13 sept. 2023

817. C'est ton destin


 
C'EST TON DESTIN

Les gens normaux sont totalement dépourvus de destin.
Bien sûr, je tiens à mon business alors je leur pipe jamais rien de ça. Lorsqu’ils se pointent dans ma boutique, je prends solennellement leurs mains – après avoir accepté leur paiement, 25 balles en espèces ou par carte bancaire – et je reluque le vide de leur avenir avec un respect excessif. Jour après jour, mois après mois, ils viennent : les hommes d'affaires et les basketteuses, les employées du bureau de poste, les dentistes et les coiffeuses du monde entier. Des hommes politiques et des évêques aussi. Des jeunes et des grabataires, des pleins d’espoir et des désespérées aux airs de vraies sceptiques ou de fausses croyantes et même l'inverse. Ils viennent tous et c’est toujours la même toile à la kif-kif bourricot.

"Pouvez-vous me dire mon avenir?" qu'ils me demandent.
- Peut-être bien", je réponds avec un sourire. Personne n’aime un médium arrogant. " Montrez-moi donc votre main."

Je les tire par le poignet et je plisse les yeux. "Ah", je fais en fredonnant tout en en observant les plis insignifiants, des plis de peau qui sont rien d'autre que des plis, de petites crevasses où que la sueur et la saleté s'accumulent. "Ah." Je fais habituellement cela plusieurs fois pour un effet dramatique. Pour 25 balles, personne n'a envie d'une gratification instantanée.

Pendant que les clients se tortillent le fondement devant moi, je lis les seules parties lisibles en eux, qui sont leurs dons et leurs passés. " Votre ligne de cœur me dit que vous êtes agité ", dis-je à l'homme avec l'empreinte d'une alliance au doigt. " Vous avez eu du mal à trouver un épanouissement romantique chez votre partenaire et vous craignez de ne jamais être satisfait." 
À la femme dont le portable arrête pas de couiner dans son sac, je dis : " Regardez moi ça. Votre ligne de vie est faible, elle atteint à peine même pas le milieu de votre paume. Ça signifie que vous manquez d’indépendance et que vous aspirez à l’autonomie. Votre vie ne vous appartient pas en ce moment et vous craignez de ne jamais la récupérer."

Les gens s’inquiètent toujours de quelque chose sinon ils foutraient pas les pieds chez moi. Ils viennent à moi parce qu'ils veulent que j'exprime leurs craintes, que je les légitimise en les disant à haute voix.
En vrais masopathes, ils veulent que j’exprime leurs craintes, puis que je prédise leurs résolutions. " Ce sont des temps turbulents, mais ce n'est que passager." "Votre fortune va bientôt tourner." "Vos souffrances sont presque terminées."

Ils veulent que je leur redonne de l'espoir et, pour 25 balles, je suis heureux et tout disposé à leur rendre ce petit service qu'engage que eux.

Les gens normaux n’ont pas de destin parce qu’ils ont des choix. Ils se trouvent confrontés à une infinité de décisions, qui déploient une infinité de chemins. Des chemins qui traversent le temps comme les racines d'un arbre qu'arrête pas de pousser. Des chemins avec des millions de nœuds et de nodules interconnectés. Des chemins qui peuvent les mener n’importe où. Pour la plupart, aucun dessein grandiose ni aucune intervention divine n’alimente leur trajectoire ; il n'y a que la physique de la vie. Les objets en mouvement ont tendance à rester en mouvement, comme les objets célestes. De la même manière, les gens ont tendance à continuer à vivre, à faire des choix et à concevoir leur propre avenir.

Les gens normaux n'ont pas de destin et c'est une bénédiction, car ça veut dire que rien n'est impossible. Tout, littéralement tout, peut arriver. C'est pourquoi mes " prédictions" se réalisent parfois. Les clients reviennent me voir avec la certitude que j'avais parfaitement prédit leur avenir alors qu'en réalité, ils ont juste fait le bon itinéraire de choix pour les conduire là où que je leur avais dit qu'ils iraient.

Il va sans dire que c'est une bonne nouvelle pour moi, car ça signifie qu'ils reviendront et me refileront encore 25 balles de plus pour une autre estimation éclairée.

Les gens normaux n'ont pas de destin.

Mais vous, client 13, êtes différent. Vous entrez au moment où que le client 12 du jour vient de sortir. Je sais que vous avez pas de rendez-vous, alors je prends pas la peine de vous demander si vous en avez un (j'ai peut-être eu la chance d'être voyant, mais j'ai pas besoin d'utiliser mon don car j'ai aussi une montre. Un coup d'œil sur les aiguilles me dit qu'il est presque midi et quart et je donne jamais de rendez-vous pendant ma pause déjeuner). Au lieu de ça, je me contente de vous demander : " En quoi puis-je vous être utile ?" J'essaie de ne pas avoir l'air trop ennuyé en pensant au chili con carne protobionique que j'ai mis à chauffer dans le micro-ondes sous mon bureau.

Vous voulez une lecture de la main. " Ce sera 25 euros", vous dis-je. " Carte ou espèces ?"

Pendant que vous cherchez dans votre portefeuille, je prends un moment pour vous examiner. J'essaie de remplir une liste de contrôle standardisée pour vous dans mon esprit. Une voyance crédible est basée sur l’information, alors je rassemble tout ce que je peux trouver.

Vous êtes un homme. Vous avez peut-être trente ou quarante balais, mais vous pourriez être plus âgé avec un visage plus jeune. Vos vêtements sont également indescriptibles : t-shirt blanc, pantalon noir, chaussures de tennis noires. Vous ne portez aucun bijou et vous n'avez pas non plus de cicatrices ou de tatouages ​​visibles.

D'accord, client 13, je me dis : vous n'allez pas me faciliter le boulot, pas vrai ?
Vous êtes complètement et absolument banal.

Cela, en soi, aurait dû être un signe.

Vous payez en espèces, ce qui veut dire que je peux même pas lire votre nom sur votre carte de crédit, puis vous me suivez jusqu'à la porte de la chambre de divination. Habituellement, les clients font des "ooh" et "aah" sur le décor de la pièce – des bandes de velours foncé et de papier peint damassé, des rideaux, des perles, des cristaux et des bibelots de toutes sortes – mais vous ne semblez pas particulièrement impressionné. Je me demande si vous pouvez voir la chambre de divination pour ce qu'elle est réellement : une salle de stockage à l'arrière d'un magasin de centre commercial, par opposition à une retraite dans les bras exotiques du destin. Mais si vous êtes sceptique sur mes pouvoirs, vous le dites pas, alors je me lance dans le scénario : " Asseyez-vous ", je râle. Tout le monde semble penser qu'un médium doit avoir une voix rauque, alors je baisse toujours la mienne d'une octave ou deux pour donner aux gens ce qu'ils ont envie d'entendre.

Vous vous asseyez en face de moi à table et me présentez votre paume avant que je vous la demande. Les nouveaux clients sont généralement un peu nerveux, hésitants face à ma sagesse divinatoire, mais pas vous. Vous avez l'air de savoir ce que vous faites. Quand je prends votre main dans la mienne, votre peau est sèche et fraîche.

" Ce n'est pas votre première voyance", je vous annonce, tentant de gagner quelques points de prémonition avec vous. Plus tôt je pourrai vous convaincre de mes aptitudes psychiques, mieux ce sera.
Vous me répondez d'un mouvement de lèvres. " Oui, c'est vrai", me faites-vous. Je peux déjà dire que ça va pas être de la tarte de vous tromper, et j’aimerais beaucoup que vous jouiez le jeu. Habituellement, les gens normaux veulent croire.

Je prends votre nonchalance comme une preuve que vous mentez. Bien, comme vous voudrez. Ce sont vos 25 balles que vous gaspillez. J'essaie de vous rediriger : " Qu'espérez-vous apprendre aujourd'hui ? Y a-t-il quelque chose de spécifique que vous cherchez à savoir ?
- Non, pas vraiment."

Oh, allez, m'obligez pas à creuser. J'écarquille les yeux pour tenter de paraître sincère. " Rien du tout? Il n’y a pas de questions urgentes dans votre vie qui nécessitent une réponse ? Aucune incertitude n'entrave votre chemin ? Votre paume sera plus facile à lire si je sais ce que je dois chercher. Les futurs ne sont jamais simples, vous savez. Ils sont troubles, même pour ceux d’entre nous qui peuvent les voir." Donnez-moi quelque chose, des petites cailloux, quelque chose, je vous en supplie en silence, même une charade, n'importe quoi.

Vous me faites un sourire, mais d'une manière ou d'une autre il semble presque triste. Pendant une seconde, j'ai bon espoir. Parfois, les gens ont besoin d’être poussés un peu avant de s’ouvrir. Vous avez pris l'avion sans elle ? Vous êtes en divorce ? Vous êtes sur le point de faire faillite ? Vous avez été confronté à un diagnostic effrayant par votre oncologue ? Je retiens mon souffle par anticipation, mais vous me laissez dans le brouillard.

" Je ne pense pas que vous aurez trop de problèmes avec moi", m'assurez-vous.

Une autre impasse. Super.
J'essaie de ne pas lever les yeux au ciel. " D'accord, je ferai de mon mieux."

Les gens normaux n’ont pas de destin, ils ont des émotions. Des vagues d'émotions, des océans, des tsunamis d'émotions, toute une cacophonie, c'est ça que nous, les médiums, essayons de lire. Alors, quand j'attrape votre paume ouverte, je me prépare à un bain familier. Je m'apprête à être submergé par tout ce que vous avez ressenti, ressentez ou pourriez ressentir un jour. C’est la chose la plus proche d’un destin que j’ai jamais vécu : un écrasement d’énergies potentielles convaincantes et tangibles.

Je retiens mon souffle et j'attends. Mais quand je vous touche, je ne ressens qu'une chose.
De la frustration.

Ça commence au creux de mon estomac et ça se développe. Ça se développe jusqu'à ce que j'aie envie de crier, jusqu'à ce que je me mettre à trembler, jusqu'à ce que chaque lambeau de moi semble devenir cette frustration. 
C'est une infection, une frustration, bactérienne, virale, sauvage. Elle pénètre dans mon corps et y réside. Elle s'enroule autour de mes entrailles comme un serpent sur le point de planter ses crocs.

Ouille. Ça fait mal.

Je halète avant de pouvoir m'arrêter, mais vous ne bronchez pas. Vous avez même pas l'air surpris. Vous essayez de retirer votre main, mais je ne peux pas la lâcher. À ce moment-là, vous retenir devient la seule chose qui m'empêche de m'arracher les cheveux, de grincer des dents jusqu'à ce qu'elles se brisent. Vous retenir devient la seule chose qui m'empêche de me cogner le front contre la table, d'essayer de me fendre le crâne pour relâcher la pression en permettant à une partie de cette frustration toxique de s'échapper. Si je vous relâche, j'ai peur de me lâcher aussi, alors j'enfonce mes ongles de plus en plus profondément dans votre poignet jusqu'à ce qu'il se mette à saigner.

Les gens normaux n’ont pas de destin parce qu’ils ont des choix.
Les gens normaux n’ont pas de destin et c’est une bénédiction, car le destin est une tyrannie réifiée et déifiée. C'est l'impuissance et l'angoisse. C'est l'éradication violente du choix.

Les gens normaux n'ont pas de destin, client 13, mais vous si.

Vous n'avez jamais eu de possibilités, seulement des certitudes, et vous avez rebondi contre les limites de la piste prédéfinie sur laquelle vous vous trouviez jusqu'à ce que vous ayez des cocards et des bleus de désir. Chaque fois que vous bougez, vous rencontrez une résistance, et elle s’est écrasée sur vous jusqu’à ce que vous soyez épuisé. Elle vous a étranglé – elle vous étouffe, elle vous suffoquera – jusqu'à vous soumettre.

Tout ce que vous avez fait, vous êtiez censé le faire. Et le pire, c'est que vous le savez. Vous êtes censé être ici maintenant, et vous le savez. Vous êtes censé saigner et vous le savez. Après ça, vous partirez et vous savez que partout où que vous irez ensuite, ce sera l'endroit où que vous serez censé être. Et tandis que vous dégringolez du bon endroit dans l'autre, vous finirez par vous demander : si tout dans votre vie est prédéterminé, est-ce que quelque chose en vous est vraiment vous ?

La joie que vous ressentez est-elle organique ? Une émotion, un caprice ou une pensée éphémère est-elle spontanée ? Ou tout cela a-t-il été décidé d’avance pour vous par une force invisible et insondable ?

Les gens normaux n’ont pas de destinées, mais vous si, donc vous ne saurez jamais où vous finissez et où commence la destinée.

Vous ne saurez jamais si vous aimez votre femme parce que vous l'aimez ou parce que vous êtes censé l'aimer. Et si vous l'aimez, alors un jour vous commencerez à craindre de lui avoir volé une forme d'amour plus authentique qu'elle mérite d'inspirer à quelqu'un d'autre qui pourrait choisir de ne pas l'aimer en retour.

Et lorsque cette question vous consumera finalement au point que vous ne supporterez même plus de la toucher, vous vous demanderez si vous avez détruit votre mariage ou si cela aussi était dû aux mains brutales et à l'œuvre du destin.

Un jour, vous envisagerez d’en finir avec tout ça, mais vous saurez que le suicide ne sera ni une évasion, ni un réconfort, ni une rébellion. Si vous le faites, vous saurez que mourir était votre destin et si vous le faites pas, vous saurez que vivre était aussi votre destin. Donc, vous vous en taperez.

Au lieu de ça, vous vous réveillerez chaque jour et vous ferez tout ce que vous êtes censé faire. Vous continuerez encore et encore. Vous continuerez et vous douterez. Vous ne vous ferez jamais confiance. Vous ne serez jamais sûr de rien sauf que vous avez une destinée à défaut de destination, ce qui veut dire que vous ne serez jamais sûr de rien.

Je tremble encore quand vous me retirez enfin votre poignet. Votre contact est étonnamment doux et lorsque vous me regardez, votre expression est contrite. " Je suis désolé ", vous me faites, et je peux dire que vous le pensez vraiment. Vous saviez que cela arriverait, mais vous n'aviez pas le choix.

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Merci pour votre inconditionnel soutien qui me va droit au cœur
... ainsi qu'au porte-monnaie
ou
et à très bientôt !
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