19 févr. 2023

725. Une règle d'or


UNE RÈGLE D'OR

C'est le truc avec cette ville... il n'y a qu'une seule règle - une règle d'or - que chaque citoyen doit respecter : gardez votre cul à l'écart du bâtiment séculaire en pierres beiges en bas du quartier de Ste Baderne ou vous le regretterez. 
Aussi con que ça puisse paraître, personne n'a jamais remis ça en question. Personne ne le mentionne jamais, et si on demande aux riverains, ils agissent comme si que vous aviez commis les sept péchés capitaux tous en même temps rien que pour vous être interrogés sur cet endroit mystérieux que les autorités centrales, en cette période troublée, font surveiller comme leurs couilles sur le feu. Littéralement. Des caméras vidéo et six flics armés gardent en permanence le portail d'entrée massif en fer forgé, ne laissant pas une mouche à merde virevolter de trop près.

Je suis probablement la seule personne sur cinquante-sept mille quatre cent six habitants à exprimer régulièrement sa curiosité pour ce secret passionnant. J'en parle à n'importe quelle occasion, que ce soit une réunion de famille incontournable, les fêtes historiques organisées par la ville chaque année, ou l'attente inconfortable dans la file d'attente pour faire vérifier mes courses dans le supermarché bondé un samedi matin. À chaque fois, celui qui m'entend jette un regard craintif, réprobateur ou ignore mes paroles comme s'il s'agissait d'un simple coup de vent caressant ses épaules nues. Les réunions de famille, cependant, sont mon événement préféré pour être l'oncle célibataire ennuyeux qui semble n'avoir ni vie ni intérêts en dehors du secret préfectoral. Pourquoi ? Simple. Mon frère, Damien, travaille pour ces enculés. Il sait. Je suis certain qu'il sait, peu importe combien de fois il agite sa paume vers moi, me déclamant l'infâme "Je ne sais pas de quoi tu parles" et change de sujet pour celui de ses enfants accros aux jeux vidéo.

Quarante sept ans. Voilà combien d'années j'ai vécu dans cette ville, et pendant environ trente-cinq d'entre elles, le secret de l'immeuble top-secret a toujours été tout ce que j'ai voulu percer. J'ai fait le souhait à chaque étoile filante, à chaque première cerise et à chaque fois que j'ai soufflé des bougies sur mon gâteau d'anniversaire de me permettre de le découvrir. La curiosité a tué le chat avant sa septième vie, dit-on. Mais à ce stade, j'ai l'impression que le but de ma vie est de nourrir ce monstre insatiable en moi qui ne se reposera pas tant qu'il ne connaîtra pas la vérité.

Et aujourd'hui est le jour où que j'ai l'intention de remplir sa gamelle.

J'emporte une vieille lampe torche avec du ruban adhésif que j'ai trouvée dans mon grenier, un couteau, une bombe lacrymo-poivrée juste au cas où, et un pied-de-biche rouillé. Mon sac à dos se ferme à peine, mais avec un peu de force, de force et de détermination, j'arrive à le fermer complètement. Je peux pas prendre le risque que quelqu'un voie un pied-de-biche en sortir comme si c'était rien qu'une baguette tradition. Il est déjà quelques heures après le crépuscule, un léger souffle de vent souffle à travers la fenêtre ouverte de ma chambre et les aboiements des chiens errants du quartier rompent le silence.

"Pourquoi es-tu tellement têtu ? Je t'ai dit qu'y avait rien à voir.", me dit mon frère en s'appuyant contre le chambranle de la porte et en croisant les bras sur sa poitrine. Sa voix est calme et contient une teinte d'ennui, mais je peux sentir un frisson de désespoir courir le long des mots qu'il prononce.

"Non, tu m'as dit que tu savais pas qu'est-ce qu'y avait dedans" je lui fais brillamment remarquer. J'ai pas le temps de discuter avec lui de toutes manières. Je sais depuis le début qu'il est bien conscient de ce que le gouvernement a embrassé avec tant de mystère depuis que le putain de préfet nous avait un temps imposé le port du masque dans les rues de notre bonne ville mais je rejette l'opportunité de le lui faire reconnaître . Si je le faisais, je perdrais du temps. Je n'ai pas trop de temps avant la relève de la garde. J'ai déjà étudié le terrain, je sais exactement quand ça se produit et combien de temps dure la manœuvre avant l'arrivée des nouveaux flics. J'ai environ trois minutes pour arriver derrière le bâtiment. Je ne sais pas si la zone là-bas est sûre, peut-être que c'est là qu'ils gardent tout leurs Rottweilers, leurs soldats et leurs canons. S'ils en ont. Je sais pas. Je suis juste en train d'hypothétiser.

"Comme tu voudras." soupire-t-il, la frustration marque sa voix de sa présence, et je garde mon sourire narquois pour moi. Je suis maintenant désespéré de lui demander ce qui l'a poussé à rejoindre les forces de l'ordre, et c'est uniquement le désir ardent d'arriver à temps pour mon opération qui me retient.

Le silence remplit la pièce, m'apportant une sensation de confort. Me faire dire ce qu'il faut faire et ne pas faire n'a jamais été quelque chose dans lequel j'ai aimé me prélasser. Je ferme la fenêtre et la petite pièce se réchauffe immédiatement. Je ne peux que le sentir sur mon visage alors qu'une veste noire en velours côtelé protège le haut de mon corps de la brise fraîche d'octobre.

"Je te le fais pas dire, petit frère" Je souris, accroche mon sac à dos sur mon épaule et marche en direction de Damien dont la posture tente désespérément de m'empêcher de quitter la pièce. Les clés tintent dans ma paume alors que je me tiens devant lui, souriant à son expression insatisfaite. C'est peut-être dans mon sang, mais j'éprouve un sentiment de victoire quand je sais que je fais quelque chose contre mon frère. Contre tout le Gouverne qui ment, dans ce cas précis. Jouissif et délicieux. Ça me rappelle le coup où j'avais six ans et que j'avais reçu une enveloppe pleine d'argent de ma grand-mère tandis que Damien avait reçu une petite voiture en plastoc. Pour son anniversaire. "Moi aussi, j'aimerais bien prendre un verre avec toi," je lui dis, "mais y a un endroit qui attend que moi. Allez, bouge de là. Je dois verrouiller la porte.
- Et s'ils t'attrapent ?
- Quoi ? Dis-moi pas que t'as l'intention de les prévenir !" Je renifle doucement, debout, la paume dans la poche de ma veste. Je sais qu'il est pas capable de le faire. Il ne l'a jamais fait. Parce que nous sommes frères ? Peut être. Peut-être qu'il a des raisons différentes. Quoi qu'il en soit, je sais qu'il n'est pas une menace. Quoi qu'il arrive, il me sortirait de n'importe quel problème. C'est pourquoi je lui ai dit ça. Si quelque chose tourne mal, ce dont je doute fortement, il me sauvera la peau. Comme à chaque fois.

"Tu sais que je ne te dénoncerai jamais" remarque-t-il, comme si j'avais blessé sa fierté. Je vous l'ai pas dit ? Il est trop innocent. Je me demande encore comment diable il a obtenu un poste chez les keufs avec ce type de personnalité.

"Merveilleux ! Et s'ils m'attrapent pas ? Prends pas cet air offusqué . Laisse le rôle à quelqu'un d'autre." Je souris excessivement, jouant avec la situation comme si que j'étais déjà gagnant.

Il soupire et ne répond jamais. Damien se retourne et quitte la pièce, sans plus parler. Super, j'ai pas envie de traiter plus longtemps avec lui de toute manière.

Je détale dans les rues désertes et sombres. Je suis entouré de bâtiments familiers et ennuyeux que je reconnais à la lumière déclinante des vieux réverbères maintenant équipés de LEDs. Façade rouge du Chinois local, trois crèperies différentes, porte noire menant au bar à putes. Je les connais toutes - les façades je veux dire, pas les putes -  trop bien. J'ai parcouru ce chemin tant de fois que je pourrais le dessiner de mémoire. Si seulement j'avais le talent et la patience de le faire. La Lune a atteint sa forme la plus complète et pend au-dessus de ma tête comme un lustre. 
Le sac à dos rebondit contre mon dos et la lampe-torche heurte continuellement ma colonne vertébrale. 
C'est distrayant, mais je fais tout pour garder mon regard aiguisé et mon rythme régulier. Ma maison est à l'autre bout de la ville, quarante-cinq minutes de marche, c'est tout ce qui me sépare de mon saint Graal. Je sais pas ce que je vais y trouver, mais je peux rêver. Une liste interminable s'allonge dans mon esprit, des idées de plus en plus nouvelles y faisant leur chemin. Armes illégales ? Argent ? Or ? Peut-être des humains. Des gosses ? Vivants ? Sont-ils importants ? Connaissent-ils les sales secrets du gouverne qui ment et doivent-ils être tenus à l'écart de la société ? Quelque chose d'ancien, peut-être ? Oh mon dieu, j'ai besoin de savoir. Je suis tellement désespéré, tellement affamé. Mon corps tremble, mon cœur bat plus vite que mes pieds le font sur le pavé et mes épaules se tendent. Je rêve éveillé d'ouvrir cette foutue porte et de révéler ce qu'ils nous cachent depuis si longtemps.

Mon corps transpire un peu quand j'arrive à Sainte Baderne. Le vent froid éclabousse mon visage alors que je me cache entre une petite épicerie et un tronc d'arbre faisant face au mystérieux bâtiment. Le réverbère clignote au-dessus des gendarmes qui s'apprêtent pour la relève. Mon souffle se raccourcit et mon estomac est lourd, mais je ne recule pas. J'en ai trop besoin. Je serai dans le cirage si je ne découvre pas la vérité. Six nouveaux flics débarquent du minibus bleu qui vient d'arriver avec son gyro de la même couleur tandis que les anciens marchent dans leur direction, prêts à quitter le décor. Ils ne voient personne, ils ont pas peur de laisser le bâtiment sans surveillance pendant une quinzaine de secondes. Ils pensent tous qu'ils nous ont assez effrayés, ils sont certains que nous n'essayerions même pas d'y penser.

Quelle bande de crétins !

Ils fusionnent en un seul groupe, échangeant toutes les informations secrètes et le mot de passe que je peux pas entendre, et j'essaie pas de le faire. Je me précipite à travers la rue, avalé par l'obscurité de la nuit, sans que pas un de ces connards s'en aperçoive. Le monde semble être de mon côté lorsque j'arrive à la clôture en pics de fer juste à côté du bâtiment et qu'ils discutent toujours. Tout se passe bien, ma couvrante entoure les pointes si bien que j'ai envie de pleurer. L'adrénaline monte dans mon corps, je suis de l'autre côté de la clôture. J'ai accidentellement déchiré ma chemise, mais je m'en tape. C'est la chose la moins importante à considérer pour moi maintenant. Je sens la brise glisser sous le tissu à travers le trou fraîchement creusé et mon corps échauffé frissonne.

Le mystère du bâtiment semble être vivant, son énergie vibre, coule à travers mon corps et me rapproche. Il pourrait m'aspirer, m'avaler. J'ai aucune idée de ce qui est si puissant et magique dans cet endroit. Peut-être que c'est juste mon attirance pour le secret et ce qui est interdit.

Je m'accroupis près du mur et ouvre doucement mon sac à dos. J'ai seulement besoin d'un pied-de-biche. Je veux pas risquer que quelqu'un remarque la lueur de ma lampe-torche, je suis trop loin pour être entendu. La lune scintillante m'aide à voir suffisamment pour me placer derrière le bâtiment. Je glisse dans la nuit, séparant à peine mon dos du mur crépi. C'est énervant et exaltant à la fois. Il y a comme une petite forêt derrière le bâtiment, les feuilles dansent délicatement sur les branches comme sur scène, le bruissement sourd du ruisseau proche des remparts atteint mes oreilles. Quelle nuit parfaite pour découvrir ce que le gouverne qui ment a caché aux citoyens innocents.

Je suis toujours ignoré, j'arrive à la porte de derrière et mon cœur bat plus vite que lorsque je pensais être tombé amoureux la fille Lagadec au lycée. Ce sentiment est incomparable à quoi que ce soit. Comme j'ai à portée de main ce dont je rêvais depuis des lustres, j'ai l'impression de franchir les portes du paradis.

Le pied de biche s'intègre parfaitement dans l'ouverture entre les doubles portes. Je suis dans la zone, mon front recueille quelques gouttelettes de sueur et mes muscles se tendent au fur et à mesure que j'enfonce l'outil. La serrure se casse avec un claquement et je laisse presque tomber le pied-de-biche sur le perron sur lequel je me tiens. Je laisse échapper un soupir profond mais inaudible, permettant à mon corps de se détendre.

Avec un large sourire, j'attrape les poignées de porte. Je suis tremblant, maniaque extatique désespéré de révéler le sale secret du gouverne qui ment. J'ai l'impression que le temps s'est arrêté une seconde avant que j'ouvre la porte. C'est une double entrée, une antichambre maligne me sépare de mon rêve. Mais pas seulement.

Mes yeux se verrouillent sur ceux de mon frère et je laisse échapper un petit rire essoufflé. Cinq autres flics l'entourent, plus les six autres, ceux qui venaient d'être relevés. Ces enculés de vendus se précipitent vers moi. En quelques secondes, je suis menotté, avant même d'avoir eu le temps d'écraser le pied de biche sur la gueule du premier venu. Je serre la mâchoire et n'ose pas une seule fois rompre le contact visuel épineux avec Damien. Il a l'air insouciant, mais j'espère qu'il va se détester maintenant.

"Toutes mes félicitations. Au bout de quarante-six ans, t'as réussi à dénoncer ton propre frère. Je pensais que t'aurais jamais eu le courage de le faire." j'ai grogné sarcastiquement et c'est la dernière chose qui lui parvint aux oreilles avant que ses collègues ne m'emmènent.

C'est peut-être la dernière fois que je vois le clair de lune, mais j'y prête pas attention. Cette pensée flotte et s'y accrocher est plus difficile que de s'accrocher au vent des îles. Je ne peux pas chasser le bâtiment de ma tête. Même dans le fourgon des flics, je jette un coup d'œil par la vitre, sachant que j'ai échoué la seule mission de ma vie que j'ai jamais voulu accomplir.

Je sais maintenant que je découvrirai jamais ce qui se cache à l'intérieur du bâtiment second-empire en pierres beiges du gouverne qui ment qui se trouve de l'autre bord de Sainte Baderne. 
Mais putain ! Quelle putain de règle ! L'or, c'est vraiment de la merde...

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