22 déc. 2022

702. Demain, demain c'est Noël !


DEMAIN, DEMAIN C'EST NOËL !

C'est encore cette période de l'année. Le moment où que tout le monde s'aperçoit soudain qu'il a un peu trop repoussé les achats qu'on met généralement au pied du sapin la nuit du réveillon . Quand tout le monde décide, au niveau d'une sorte de conscience frénéticollective, qu'ils doivent faire tous leurs achats de cadeaux pas plus tard que tout de suite maintenant.

Et il semblerait que chacun d'eux ait décidé de venir faire ça aujourd'hui même à la Fourefouille où que je travaille.

Je suppose que je peux voir la sagesse dans leur choix. Je veux dire, ici, à la Fourefouille, vous pouvez trouver tout qu'est-ce que dont vous pouvez rêver d'avoir besoin. Je veux dire, vous pouvez acheter des nains de jardin de dernière génération, trans et non binaires LGBTQ+ ou ce genre de merde dont on peut jouir à condition de les enfiler entretenir à grands coups de sodomites seaux d'eau miteux, des téléviseurs grand écran 4K signal binaire LGTVHD pour covidés ovidés cons-plaisants - hmm, avant que quiconque s'offusque, veuillez noter que j'ai aucun problème avec la communauté des proprios de postes LGTVHD -  et même du bœuf séché pré-mastiqué à saveur personnalisée  pour édentés, tout ça à quelques mètres à peine les uns des autres. Et vous pouvez faire tout ça dans quelque chose de plus proche d'une atmosphère de petit magasin que dans n'importe lequel de ces grands entrepôts tenus par les amazones à l'autre enfoiré d'enculé de Jeff Bezos. 
Maintenant, les gens font exactement ça. Beaucoup de gens. Les allées sont tellement bondées qu'elles ressemblent à une rave-partie à deux heures du mat' sous PCP, le niveau de bruit troue le plafond et tout l'endroit développe les mêmes effluves aromatiques que dans un élevage de poulets industriels avant la crise énergétique qui leur a coupé le chauffage.

Maintenant, vous méprenez pas. J'adore mon taf. J'aime travailler avec les clients, les aider à obtenir ce qu'ils cherchent. Il y a rien de tel que ce sentiment de satisfaction que vous ressentez lorsque les yeux de quelqu'un s'écarquillent et qu'il s'exclame : "C'est exactement ça que je cherchais depuis que j'étais petit !" Mais les vacances battent leur plein, j'ai mal aux pieds, et si une personne de plus me demande où que sont les peluches du bébé cerf ou les faux nibards de Dolly Parton, je jure que je vais crier.

Pour aggraver les choses, nous fonctionnons à partir d'un de ces stupides catalogues de produits réclame, où chaque article en vente doit avoir un code spécial et il faut une éternité pour le trouver et les files d'attente à la caisse s'accumulent et chaque client a un besoin particulier et exigeant et je sens que je vais complètement perdre les pédales ou péter les plombs dans les cinq prochaines minutes.

Je prends une profonde inspiration, m'éloigne du comptoir sous prétexte de jeter un coup d'œil en dessous - et sous la jupe de ma collègue qu'a de belles gambettes. "Non, je suis désolé, madame, on n'a plus de sacs rouges. Seulement des verts. Est-ce que ça ira ?" Oh, s'il vous plaît, dîtes-moi que ça ira !

La femme, un peu plus âgée, les cheveux roux crépus s'échappant de sous un bonnet tricoté et un froncement de concentration sur le visage, se pince les lèvres d'indécision, comme si qu'elle pesait le pour ou le contre du destin de l'Ukraine ou de l'univers. " Bon, ben on fera avec," dit-elle finalement.
"Merci," je souffle, avant de glisser ses achats dans le sac et de le lui tendre. "Merci d'avoir fait vos achats à la Fourefouille m'dame. Bonne journée et joyeuses fêtes !"

Elle grogne et s'éloigne, et je me demande si j'ai pas mis trop d'entrain forcé dans mes paroles. J'ai mal des deux côtés de la gueule à force de sourire toute la journée.

Avant que je puisse saluer le client suivant dans la file, une main se pose sur mon épaule et je jette un coup d'œil en arrière pour voir mon superviseur qui se tient là. " David", qu'y m'dit. "Je vais prendre le relais ici pendant un moment."

Suis-je en pause ? Tant de temps s'est-il passé ? Oh, s'il vous plaît, accordez-moi une pause.
" J'aimerais que vous me fassiez le tour du magasin, voyez si des clients ont besoin d'aide dans les rayons."

Ces mots brisent mes espoirs fugaces, mais tout ce que je peux faire, c'est hocher la tête. "Je suis votre homme."
- Soyez de retour dans quinze minutes.
- Pas de problème."

C'est pas parfait, mais en m'avançant dans la foule des acheteurs, je garde toujours un peu d'optimisme. Peut-être que je peux marcher comme un CRS à la manif, un air hargneux sur le visage, et personne me cassera les couilles. Ça pourrait même être presque aussi reposant qu'une pause.

Pourtant, même ce mince désir est stoppé net dans mes baskets lorsque je quitte la vue de mon superviseur. Je suis à peine entré dans la première travée de rayons qu'une main me touche le coude.

"S'cusez-moi, fiston, mais pouvez-vous m'aider ici."

Je colle le plus grand sourire bidon que je peux sur mon visage et me tourne vers le client. "Certainement. Comment puis-je…"

Ma voix s'estompe à la vue de cet acheteur particulier. C'est un grand gars, grand et… disons "lourd" pour pas sembler cruel en le comparant à un gros lard. Il porte un gros manteau sur un sweat à capuche, la capuche retroussée autour de son visage, presque comme si qu'il avait peur d'être reconnu. Au fond de son capuchon, j'aperçois une grande barbe touffue couleur de neige fraîchement tombée, un soupçon de pif rose et des yeux qui pétillent même dans la lumière crue des néons. Il y a un soupçon de vin chaud à la cannelle rassie dans son haleine, avec peut-être quelque chose d'un peu plus fort mélangé dedans, et il dégage l'air d'un bonhomme avec une tâche impossible à accomplir et une détermination à la mener à bien.

"... vous aider," je termine. Je sais pas trop pourquoi je suis surpris. Nous recevons notre part de Pères Noël des grands magasins ici, fraîchement sortis de leur quart de travail, se démenant pour terminer leurs propres achats de vacances. Mais il y a quelque chose de différent chez ce gars là.

"Eh bien, j'ai une liste ici", dit-il en fouillant dans une poche de son grand manteau. "Eh bien, deux listes, en fait, mais j'ai vraiment besoin d'aide pour la première." Il sort une boule de papier froissé de son manteau, la lisse et la regarde. " Voyons voir… des carottes, un oignon, un poivron… oh, attendez, c'est pas la bonne." Il rigole. "Mme. Noël avait des demandes de dernière minute. Vous savez comment que c'est." Sa main replonge dans les plis du tissu. "Ah, la voilà."

Maintenant la main émerge tenant un rouleau de ce que je ne peux qu'appeler du parchemin. D'une secousse du poignet, il le déroule… et ça se déroule jusqu'à toucher le sol et ça continue de se dérouler, disparaissant sous les pieds trépidants des autres acheteurs, sans qu'aucun n'y prête attention.

Je fixe le parchemin dans ses mains, un mélange de confusion, d'émerveillement et de pur désespoir m'envahissant. "Euh, monsieur, je devrais peut-être appeler un responsable…?
- Pas besoin, pas besoin", me dit le bonhomme. " C'est fastoche. Tout est rangé par ordre alphabétique. Je savais que j'aurais dû venir plus tôt, mais, eh bien, parfois je laisse traîner les choses, et c'est cette période de l'année, vous savez..."

Je peux que rester là, dans un désespoir croissant, en espérant que ce type se mettra soudain à rire et me révélera la farce, pointant un des ses gros doigts sur les caméras cachées. Mais il fait rien de tout ça. Il commence juste à me débiter des noms, énumérant des souhaits de cadeaux, uniquement concentré sur sa liste et inconscient de l'expression d'horreur qui se grave un peu plus profondément avec chaque seconde qui passe sur mon visage.

Au bout d'environ une minute, il s'arrête et me regarde. " Vous me suivez, jeune homme ? Vous pensez pouvoir aider quelqu'un dans une merde pas possible ?"

Pendant quelques secondes, tout ce que je peux faire, c'est bâiller comme un poisson. "Euh, monsieur, c'est beaucoup d'articles que vous voulez, et c'est si tard dans la saison..."

Son visage semble tomber, cette étincelle qui brillait là tout à l'heure disparaissant de ses yeux. "Oh. Oh je vois." Il pousse un grand soupir. " Vous savez, peut-être que je fais ça depuis trop longtemps. Il est peut-être temps que je jette l'éponge. J'arrive plus à suivre. Depuis que les elfes se sont syndiqués, je peux tout simplement plus les faire craquer. Et la Mère Noël m'a parlé de la façon dont je traite mes rennes." Ses épaules s'affaissent. " Je déteste décevoir tous ces gosses. Ceux qui croient encore en moi je veux dire, ceux qui croient encore en la magie. Je sais, il y en a de moins en moins chaque année, avec Internet et tout ça. Mais il y en a toujours qui y tiennent encore; Je suppose qu'il est temps pour ces branleurs de grandir et de s'arrêter de croire en moi."

Il a l'air si déprimé, si abattu, si dévasté. Je veux vraiment l'aider. Mais il doit y avoir quelques centaines de milliers de noms sur cette liste. Je pourrais travailler 24 heures sur 24 d'ici à Noël et j'aurai jamais tout réglé. Je veux dire, c'est super de faire les courses et de trouver un cadeau spécial pour chaque personne sur sa liste, mais...

Puis une idée me vient. "Euh, monsieur, z'avez déjà pensé aux cartes-cadeaux?"

Il cligne des yeux. "Cartes Ka-Do?" Il prononce les mots comme si qu'il les avait jamais entendus avant.

"Ouais. C'est des cartes qui donnent aux gens une certaine somme d'argent à dépenser pour tout ce qu'y veulent dans nos magasins. Ils peuvent venir avec n'importe quel montant que vous voulez. Disons, vingt euros chacun ?"

Il hésite, se gratte la barbe, un air pensif sur le visage. "Je sais pas. Ça me semble un peu… impersonnel. Comme si que j'avais même pas pris la peine de chercher ce que chacun voulait. Comme si que je m'en souciais pas assez.
- Mais pas du tout, m'sieur," je lui dis en secouant la tête. "Une carte-cadeau consiste à donner le choix à la personne à qui que vous voulez faire un cadeau, en lui laissant le soin de dépenser l'argent comme elle en a envie. Je veux dire, imaginez s'ils changeaient d'avis entre maintenant et Noël ? Ils seraient coincés avec un cadeau dont ils veulent pas ou dont ils ont pas besoin. Non, une carte-cadeau est le moyen le plus efficace de dire que vous pensez à eux et que vous voulez qu'ils soient heureux, sans leur enlever leur liberté de choix." Je sais que je suis un peu épais, mais j'ai jamais été aussi désespéré de faire une vente de ma vie.

Pourtant, il hésite, un profond froncement de sourcils sur son visage. Puis il sourit et le scintillement revient. " Vous savez quoi, fiston ? Je pense que vous avez raison." D'un coup de poignet, il enroule le rouleau en un claquement de doigts. " On va faire les  cartes-cadeaux."

Je tombe presque sur le cul de soulagement. " Si vous voulez bien me suivre, m'sieur, je vous les emballe tout de suite. Souhaitez-vous qu'on les expédie à vos clients ou préférez-vous vous en occuper vous-même en les chargeant dans votre smartphone ?
- Non, non, donner moi les cartes-cadeaux, je m'occupe des livraisons moi-même", dit le bonhomme. " Je dois au moins faire cet effort. Et, croyez-moi, après toutes ces années, je suis devenu le roi dans le domaine de la grande distribution.
- Parfait ", je lui dis, devenant de plus en plus heureux de minute en minute. Mec, je vais faire péter la banque aujourd'hui. Voilà qui pourrait même me rapporter une augmentation. " Y a-t-il autre chose pour lequel je peux vous aider ? "

Il marque une nouvelle pause, se frotte le bout de gras qui se trouve sous sa barbe. "Eh bien, maintenant que vous en parlez, j'ai cette autre liste... est-ce que vous auriez du charbon ou même un peu de bois de chauffage, par hasard ?"


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