14 mai 2025

1057. Échos d'Outre-Temps

 


 ÉCHOS D'OUTRE-TEMPS


Tout débuta dans un murmure d’ombres et de menaces voilées, un grondement sourd qui enfla jusqu’à ce que des chaînes invisibles – les tarifs douaniers – enserrent le monde. Les prix s’envolèrent, tels des corbeaux affamés quittant un charnier. Partout, la révolte grondait, née de la faim, des taudis vacillants et du désespoir face à l’inflation galopante. Les bergers, drapés dans leur opulence, riaient des plaintes des moutons faméliques, leurs coffres débordant tandis que le peuple s’effritait. Puis le chaos s’embrasa, planétaire, implacable. Les nations, dans une danse macabre, s’accusèrent, se frappèrent de taxes toujours plus lourdes, jusqu’à ce qu’un doigt – un seul – effleure l’interdit : LE BOUTON, l'abominable bitonio. En un éclair, le monde bascula dans l’abîme.

Des années s’étaient écoulées depuis que la terre s’était dévorée elle-même, vomissant cendres et ruines. Julie, errante dans ce cauchemar, avait perdu le fil du temps, dissous dans l’éternité brisée de ce monde. Le vent, un spectre hurlant, sifflait à travers les ossatures d’acier tordu et les murailles de béton éventrées, un chant funèbre devenu l’hymne de sa solitude. Son sac à dos, alourdi de secrets, mordait ses épaules, mais elle avançait, inexorable, guidée par un pouls fragile émis par sa radio – un battement d’espoir dans un océan de parasites.

« Sanctuaire. Ici l’Avant-poste Sept. Si quelqu’un reçoit ce signal… nous avons des vivres, un abri. Les coordonnées suivent. »

La voix, grave et trop calme pour ce monde en lambeaux, tournait en boucle depuis des semaines. Une voix d’homme, un phare dans la tempête, mais teintée d’une sérénité inquiétante. Julie n’y croyait qu’à moitié. Les messages, d’ordinaire, étaient brefs, hachés, parfois les râles d’agonisants ignorant leur propre fin. Mais celui-ci… il semblait vivant, vibrant, différent. 
Ses doigts effleuraient la radio à sa ceinture, ce vieux boîtier de métal froid, vestige d’un camion militaire pillé des mois plus tôt, avec ses deux batteries – ses seuls compagnons dans ce désert.
Les coordonnées l’entraînèrent vers le nord-est, à travers les squelettes blafards de banlieues oubliées, où des champs jadis fertiles exhalaient une odeur âcre de betteraves tournées en vinaigre. Elle marcha des jours, s’abritant sous des panneaux publicitaires effondrés ou dans des fossés humides, réveillée par les grattements des rats et les hurlements lointains de créatures innommables tapies dans l’ombre.

Au cinquième matin, elle le trouva : un bunker, à demi englouti dans une colline, sa porte rouillée frappée d’un « 7 » à peine lisible sous la crasse. Aucun pas, aucun souffle de vie. Rien, hormis une antenne dressée au sommet, bourdonnant d’une énergie mystérieuse. Le silence était oppressant, comme si le monde retenait son souffle. Julie frappa à la porte. Une fois, puis une seconde fois, plus fort. L’écho résonna, creux, comme le cri d’un tombeau scellé.
Rien.
Ses doigts se crispèrent sur la poignée, verrouillée, bien sûr. Avec un grognement, elle sortit un pied-de-biche de son sac.
" Attends."
La voix, surgie de la radio à sa hanche, la figea. C’était pas la voix de l’enregistrement. Elle était vivante, humaine, vibrant d’une urgence contenue.
" Tu ne devrais pas être ici."

Les parasites crépitèrent, puis s’évanouirent. La voix, toujours calme, portait désormais une fêlure, une peur tapie dans ses graves.
Julie décrocha la radio, ses mains tremblantes. " Qui êtes-vous ?"
Un silence, lourd comme une pierre tombale. Puis, plus bas : " Tu es Julie, n’est-ce pas ?"

Le monde vacilla. Elle n’avait pas entendu prononcer son nom depuis des lustres, pas depuis… Non. Impossible. Elle pressa le bouton de transmission, la douleur irradiant dans ses phalanges. " Comment vous savez qui je suis ?"

Un soupir, non pas dans la radio, mais de derrière la porte. Un souffle vivant, de l’autre côté du métal. Quelqu’un était là.
La poignée tourna. La porte s’ouvrit dans un grincement sinistre, révélant une obscurité suffocante. Un homme émergea, pâle comme un spectre, ses os saillant sous une peau tendue, ses yeux creusés par des années de ténèbres. Il la dévisagea, non pas comme une étrangère, mais comme un fantôme revenu d’outre-tombe.
" Je t’attendais", murmura-t-il, tandis que la radio dans sa main crachait à nouveau : « Sanctuaire. Ici l’Avant-poste Sept… »

Le sang de Julie se glaça. Son sourire n’était pas celui du soulagement, mais d’une reconnaissance inquiétante. " Tu es pile à l’heure." continua l'homme.

La radio lui échappa, s’écrasant sur le béton, continuant de psalmodier son message – avec sa propre voix, mais des mots qu’elle n’avait jamais prononcés. Comment… ?
L’homme vacilla, comme si la lumière du jour le consumait. Ses lèvres gercées s’entrouvrirent, son regard trop perçant. " Vous n’êtes pas réel", souffla Julie.

Le vent siffla, charriant une odeur de cendres et de terre mouillée. Le monde semblait fragile, un voile prêt à se déchirer. L’homme laissa échapper un rire sec, râpeux comme des os frottés. " C’est drôle. J’allais dire la même chose de toi."

Il recula, laissant la porte béante – une invitation, ou un piège ? Julie sentit son pouls marteler sa gorge. Chaque fibre de son être hurlait de fuir, mais la radio, à ses pieds, continuait de murmurer sa propre voix. Elle se pencha, ramassa l’appareil, son poids ancrant sa réalité.

" Expliquez-moi", ordonna-t-elle, sa voix plus ferme qu’elle ne l’était elle-même.

L’homme s’enfonça dans l’ombre du bunker. Elle le suivit.
L’air à l’intérieur était épais, saturé d’une odeur de poussière et de pourriture sucrée. Une ampoule vacillante jetait une lueur blafarde sur un lit défait et un bureau encombré de matériel radio. Les murs… Julie retint un cri. Des photos, des dizaines, alignées avec une précision morbide. Des visages inconnus, et d’autres… le sien. Un Polaroïd, près du bureau, montrait une Julie plus jeune, plus souriante, un sourire qu’elle ne se souvenait pas d’avoir offert.

" Qu’est-ce que c’est que ça ?" Sa voix claqua comme un fouet.
L’homme, assis à son bureau, caressait un vieux magnétophone où tournait la cassette maudite. " Tu es morte", dit-il doucement. " Il y a trois ans, près de Beauvais. Une balle de pillard."
Un frisson glacé parcourut Julie. " Foutaises."
Il ne la regardait pas. " Je t’ai vue mourir. Je t’ai enterrée."

La pièce tangua. Julie s’agrippa au bureau. " Alors, qui je suis ?"
Il leva enfin les yeux, et son regard lui coupa le souffle. "Un signal."
La cassette tournait, inlassable. Sa propre voix. « Sanctuaire. Ici l’Avant-poste Sept… »

Julie pressa ses tempes, comme pour retenir les fragments de sa réalité. " Vous dites que je suis un fantôme ?"
Il secoua la tête. " Tu es bien là, mais tu n’étais pas censée revenir."

Il ouvrit un tiroir, en tira un cahier cartonné aux pages jaunies. Lorsqu’il l’ouvrit, Julie reconnut son écriture : « Jour 47. Le signal s’amplifie. Arnaud pense à un piège, mais je dois savoir. »

Arnaud! Le nom résonna, un écho dans le vide de sa mémoire. Des flashes – un feu de camp, un baiser, un coup de feu – s’évanouirent avant qu’elle ne puisse les saisir.
" Pourquoi je suis ici ?" murmura-t-elle.
L'homme fixa le magnétophone. " Parce que le signal te ramène toujours."

Dehors, le vent s’était tu, le monde figé dans une attente oppressante. Julie, cahier en main, pouvait fuir. S’éloigner de cet homme, de cette voix, de cet impossible. Mais le signal, sa propre voix, continuait de l’appeler.
" Viens avec moi", proposa-t-elle.
Il esquissa un sourire triste. " Je ne peux pas.
- Pourquoi ?
- Parce que c’est moi qui suis mort, Julie."

Le magnétophone cliqueta. La boucle recommença.
« Sanctuaire. Ici l’Avant-poste Sept… »
Et dans cette voix, Julie entendit son propre chagrin, l'écho d’un deuil qu’elle ne comprenait pas encore.

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