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RÉVEIL DANS LE BROUILLARD
Émerger de ce putain du coaltar fut comme sortir d'un trou de l’enfer. Mes yeux, on aurait dit qu’ils étaient badigeonnés de bitume et saupoudrés de farine de quartz. Ma gorge ? Un vrai capharnaüm, comme si que j’avais bouffé des éclats de silex. Mes muscles, eux, c’était du flan, rien de plus qu'une espèce de guimauve qui servait plus à rien. Essayer de relever la tête, c’était comme tenter de soulever un parpaing en équilibre sur un cure-dents. Mais le pire, plus que la douleur qui me défonçait les épaules et l'arrière-train, c’était ce bazar dans ma tête. J’y voyais flou, tout tournait comme une toupie, et mon cerveau pédalait dans la semoule pour capter où que je me trouvais. Cette piaule blanche, trop propre, trop vide, ça me disait rien. J’étais qui, bordel ? Et j’étais où ?
Puis tout à coup soudainement, quelque chose se figea. Une voix brisa le silence de malade qui m'entourait, une voix que je connaissais, mais… putain, depuis combien de temps je l’avais plus entendue ? Comme un vieux souvenir qui fout les jetons.
" Oh mon Dieu ! Juju ! Julien a ouvert les yeux ! À l’aide, tout le monde ! Venez vite, mon frère s'est réveillé !"
J’arrivais pas à bouger, mais la tronche de ma sœur, Suzon, apparut dans mon champ de vision, telle une figure fantomatique émergeant du brouillard. Si j’avais pu respirer, j’aurais lâché un cri de malade. Elle était… jeune, beaucoup trop jeune, comme si que le temps avait oublié de la faire vieillir.
" Julien, tu m'entends ? T’inquiète pas, ça va aller… T’as eu un accident, un vilain accident de bagnole. T’es dans le coma depuis plus d’un an et demi, mais on t'a jamais laissé tomber. Tu vas enfin rentrer à la maison, ça va aller, petit frère."
Elle causait vite, trop vite, emplie d’espoir, avec un sourire jusqu’aux oreilles, mais ses joues brillaient de larmes qu’elle faisait semblant de pas remarquer.
Sauf que rien ne roulait, rien n'avait de sens pou moi. J’essayai de sortir des mots, mais ma glotte refusait de m'y aider, foutue traîtresse. Quand une bande de toubibs et d’infirmières débarqua pour me tripoter de partout et me brancher à une machine bizarre, j’eus comme l’impression que le temps filait trop vite. Mais je pus jamais le confier à personne. Leur dire que j’étais pas paumé. Que j’avais pas oublié ma véritable vie.
La veille encore, j’étais chez moi ; Mado, ma femme respirait, toute tiède toute chaude à mes côtés, notre gamin roupillait dans son berceau juste au pied de notre lit. J’avais vécu une vie de ouf depuis la fin de mes années d'études, près de vingt piges dans un monde qui déchirait. J’étais bien, putain. Jusqu’à ce que je me retrouve coincé dans ce corps aussi flasque que ramolli d’un branleur de dix-neuf ans.
L’accident, ouais, bien sûr que je m’en souvenais. Comment pourrait-on oublier un truc pareil ? Roland, mon poteau, mon frangin de cœur, il avait roulé pied au plancher avec son permis tout neuf, direction Quiberon avec nos deux planches de surf. Sauf qu’un camion avait surgi de nulle part, et comme l'ami Coluche sur sa moto; il avait pas eu le temps de réagir. Sa mort, ça m’avait éclaté en mille morceaux. Mais j’avais rebondi, j’avais bâti un truc en sa mémoire, j’avais vu des trucs qu’on aurait jamais imaginé ensemble à notre âge. Alors, quand mes vieux se sont pointés à mon chevet pour me dire qu’il était mort et enterré, comme si que c’était nouveau pour moi, j’ai cru que j’allais péter un câble. Ils me racontèrent que j’avais pioncé dix-neuf mois sans ouvrir un œil depuis le jour de l'accident, que toute le village avait prié et allumé des cierges pour que je me réveille. Leur baratin, c’était du charabia, ça collait pas avec ce que j’avais vécu. Quand j’ai demandé des nouvelles de Mado et d’Olivier, ils m’ont maté comme si que j’avais trois têtes leur débitant des conneries en swahili.
" T’es peut-être un peu à l’ouest, ça va passer", me balança ma mère, avec cet air de pitié qui me fit grincer des dents.
Seul, ce premier soir, je rampai jusqu’au miroir de la salle de bain, mes guiboles tremblant comme si que j’avais couru un marathon. Là, dans la glace, y'avait un mec… moi, mais pas vraiment moi. Mes cheveux grisonnant sur les tempes, mes premières rides, tout avait disparu. J’étais maigrichon, bouffé par ce lit à la con, mais y avait quand même un truc d'adulte dans mon regard, un truc de vieux qui collait pas avec ce corps.
" C’est quoi ce délire… " je marmonnai, comme un taré. " Un saut dans le temps ? Une dimension inconnue ? Une blague de merde ? J’ai vécu, putain, j’ai vécu bien plus longtemps que ça…" "
J’ai retourné toutes les hypothèses dans ma caboche, sauf celle que je voulais pas voir. Celle qui aurait tout niqué. L’idée que ces vingt piges, c’était du vent, un délire de mon cerveau dans le coma, et que ce vide autour de moi, c’était la vraie vie. Pas moyen d’avaler ça. Alors, je me suis recouché, j’ai fermé les yeux, et j’ai prié pour que le matin me ramène chez moi.
Mais le matin m’a dit d'aller me faire foutre. Le cauchemar a continué, jour après jour. Les examens, les regards inquiets de ma famille, leurs encouragements à redevenir le mec d’avant… un gamin que j’avais largué depuis longtemps.
Je pionçais un max, espérant retrouver mon monde, mais à chaque réveil, j’étais toujours dans cette piaule, toujours à la ramasse. Les toubibs faisaient comme si que tout allait bien, comme si que j’allais me retaper. Suzon me prenait la main, me disait de laisser faire le temps. Ma mère planquait ses larmes derrière un sourire forcé, elle sentait bien que j’étais plus là. Mon père rangeait des trucs inutiles, jouait au mec normal, mais ça puait le mec qui savait pas quoi dire. Quand ils me demandaient ce qui clochait, je la fermais. Pourquoi ? Je sais pas. Peut-être que je voulais protéger ce secret, ma vraie vie, les empêcher de la démonter avec leurs doutes à la con.
Une nuit, tout seul, j’ai collé mon front contre la vitre glacée de ma fenêtre. En bas, c’était le vide, un putain de gouffre. J’avais plus de larmes, mais j’avais envie de hurler pour Mado, pour Olivier, pour notre baraque, notre jardin, notre vie parfois bancale mais trépidante. J’étais à deux doigts de me dire que si je sautais, si je m'éclatais la gueule assez fort sur le macadam, je pourrais me réveiller pour de bon. Retrouver notre chambre, les rideaux mal accrochés, mes clés qui traînaient, une journée normale où je pourrais embrasser mon gamin et filer au boulot. Je me demandais s’ils me cherchaient encore, là-bas, ou s’ils avaient juste… disparu quand j’ai ouvert les yeux ici. La fenêtre était bloquée. De toute façon, ça servait à rien.
Le jour où qu'ils m’ont dit que je pouvais rentrer « chez moi », j’ai flippé grave. J’avais rien lâché sur la vie que j’avais laissée, et eux, ils prenaient ma déprime pour un truc passager. Ils voulaient que je reprenne ma place, que je redémarre à zéro, dans un monde que j’avais zappé voilà vingt piges.
Comment je pouvais faire ça, oublier ceux que j’aimais, tout ce que j’avais construit ?
Mes vieux, Suzon, c’était des fantômes d’un autre temps, des gens que je connaissais mais que j’avais pas vus depuis une éternité.
J’avais pas envie de franchir cette porte blanche, j’avais peur que le chemin vers chez moi ne disparaisse pour de bon. Mais j’avais pas le courage de leur tenir tête, et si j’ouvrais ma gueule, ils auraient voulu savoir pourquoi. Et ça, j'aurais pas pu l’expliquer.
Ils m'ont poussé dans un fauteuil roulant le long des couloirs, jusqu’au parking et une bagnole qui roulait sur quatre roues, alors que je m'attendais, comme un con, à une voiture volante.
Ce soir-là, le dîner fut un truc à vous refiler la chair de poule. J’étais assis à une table qui sentait l’enfance, à bouffer un plat que ma mère me dit être mon préféré, mais j’en avais oublié le goût. Je fis semblant, je lui souris comme un robot, je répétais que j’étais content d’être « chez moi ».
Chaque mot me foutait un coup de poignard. Jusqu’à ce que mon père lâche ce qui lui pesait sur l'estomac.
" Je croyais qu’en rentrant à la maison, en voyant ta chambre, tes affaires, t’allais te retrouver. Qu’on t’aurait retrouvé, fiston. Julien, c’est quoi ton délire ? Les toubibs disent que t’es guéri depuis six mois ! Mais t’es… ailleurs, t’es pas toi. Je pensais que t’allais être aussi content de nous revoir qu’on l’était."
Ma mère planquait ses sanglots. Suzon me fixait, genre « vas-y, vide ton sac ». Je baissai les yeux. Comment leur dire que j’étais pas chez moi ? Que j’avais pas confiance en eux ? Que je voulais retrouver ma vraie famille, là où la bouffe sortait de machines parfaites, bipantes et ronronantes, pas cette merde de la coop bio qui glandait dans mon assiette ?
" J’ai juste besoin de temps, p’pa. Désolé, ça doit être dur pour vous. Mais je suis plus le gamin de dix-neuf ans que vous avez connu il y a si longtemps."
C’était presque la vérité. Ils ont tous baissé les épaules, je vis bien que je leur faisais mal. Mais je pouvais pas lâcher Mado et Olivier, tout ce qu’on avait construit. Fallait que je trouve un moyen de revenir.
Les jours suivants, ce fut un vrai cinéma. Je fis semblant d'aller mieux, mais ce secret, c’était un vrai putain de boulet. Les semaines filèrent, et ma vraie vie commença à s’effacer, comme un rêve qui s’évanouit avec la sonnerie du réveil. Ce monde-là, par contre, il devint trop réel. Je pouvais plus supporter ça.
Un vendredi, à l’heure où le ciel saigne, j’étais au volant de la caisse de mon père, garé au bord de la route. Devant, la voie express gueulait, un cortège de bagnoles de parigots qui filaient à fond vers les plages de Bretagne Sud . Si je pouvais refaire l’accident… si je pouvais me foutre dans le même état sans crever, peut-être que je retrouverais ce lit d’hosto, ce chemin vers chez moi. Mais j’avais les jetons. Je voulais pas blesser quelqu’un, ni moi d'ailleurs. Je voulais juste ouvrir la porte de ma baraque, embrasser ma femme Mado et Olivier mon gamin, leur jurer que je les quitterais plus.
Mes mains cramponnaient le volant, j’étais paumé entre vivre ici, tout seul avec mon secret, ou tout jouer pour une chance de rentrer.
Et là, j’entendis sa voix. Olivier. Il appelait sa mère, ils rigolaient, comme avant. Je crus que j’hallucinais, mais ça continuait, c’était réel. Je tournai la tête. De l'autre côté de la vitre, il y avait une aire de jeux. Et là, sur les barreaux, mon gamin. En dessous, bras en l’air, Mado. Même de dos, avec cet uniforme d’infirmière que j’avais jamais vu, je reconnus sa voix comme son sourire, celui qui avait bâti mon monde.
J’étais sur le cul. Pourquoi que j’étais choqué ? Tout au fond, j’avais toujours su que c’était pas réel ? Que ces vingt années, c’était juste un délire, un rêve trop fou, construit autour de sa voix que j’entendais dans mon sommeil ? Ils étaient là, pourtant, juste là, dans ce monde.
Je bougeai pas, je restai à les mater. Et si c’était un piège ? Et si c’était moi qui déconnais ? C’était quoi, la vraie vie ? Celle que j’avais vécue, ou celle-là, avec eux devant moi ? Peut-être que je l’avais toujours su, mais que je voulais pas lâcher mon monde parfait. Sinon, pourquoi j’aurais fermé ma gueule aussi longtemps ?
Au bout d’un moment, je me suis dit que j’en avais rien à secouer. Ils étaient là. Alors, j’ai ouvert la portière, j’ai posé un pied par terre, et je me suis dirigé vers eux. Vers la version réelle de la famille que j’avais peut-être inventée dans ma tête. Mes premiers pas dans ce monde nouveau, pour tenter d'y reconstruire un truc, un bout de vie, issu d’un fantasme.