14 févr. 2024

865. Pécheurs sous un Soleil agonisant

 

PÉCHEURS SOUS UN SOLEIL AGONISANT

Contrairement à ce que vous avez pu voir au cinoche ou sur Netflix, les apocalypses n'arrivent pas lors de catastrophes soudaines et dramatiques comme dans les conneries hollywoodiennes. Elles arrivent généralement à petits pas, lentement – ​​minutieusement – ​​pendant que la moitié de la planète essaie de convaincre l’autre moitié que tout ça n’est qu’un canular, que le soleil peut pas s’éteindre, que c’est juste rien qu’un complot gouvernemental visant à faire monter les cours des actions ou à cacher des traceurs nanométriques dans nos boissons, dans notre eau ou quelle que soit la théorie du complot du moment. Ouais, ben si je compte bien sans me tromper, ça fait aujourd'hui 72 ans depuis 2023 et les premières giga éruptions solaires qui ont commencé à vider le Soleil de sa matière.
Techniquement, le soleil ne s'est peut-être pas encore « éteint », mais il s'en rapproche. Chaque matin devient de plus en plus sombre. Les enfants ne savent même plus quelles sont les saisons.

J'ai toujours pensé que si y avait une apocalypse, si les zombies se réveillaient et nous dévoraient tous, je voudrais pas survivre à la première vague. Quel genre de mec ou de gonzesse voudrait rester dans les parages pendant une apocalypse zombie et passer le reste de sa misérable vie seul et perpétuellement effrayé par sa propre ombre menaçante ?

Eh ben, maintenant je connais la réponse. Il se trouve que le cerveau humain a un désir incroyablement fort de rester en vie, quelles que soient les circonstances. Bien sûr, je sais que le soleil est en train de mourir. Je sais le monde va geler encore plus qu’il ne le fait depuis trois décennies et ce ne sera qu’une question de temps avant que nous nous frigorifions et mourions d’une mort horrible. Mais mon cerveau n’a pas encore tout à fait compris ça, alors ça me maintient en vie de force. Il est déterminé à obtenir des places au premier rang pour la fin de l’humanité. Si possible avec des popcorns.

Et si je dois rester. . . eh ben, je vais en tirer le meilleur parti.

Il était clair dès le départ que même à la fin du monde, les humains aiment accorder de la valeur à des produits aléatoires, même si ces produits ne semblent pas grand-chose à première vue. Les plantes vertes, d'une part, réelles, rares, destinées à être mises sous clé et vendues aux enchères aux riches juste pour assouvir leur besoin de trouver de nouveaux moyens de prouver leur valeur, leurs fortunes insignifiantes.

Mais apparemment, les plantes ne survivent plus en plein air mais sont toujours jolies à regarder. Le marché noir semble penser que leur ADN est un coffre-fort d’informations et une promesse de progrès scientifique – à condition de savoir comment l’ouvrir. C'est du moins ce que m'a dit mon acheteur. Et maintenant, cet ADN végétal n’a pas de prix pour les héros qui tentent encore de sauver ce qui reste de la planète.

Qui suis-je pour discuter avec les experts ?

Il est temps de nous réveiller et de sentir l'apocalypse. Quel ancien politicien milliardaire va se soucier d’une plante disparue alors qu’elle va mourir aussi horriblement que le reste d’entre nous, les gens ordinaires ? J'ai pas toujours été un voleur, mais à mesure que l'horloge de la fin du monde avance de plus en plus vite, moins je peux trouver la capacité de me soucier de la mortalité moralité de tout ça.

Au début, je me suis lancé dans ce métier pour le fric, mais lorsque le concept d’argent et d’oseille liquide a cessé de signifier quoi que ce soit, j’ai quand même continué à le faire comme pour prouver un point : aucun nombre de clôtures de haute sécurité, de coffres-forts ou de sirènes ne suffirait à les protéger du même sort que nous autres. Tout le monde ici sait que leurs maisons sont des cibles potentielles pour le pillage ; pourquoi cela devrait-il être différent pour eux ? Avec chaque cambriolage, je les ramenais à la réalité de la vie sur cette planète obscurcie et brisée.  

Ce cambriolage n’est pas différent. Le frisson crée une dépendance, coupant les clôtures et abattant les caméras comme s'ils constituaient un moyen de dissuasion efficace pour tout voleur digne de ce nom. (Pouvez m'appeler Ali Baba si vous voulez). Je suis une machine d'instinct et d'adrénaline. Je me glisse à travers les lasers et contourne les barrières de sécurité comme une rivière dans un canyon frappé de torticolis. Sur une planète pleine de mort, j'ai l'impression d'être le seul humain encore vraiment vivant.

Le premier agent de sécurité me surprend, mais mon cerveau, voué à la survie, réagit avant lui. C'est la complaisance qui fait tuer les voleurs, alors l'instinct sort l'arme de mon étui et tire sur l'agent de sécurité avant qu'il puisse faire quoi que ce soit pour m'arrêter.

J'avais pas prévu de rencontrer quelqu'un aujourd'hui, et encore moins de commettre un meurtre. Je devrais être flatté que cette cible perçoive les voleurs comme moi comme une telle menace qu'ils seraient prêts à engager des dépenses aussi ridicules que l'embauche de personnel de sécurité – une race en voie de disparition dans une apocalypse – mais tout ce à quoi je peux penser pendant que je continue à travers l'enceinte sombre, c'est à quel point la vie de ces personnes est peu valorisée. Je me dis que si ces gardes de sécurité voulaient rester en vie aussi longtemps jusqu'à l'apocalypse, c'était leur choix. En fait, si vous y réfléchissez bien, je leur épargnais de vivre le drame de l'apocalypse finale – et en leur tirant une balle dans la tête, je faisais preuve de compassion.

Il s'avère que je ne suis pas très convaincant. J'envoie une prière d'excuse tandis que je propulse chaque garde que je rencontre vers un endroit meilleur.

Une nouvelle réflexion me maintient concentré tandis que je poursuis mes exécutions dans les couloirs faiblement éclairés. Si Dieu est réel, et que tout ça n’est qu’un autre déluge biblique, et qu’un type appelé Noé a construit un vaisseau spatial pour reconstruire l’humanité après la mort du soleil. . . eh bien, je souhaite à Noé bien du succès dans ses efforts de construction de vaisseaux spatiaux. Mais je compatis aussi pour les gens qui n'ont pas été sauvés du déluge et qui ne le seront pas maintenant, ceux qui ont péché et qui ressentiront en conséquence la colère de Dieu. Qui est Noé pour décider de qui va vivre ou de qui va mourir ? Regarder le reste de l’humanité mourir sans rien faire pour la sauver ne constitue-t-il pas un péché en soi ? Si Noé est tout autant pécheur que moi, alors je pécherai jusqu’au bout, et si Dieu nous a créés à son image, alors lui aussi doit être un pécheur invétéré.

Par conséquent, Dieu voudrait que je vole cette foutue plante verte.

Je ne suis pas né voleur. Croyez-le ou non, j'étais prof de Yoga avant que le monde parte en cacahuète. Nous avons toujours su que le soleil mourrait au cours de notre vie, donc je suis pas sûr de ce qui nous a amenés au point où les gens ont cessé de se soucier de leur forme physique ou de l'état de droit. 
Tout ce que je sais, c'est qu'à chaque effondrement de gouvernement, à chaque hiver glacial et meurtrier, à chaque culte suicidaire qui surgissait et promettait une mort pré-apocalyptique sans douleur, le monde semblait beaucoup plus petit et les conséquences devenaient plus rares. 
Chaque hiver nous rapprochait d’une ère glaciaire mettant fin au monde, et lorsque c’est la fin du monde, des concepts comme la « morale » sont les premiers à disparaître. Je suis donc là pour en profiter un max. C'est soit ça, soit rester assis et attendre de mourir. Vous pourriez garder votre sainteté intacte si vous choisissiez cette voie, mais vous mourriez également beaucoup plus rapidement de faim ou d'hypothermie si vous n'aviez jamais rien volé. Cela commence avec une couverture, un petit pain ou une chocolatine, quelque chose que vous pouvez échanger contre un repas chaud, puis avant de vous en rendre compte, vous vous faufilez dans le complexe privé d'un ancien dirigeant mondial lors d'une frénésie meurtrière afin de pouvoir vendre sa précieuse plante en pot au marché noir ou sur le bon coin du darkweb.

Alors que des pensées de moralité et le chemin qui mène de la sainteté à la damnation tournent autour de mon esprit, j'arrive enfin au coffre-fort, où la plante attend d'être secourue. J'enfile une paire de lunettes de soleil. Il est difficile de les trouver de nos jours – à quoi serviraient des verres sombres si ce n'est pour assombrir encore plus le monde ? – mais je sais que les vraies plantes ont besoin de beaucoup de lumière artificielle pour rester en vie, alors je me suis préparé. C'est peut-être mon premier vol de plante verte, mais j'ai pas l'intention que ce soit le dernier.    

J'ouvre les portes métalliques du coffre-fort sans trop de difficulté, les sirènes d'alarme retentissant dans l'obscurité. La poussière se répand dans l'air à cause de l'explosion et je suis projeté dans la lumière la plus blanche que j'aie jamais vue. Heureusement, les lunettes de soleil font leur travail, et je vois trois silhouettes courir vers moi, les bottes claquant sur le sol métallique.

Je sors mon arme, mais un autre garde me chope par derrière et me plaque au sol. Il a dû me suivre, choisissant de ne pas engager, sachant que je ferais face à une résistance accrue à l'intérieur même de l'abri et que je ne m'attendrais pas à ce que quelqu'un m'attaque par derrière. J’arrive généralement à éviter les altercations physiques, mais le désespoir me pousse à riposter. Ce foutu instinct de survie réapparaît.

Il est peut-être plus grand que moi, mais je connais les points faibles de son corps. Un coup de coude bien placé dans la région de ses orbites brise ses lunettes de soleil et l'oblige à retirer son bras pour couvrir son visage, me donnant l'espace nécessaire pour me libérer de son emprise, le sauver de l'apocalypse avec mon Glock et affronter mes trois adversaires restants.

Je prends une seconde pour prendre la mesure de mon environnement. La voûte du coffre est énorme, ressemble plus à une chambre, et elle est remplie jusqu'au plafond de plantes d'un vert profond. Les plans n'indiquaient pas la taille du coffre-fort ni son contenu, mais je n'aurais jamais imaginé tomber dans une véritable forêt tropicale. Cela fait des années que je n'ai pas vu une photo d'une vraie plante, et ce type en a tout un écosystème planqué dans son sous-sol. Et pour quoi ? Statut ? Fierté ? Juste parce qu'il peut se le permettre ? 
En quelques millisecondes, la colère et le désespoir me consument. L'apocalypse n'est pas seulement l"extinction du soleil, le gel des océans et la descente des ténèbres éternelles - ce sont aussi des gens comme ce frimeur  qui accumulent des sommes exorbitantes de richesse juste pour pouvoir aller à la rencontre de Dieu avec autant de pouvoir superficiel qu'humainement possible. Bordel de merde, personne ne lui a-t-il donc dit que nous n'emportions pas de biens matériels avec nous lorsque nous mourons ? Voler pour survivre et ramener les riches sur terre est une chose. Mais garder ça en réserve ? Ça dépasse de loin toute notion de survie. C’est la cupidité dans sa forme la plus pure et la plus dénuée de sens.

Les héros opérant au sein du marché noir s’effondreraient à la vue de toutes ces plantes et déclareraient probablement que l’humanité a enfin une chance de salut. Je suis même pas sûr que l’humanité vaille la peine d’être sauvée à ce stade.

Peut-être que je commence à comprendre le point de vue de Noé.

L'instinct de survie réapparaît, et je tire malgré moi sur les gardes, mais mon arme s'enraye, bloquée.

Intervention divine ?

Je plonge hors du champ de tir des gardes et m'approche suffisamment pour engager un combat au corps à corps, mais je suis un voleur, pas un catcheur ni un adepte de Krav-maga. J'ai accompli d'innombrables tâches, mais aucune d'entre elles n'impliquait une bagarre physique avec plus d'une personne à la fois. Comme je l’ai dit, les agents de sécurité sont une race en voie de disparition, les confrontations physiques sont donc rares.

J'arrive à enfoncer la crosse de mon flingue dans la tête d'un garde, à balancer un coup de pompe dans l'aine d'un second, à lancer mes poings dans le bas du dos de l'autre, en bougeant continuellement pour qu'ils n'aient pas assez de temps pour viser et me tirer dessus. Je prends plus de coups en retour que je ne peux en compter. Du sang – je ne sais pas de qui – se répand sur une feuille voisine. Ensuite, l'un d'eux parvient à attraper mes lunettes de soleil et me les arrache avant que je réalise qu'est-ce qui se passe.

Mes yeux se ferment sans aucun contrôle face à l'injection soudaine de lumière, et les gardes ne perdent pas de temps face à mon hésitation. L’un d’eux me tord les bras derrière le dos et me jette au sol, une botte appuyant contre le bas de ma colonne vertébrale pour me maintenir là. Mes orbites brûlent sous la lumière crue.

J’ouvre les yeux millimètre par millimètre jusqu’à ce que je puisse voir un garde avec son arme pointée droit sur moi. Le garde restant se tient plus en retrait et parle indistinctement dans une radio.

Le garde devant moi vise son dernier objectif et, d'une manière ou d'une autre, je souris, haletant, le sang coulant de ma bouche. Finalement, ce foutu instinct de survie disparaît. Mon cerveau a finalement cessé de résister et je ne pense pas avoir jamais été aussi en paix qu'en ce moment.

On dirait que l'apocalypse va devoir se passer de moi après tout. Je pense presque que j'attendais ça avec impatience à la fin, juste pour voir ce que ça donnerait après toutes ces années de préparation. C'est typique de ma part de ne pas vouloir avoir l'impression de rater quelque chose. C'est peut-être ce qui m'a permis de rester en vie à travers tout ça.

Je ris et tends le cou vers le plafond, vers le Grand Pécheur, enfin prêt pour mon rendez-vous avec Lui.

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