12 août 2024

932. Les Mémoires Ne Peuvent I-Attendre

 

LES MÉMOIRES NE PEUVENT I-ATTENDRE

" Pour combien as-tu vendu tes souvenirs ? " demanda le jeune employé de bureau.
- Assez pour payer mon loyer, répondit son collègue plus âgé.
- Et lesquels as-tu vendus ? Ceux de ton ex-femme ?
- Jeune effronté." cracha le sénior. " Ces souvenirs ont probablement servi à entraîner l'IA sophistiquée du psychothérapeute que tu consultes en ce moment.
- Aucune certitude là-dessus. Peut-être bien qu'ils les ont utilisés pour alimenter l'IA de notre nouveau patron...
- Ça risque pas. Je n'ai pas encore assez de valeur à leurs yeux, blanc bec. Pas vrai, monsieur ?"

Leur patron ne répondit pas.

Il manquait environ une heure avant que les cloches ne sonnent pour l'an 2100, et il ne restait plus que les trois hommes au sommet du gratte-ciel surplombant la ville lumière. Le patron les avait amenés là pour terminer la soirée car c'était un bon endroit pour observer les bateaux-mouches autocontrôlés qui passaient devant eux, avec des vœux générés aléatoirement sur les flancs des embarcations. Le message de ce soir était : « Alors que l'horloge va sonner les 12 coups de minuit, que votre passé soit une mélodie, votre présent une célébration et votre avenir une symphonie de possibilités.»
 
" Un tas de conneries." commenta le jeune employé.
- Ah ouais ? Qu'est-ce qui te fait dire ça ?" rétorqua son aîné. "Je te mets au défi d'écrire quelque chose de mieux.
- Ben... Minuit… ça s'en va et ça revient, c'est fait de tout petits riens…
- Oublie Cloclo et ses souvenirs. Tu ne pourras jamais créer comme elles le font. Tu ne peux même plus ressentir ce qu'elles ressentent. Elles ont trop pris de nous-mêmes pour ça. Tout ce que nous pouvons faire à ce stade, c’est les nourrir."

Les trois se tenaient debout et regardaient l'étendue de tours scintillantes s'étendant jusqu'au périphérique et au-delà, les yeux du jeune employé perdus, les yeux du plus plus âgé sereins et ceux de leur patron dans une transe emplie de rien et vide de tout. Au pied de leur champ de vision, il y avait de faibles images de personnes entrant et sortant. Elles ne bougeaient pas mais étaient comme balayées, d'un bourdonnement électrique à l'autre.

" Et vous, monsieur ? demanda le plus jeune à son patron.
- Quoi, moi ?
- Quoi, ben euh… qu'est-ce que vous avez vendu ?"

Le plus âgé des employés jeta un coup d'œil acerbe au plus jeune pour lui signifier sans le dire que c'était pas une question à poser. Son regard rata sa cible.

" J'ai tout vendu." répondit le patron.
" Vraiment ? C'est… 
- Un acte très courageux, monsieur!" l'interrompit le plus ancien des deux employés avec un rire forcé. " Cela démontre pourquoi vous êtes à la tête de cette entreprise. Plus de robots formés ici que dans toute autre compagnie. Vous savez pourquoi ? C'est parce que vous êtes prêt à faire des efforts qu'aucun de nous n'envisagerait. Le sacrifice est un progrès, comme l’a dit un jour un sage.
- C'est moi qui ait pondu cette phrase, répondit le patron.
- Oh, c'est vrai, monsieur ! J'avais oublié ! Lors de l'assemblée générale de l'entreprise l'année dernière !
- Je ne sais d'ailleurs toujours pas pourquoi je l'avais prononcée ce jour là.
- C'était une belle journée, monsieur. Et vous avez si bien fait de nous la faire entendre, si je puis me permettre.
- Je… je ne me souviens pas de la raison pour laquelle j'avais dit ça."

Les deux employés se regardèrent nerveusement et restèrent là, plongés dans une réflexion sur la manière de changer rapidement de sujet de conversation. À ces moments-là, il n’y avait pas encore dans les rues les acclamations qui auraient pu servir de bruit de fond pour les distraire. Les gens étaient bien trop occupés maintenant. Soit ça, soit ils n’en avaient tout simplement pas la force.

" Vous souvenez-vous de quelque chose après l'opération ? continua le jeune employé.
- Vous savez, je pense qu'on se laisse emporter.
- Non. Allez, monsieur. Nous voulons savoir.
- Tout ce dont je me souviens, c'est que je suis ici. Je travaille ici, je vis ici, et c'est tout. Je ne me souviens pas comment je suis arrivé ici, ni pourquoi je suis venu ici. Je suis juste là.
- Vous souvenez-vous pourquoi vous avez décidé de vous faire opérer ?"

Le patron se passa une main sur l'extérieur du milieu de son bras gauche, regarda l'endroit une seconde puis détourna le regard.

" Non", dit-il.

Il restait trente minutes avant les cloches du nouvel an. 

" Je pense que je vais y aller, déclara le plus agé des employés.
- Tu ne vas pas rester jusqu'à minuit ? lui demanda le plus jeune.
- Non, non, je dois y aller. Je dois me lever tôt demain, pour le, euh… tu sais, le… 
- Vous pouvez y aller si vous le souhaitez, intervint le patron.
- Merci monsieur." marmonna le plus âgé avant de disparaître aussi vite qu'il le pouvait.

Il ne restait plus que les deux, le jeune employé et son patron avec la vue silencieuse sur la ville endormie.

" Je me demande pourquoi il a si peur de vous." dit le jeune employé. " C'est la même chose pour tout le monde. J'ai entendu des rumeurs selon lesquelles vous seriez une machine imparable, comme si vous êtiez inhumain. Mais en parlant avec vous maintenant, on dirait plutôt que vous êtes…
- Que je suis quoi ?
- Pour être franc, monsieur, je ne connais pas la réponse à cette question."

" Ça doit dater d'avant l'opération. J’étais différent à l’époque, tout le monde le dit. Je ne me souviens de rien. Tout ce que je sais, c'est que personne ne m'a forcé à subir cette opération. Un vrai mystère.
- Non, ce n'est pas un mystère."

Pour la première fois de la soirée, le patron jeta finalement un regard sourcilleux à son jeune employé.

" Pour être tout à fait franc, monsieur, j'ai pensé à faire la même chose moi-même.
- Ah bon ? Et pourquoi donc ?
- Je pensais que vous le comprendriez mieux que tout le monde, monsieur."

Les yeux du patron tombèrent à nouveau sur la manche de chemise de son bras gauche. Il connaissait trop bien ce qui se trouvait sous le tissu, et il était trop terrifié pour y regarder de nouveau.

" Je suis désolé", dit-il. " Je ne comprends pas du tout. Je ne peux pas vous aider."

Le jeune homme se détourna avec un air amer de déception. Il y avait quelque chose qu'il voulait dire, et il était rendu à cet âge où il était encore assez stupide pour le dire. Bientôt, cela disparaîtrait et il apprendrait. 

L'apprentissage est la clé, lui avait dit un jour son père, avant qu'il ne soit lui aussi remplacé, comme les autres, et qu'il ne disparaisse. L'apprentissage est essentiel, car il est temporaire, car un jour l'apprentissage lui-même sera remplacé. Seul l’amour subsistera, mais pas un amour altruiste. Juste une passion de cupidité. Cette passion était exactement la raison pour laquelle il était ici et les machines étaient là-haut.

Tandis que le plus jeune employé regardait le bateau-mouche volant dans le ciel, il remarqua à nouveau le message sur ses flancs : « Alors que l'horloge va sonner les 12 coups de minuit, que votre passé soit une mélodie, votre présent une célébration et votre avenir une symphonie de possibilités.»

Il cracha ensuite par terre, se tourna lentement et commença à se diriguer vers la guérite abritant l'escalier pour quitter le toit.

" Je parie que c'est douloureux, monsieur," dit-il en s'éloignant.
- L'opération ?
- Oubliez-ça, monsieur." 

Le jeune homme disparut dans la cage d'escalier. Puis les cloches se mirent à sonner. 

Pendant un instant, le patron eut l'impression de regarder au loin le miroir de quelqu'un de bien plus jeune et de bien plus dense. Il retroussa sa manche et découvrit son bras.

Il était libre maintenant. Il était libre, mais il n'était personne.

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