côté du bureau imposant, avec, dans les yeux, toute l'humilité engendrée par la peur que lui inspirait son patron. 
Conti Moretto n'employait que celles ou ceux qu'il connaissait à fond.
" Je suis désolée, Mr.Conti, j'étais -
- Je m'en tape de votre alibi. Remuez-vous les fesses - sinon ça va chier pour vous  ! La rapidité, voilà ce que j'aime. La vitesse pure - vous comprenez?
- Oui, Msieur Conti.
- Partanin n'a pas encore appelé?
- Non, Mr.Conti.
- Il devrait en avoir terminé maintenant si tout s'est bien passé."
Il jeta encore un œil sur la pendule, puis tapota son bureau d'un air irrité. "S'il a foiré et que son avocat se pointe, dîtes lui de laisser mariner Partanin. Il est pas en position de l'ouvrir de toute manière. Un petit séjour en taule apprendra à ce petit con de pointeur à pas jouer au con sans effacer ses traces.
- Oui, Mr.Conti. Il y a un vieil-
- La ferme ! J'ai pas fini. Si Révan appelle et raconte que la coccinelle est passée au travers du grillage, appelez Somolon et passez-lui l'info sans perdre de temps ! C'est important."
Il réfléchit quelques instants, "Il y a cette réunion au ministère à 12h45. Dieu sait à quelle heure elle se terminera, mais s'ils cherchent la merde, ils vont en avoir à la pelle. Si on me demande, vous ne savez pas où je suis et vous n'espérez pas mon retour avant 16h30.
- Mais, Mr.Conti-
- Vous avez entendu ce que je viens de vous dire ? Je verrai per-sonne avant 16h30.
- Il a un homme qui est déjà là", arriva-t'elle à formuler d'un air contrit. " Il dit que vous avez rendez-vous avec lui à midi et quart.
- Et vous vous êtes laissée embobiner par son baratin?" 
Il dévisagea la vieille fille en affichant un profond mépris.
" Je ne fais que vous répéter ce qu'il m'a dit. Il avait l'air sincère.
- Vlà autre chose," s'esclaffa Conti. "La sincérité dans ma salle d'attente. Manquerait plus que ça. Il a dû se tromper d'adresse. Dîtes lui d'aller se jeter sous le métro.
- Je lui ai dit que vous étiez sorti et que je n'avais aucune idée sur l'heure de votre retour. Il s'est assis et a dit qu'il allait attendre parce que vous alliez revenir à midi sept."
Sans même se concerter, ils jetèrent en parfaite synchronisation un coup d'œil sur la pendule. Conti leva son poignet gauche, en releva le revers de manche et reluqua sa propre tocante comme pour vérifier l'heure affichée sur la pendule.
" C'est ce que les cerveaux du conseil scientifique appelleraient de la pré-connaissance ou ceux de Bercy un délit d'initié. Mais moi, j'appellerai plutôt ça un sacré coup de bol. Une minute plus tôt ou plus tard lui aurait donné tort. Il devrait jouer au tiercé, ce vioque."
D'un geste de la main, il lui fit signe de foutre le camp. "Débarrassez-vous en - ou dois-je faire appeler les gros bras de la sécu pour s'en occuper à votre place?
- Ce ne sera pas nécessaire, Mr.Conti. Il s'agit d'un vieillard, ...qui plus est aveugle.
- Rien à secouer qu'il soit aveugle, manchot ou même cul de jatte, c'est son karma. Foutez le moi dehors."
Obéissante, elle s'éjecta du bureau. Quelques instants plus tard, elle était de retour avec l'air martyrisé d'une personne sachant qu'elle allait affronter une tempête pire que la précédente. 
" Je suis vraiment désolée, Mr.Conti, mais le vieil homme insiste, il dit qu'il a un rendez-vous avec vous à midi et quart. Il dit qu'il est là pour vous rencontrer au sujet d'une affaire personnelle de la plus haute importance."
Les yeux de Conti balayèrent le mur avant de venir se reposer une fois de plus sur la pendule. Elle indiquait midi treize. Il répondit  avec une emphase toute sardonique " Je connais pas de vieil aveugle et je n'oublie jamais mes rendez-vous. Balancez le dans la cage d'escaliers."
Elle hésita, se balançant d'un pied sur l'autre, les yeux exorbités. "Je me demandais si-
- Si quoi ?
- S'il ne vous aurait pas été envoyé par quelqu'un qui ne souhaiterait pas qu'il puisse vous reconnaître ou vous identifier."
Conti rumina ça quelques instants, puis dit " Pas impossible. Je vois que ça vous arrive encore de temps en temps d'utiliser vos neurones. Comment qu'il s'appelle déjà?
- Il ne veut pas le dire.
- Et la raison de son rendez-vous?
- Non plus.
- Hmmm! Je lui donne deux minutes. S'il est venu faire la manche pour une ONG, je le balourde par la fenêtre. Dîtes lui que mon temps est précieux et faites le entrer."
Elle sortit puis revint, accompagnée du visiteur auquel elle avança une chaise. La porte se referma sans bruit derrière elle. La pendule indiquait midi quatorze.
Conti se cala dans le fond de son fauteuil et examina son visiteur, le trouvant de taille élevée, décharné et coiffé d'une touffe blanche. Le vieux était entièrement revêtu de noir, un noir profond, sombre et solennel qui accentuait la brillance du bleu pâle de ses yeux aveugles qui tranchaient eux-même sur son visage émacié et sans couleur.
Ses yeux étranges étaient la particularité la plus frappante du vieil homme. Ils avaient cette très curieuse qualité de pénétration aveugle comme si, d'une certaine manière ils pouvaient percer jusqu'au cœur des choses qu'ils ne pouvaient voir.
Ressentant pour la première fois de sa vie une sourde alarme, Conti dit: "Que puis-faire pour vous?
- Rien," répondit le vieillard. "Absolument rien."
Sa voix, légèrement caverneuse, n'avait pas plus de volume qu'un murmure, et, avec elle, une étrange froideur envahit la pièce. Il se tenait assis là, face au bureau, les yeux fixés sur tout ce qu'un aveugle ne pouvait voir. La froideur s'intensifia, devenant mordante. Conti frissonna. Il se secoua pour reprendre le contrôle de son épiderme.
"Ne prenez pas mon temps à la légère," l'avertit Conti. "Expliquez-moi la raison de votre présence ici ou foutez le camp.
- Personne ne prend le temps de personne. C'est le temps qui prend les gens.
- Arrêtez de vous foutre de ma gueule et de jouer avec les mots. Que voulez-vous ? Qui êtes vous ?
- Vous savez qui je suis. Tout homme est un soleil brillant sur lui-même jusqu'à ce qu'il soit assombri par son sombre compagnon.
- Vous vous croyez drôle ? rétorqua Conti, frigorifié.
- Je ne suis jamais drôle.
Un éclair jaillit des yeux de Conti tandis qu'il se levait, approchant un doigt du bouton d'appel rouge placé sur son bureau. "Arrêtez vos conneries ! Que voulez-vous?"
Étendant soudain un bras dépourvu de longueur ou de texture, la Mort murmura tristement, "Vous!"
Et elle l'emporta.
La grande aiguille indiquait exactement le quart passé l'heure de midi sur la pendule murale.

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