5 déc. 2022

698. La fille en bikini

 


LA FILLE EN BIKINI
(Après la seizième vague)

" Salut, Simone," j'ai dit. "Désolé de ce retard."
Je me suis vidé le conduit nasal dans un mouchoir puis je me suis assis sur ma chaise.
" Salut, Gérard. Contente de te revoir ! On dirait que t'es pas tout à fait dans ton assiette ?"
J'ai fourré le mouchoir utilisé dans la poche de mon jean. " Ouais, j'arrive pas à évacuer ce froid qui me bouffe la tête. C'est ni le Covid ni le VRS; J'ai eu mes résultats d'analyses ce matin. C'est juste une putain de grippe."
Simone sourit avec empathie. " Toujours partant pour aujourd'hui ou tu préfères reprogrammer ?
- Non, non," j'ai dit en lui faisant signe de pas s'inquiéter. "Je vais bien. Allons-y.
- Eh bien," m'a proposé Simone, "nous pourrions commencer par le boulot ?
- Chier !" j'ai marmonné en me grattant la nuque. Je parlais régulièrement à Simone de ces connards de gestionnaires de compte et de leurs promesses irréalistes aux clients, sur mon supérieur et sa tendance à la complaisance et sur ces enfoirés des Ressources Humaines.
" Ouais, ouais," j'ai dit. " Hier, ils m'ont fait remplir un questionnaire. Comment je m'adapte au télé-travail à domicile, ils voulaient savoir. Il m'a fallu vingt minutes pour y répondre et ça m'a mis en retard pour une réunion d'ingénierie. Les autres gars ont pas trop apprécié."

Simone m'a suivi le long de ce fil en me demandant : " Comment ça se passe ? Le travail à domicile, je veux dire ?
- Oh, je sais pas trop." j'ai haussé les épaules. J'ai sorti distraitement mon téléphone de ma poche arrière et j'ai jeté un coup d'œil à mes notifications. " Tous les jours, je me lève. J'entre dans la cuisine. Je prépare mon petit déj'. Et je le ramène dans ma chambre pour manger à mon bureau parce que la réunion Zoom de mon équipe commence à huit heures. C'est pratique, mais je... l'open space me manque un peu quand même, les collègues et tout. En plus, ça me faisait une balade sympa pour me rendre au bureau.
- As-tu fini de remplir le questionnaire ?
- Ouais," j'ai dit en reposant le téléphone sur ma cuisse. "Après l'avoir soumis, les RH m'ont envoyé un e-mail et m'ont dit qu'ils m'accordaient une prime de travail à domicile de 500 euros sur ma prochaine paie. Super ! Un truc ponctuel, pour payer ma wifi et un fauteuil adapté. Des trucs comme ça.
- C'est super généreux de leur part !" Simone avait l'air de sincèrement rayonner.

J'ai haussé les épaules. " Travailler à domicile, c'est plus comme être cadenassé à la maison. Je passe toute ma vie dans ma chambre - matin, après-midi et toute la nuit - et c'est pas comme si que j'avais une baie vitrée ou même une fenêtre ou quoi que ce soit. Ce sont les mêmes quatre murs, jour après jour. Je suppose que le bureau me manque. Et je dépenserai probablement ce bonus en vêtements. Je ne rentre plus dans mes pantalons et j'arrive même plus à boutonner mes chemises."
Simone me regarda, inquiète. " T'as encore pris du poids ? En as-tu parlé à ton médecin ?"

J'ai levé les yeux vers le plafond, j'ai expiré et j'ai secoué la tête. " Ouais. J'ai eu une consultation télémédicale mardi. 
- Que t'ont-ils proposé ?"

J'ai décroché et agité mon téléphone de bureau devant le nez à Simone et j'ai dit: " Ils ont scanné mes données biométriques. Cinq kilos cinq ! Tu avais dit que je risquais de faire de l'hypertension ? Ma tension artérielle est trop élevée ? Quoi qu'il en soit, ils m'envoient une ordonnance par la poste."

Simone a griffonné dans son carnet, s'est retournée vers moi et m'a demandé : " As-tu posé des questions sur les régimes alimentaires ?
- Ouais", je lui ai répondu et je lui ai balancé une paire de citations sarcastiques, en disant: " Ils m'ont refilé des liens vers des recettes macrobiotiques. Comme si que j'avais une putain de Biocoop dans ma cuisine."

Simone a levé son stylo vers moi et m'a dit : " Tu devrais prendre ta santé au sérieux, Gérard, et essaie certaines de ces recettes.
- Ouais, ouais," j'ai dit en vérifiant à nouveau l'écran de mon smartphone.
" Oh !" j'ai lancé en désignant Simone. "Est-ce que je t'ai dit la dernière fois ? Mes parents, ils déménagent à Madagascar."
Simone a cessé d'écrire. Elle a haussé un sourcil et m'a demandé : " Vraiment ? Qu'y a-t-il de si bien à Madagascar à part un manque intolérable et insalubre de vaccinés ?

J'ai ri, levant les mains en l'air, disant : " Ben y a de l'Artemisia, un traitement anti-covid naturel. Ah putain, je crois que je me vais me faire pécho, là ! L'été dernier, ils ont rejoint cette méga-communauté anti-vax en ligne et se sont fait un tas d'amis ; tu connais, "Les amis du sang pur". Ils ont dit qu'ils voulaient être plus proches d'eux et avoir plus de soleil, échapper au trou d'enfer des macrono-mondialistes sanitaires qu'est devenu la France. Mouais, peu importe. Ils font leurs bagages et partent ce week-end."

Alors que Simone retournait à son carnet, ma sonnette a retenti.
" Merde, j'avais oublié mon Deliveroo", j'ai dit en faisant signe à la caméra en haut de l'écran de mon PC. " Hé, Simone, tiens bon, je reviens tout de suite.
- Pas de problème", a souri Simone en s'adressant à son carnet.

Me précipitant dans le salon, j'ai ouvert la porte d'entrée et attrapé ma bouffe. Je suis retourné dans ma chambre, me suis laissé tomber sur ma chaise et j'ai déballé mon dîner.
" Ça va ?" j'ai demandé.
- Tout à fait bien," m'a souri Simone en reportant son regard sur moi.

Affamé, j'ai pris une copieuse bouchée, l'ai mastiquée, j'ai ingurgité une bruyante gorgée à  travers la paille de mon soda puis j'ai continué avec une bouchée de mon burger. "Tout est en train de changer.
- Comment ça ?" m'a demandé aimablement Simone.

J'ai haussé les épaules, incapable de vraiment mettre le doigt dessus, puis je me suis souvenu en disant: "Oh, attends !"
J'ai pris mon smartphone, autorisé le paiement pour mon Deliveroo et donné un pourboire au drone-livreur.

Finissant ma première bouchée, j'ai regardé dans le coin de ma chambre et j'ai dit: " Mes parents partent et tout. Et mes amis, ils m'ont appelé jeudi - ils veulent que j'emménage avec eux. Au centre de Nice. Moi compris, nous serions six à louer un appart de trois chambres. C'est près de la Place Garibaldi, donc c'est cool."

J'ai pris une autre bouchée géante de mon hamburger, puis j'ai rajouté: " Je déteste les colocataires. Ils ne ramassent jamais rien derrière eux; les éviers, les chiottes, la vaisselle - ils sont si dégoûtants. Mais j'y ai pensé quand même. Ce serait cool de traîner avec eux- "

Simone a brusquement ajouté : " Vivre avec des amis serait une excellente idée, Gérard.
- Ouais", j'ai dit en secouant la tête, " mais vivre avec eux : ce serait jamais comme avant la plandémie. Tout est fermé; les endroits où nous avions l'habitude de traîner sont tous fermés. Un couple de mes amis, ils ont trop peur de sortir, alors ils restent chez eux le week-end. Ils ont commencé à jouer à des jeux de société en ligne si tu peux croire ça."

J'ai pris une longue gorgée de ma canette, secouant la tête d'avant en arrière, avant de dire: " Ouais, ouais. Guilaine, de la comptabilité ? Tu te rappelles d'elle ?"
Simone a hoché la tête. "Oui. Je me souviens de Guilaine."
Déglutissant, j'ai dit: " Ouais, elle a poppé sur notre groupe et a joué au scrabble jeudi dernier avec moi et mes potes. Est-ce que je t'ai dit qu'elle avait chopé cette merde post-vaccinale ? Elle peut plus conduire; Charles a dû aller la chercher. Au bout d'un moment, Charles a même dû la ramener chez elle. Elle était épuisée.
- Cela semble horrible", a convenu Simone.
- Même quand Guilaine travaille à la maison", j'ai poursuivi, " elle dit qu'elle ne peut pas se concentrer, tout semble fou, flou, flou. Elle a dit qu'elle recevait de l'aide de sa mère, emmenant Jérémie à l'école et tout. Huit mois que ça dure et ça s'arrête pas. Bordel, je veux rien de tout ça. Et, si je devais emménager avec mes amis, cela augmenterait sûrement mes chances de rajouter leur graphène à mon graphène. Je sais pas."

Changeant de sujet, Simone a demandé avec un sourire malicieux: " Je n'avais pas entendu parler de Guilaine depuis un moment. Et comment va ta vie sentimentale ?"

Engloutissant mes doigts remplis de frites, j'ai roulé des yeux vers la caméra et j'ai levé mon téléphone. 
" Merdique. L'application de rencontre arrête pas de me proposer des randonnées zarbi : des fans paléo-végétaliens de Docteur Who qui tricotent des écharpes pour les lampadaires. Je veux dire, qui c'est qui pond des merdes pareilles ?"

Simone m'a souri d'un air encourageant. " Rencontrer quelqu'un serait une excellente idée, Gérard."

J'ai fini mon burger et, en claquant mes doigts pleins de gras, je me suis rappelé quelque chose de si gênant que j'ai éclaté de rire et j'en ai parlé à Simone. " Comment qu'elle s'appelait déjà, ah ouais, Maëva - ouais c'est bien ça, Maëva. J'ai rencontré cette meuf nommée Maëva il y a deux semaines. Elle m'a dit qu'elle ne faisait que des CV- "
Simone m'a regardé perplexe et m'a demandé: " CV ?"
- Cafés virtuels", j'ai répondu, puis j'ai continué. "Elle est mignonne ! Des cheveux violets courts et drôles aussi. Elle avait des mangas collés partout sur ses murs. Mon univers de héros. Elle avait une énorme affiche Bakugo derrière sa porte; c'était tellement génial. De toute façon. Elle ne fait que des CV, elle m'a dit, par souci pour sa santé mentale et son bien-être physique; il lui faut beaucoup de temps pour faire confiance aux gens.
- Les rencontres sont difficiles ces temps-ci", a convenu Simone. "Surtout pour les femmes de chair et de sang.
- Ouais", j'ai dit en regroupant les papiers alimentaires huileux autour de mon bureau, en les écrasant en boule, puis en les fourrant dans le sac de livraison. J'ai jeté le sac dans le coin poubelle de ma chambre. " Elle vit un peu loin. Bandol. Elle a pas de voiture non plus, donc je sais pas comment on pourrait se voir ou se rencontrer. Je peux pas non plus me payer un Uber aussi loin. 
- Un animal de compagnie", a souri Simone. " As-tu pensé à un petit chat ? Comme nous en avons parlé la dernière fois ?"
En haussant les épaules, j'ai secoué la tête. " Non. Le propriétaire autorise pas les chats; c'est marqué dans le bail, mais bon, regarde ça !"

En accédant à une page d'achat en ligne sur l'écran d'accueil de mon smartphone, je l'ai transférée sur mon poste de travail et j'ai partagé la fenêtre avec Simone. L'animation du produit a commencé à jouer et un chat robotique a tourné la tête, a miaulé et a fait des ronronnements électroniques. Sa boîte d'emballage présentait cette gentille vieille grand-mère avec un sourire radieux aux dents refaites qui le caressait. " Peux-tu croire à ce genre de merde ?
- Waou, c'est trop mignon. Un robot de compagnie semble être une excellente idée, Gérard", m'a souri Simone.

J'ai regardé défiler la fin de la vidéo. Ça semblait réaliste, animé et doux, probablement quelque chose de confortable à caresser et à toucher pendant un moment.
C'était trop cher, cependant, et je pouvais pas me permettre ce genre de jouet.

Mon esprit a brièvement dérivé puis j'ai dit: "Simone ?"
Elle m'a souri en retour et m'a répondu : " Oui, Gérard ?"
J'ai tourné la tête et placé mon menton dans ma main, réfléchissant. " J'ai été marcher, euh, je suis allé marcher dimanche. À l'extérieur. J'ai descendu le boulevard de la Plage jusqu'à celui de l'Hippodrome.
- Super. Et ?"

J'ai essayé de réfléchir à qu'est-ce que je voulais dire. Les mots ne venaient jamais facilement et je comptais sur mon ordinateur et mon téléphone pour faire des suggestions chaque fois que je me débattais. Mais, pour l'instant, j'ai réfléchi un instant puis j'ai dit: " Je suis allé me ​​promener. C'est sympa Cagnes sur mer sous le soleil. Les gens étaient là. Ils marchaient aussi, et certains passaient en joggant avec des écouteurs dans les oreilles. J'ai essayé… j'ai essayé de dire bonjour, tu sais, genre, au fur et à mesure que je croisais les gens,  je levais une main pour leur faire un petit coucou."

J'en ait fait un à la caméra pour bien montrer à Simone que je leur faisais pas un doigt.
" Mais ils ont continué ", j'ai dit, d'un air maussade. " Personne ne m'a fait signe en retour ou rien, personne ne m'a remarqué, vraiment.
- Se faire de nouveaux amis est toujours difficile", m'a rappelé Simone, " surtout avec des gens de chair et de sang." mais je l'ai ignorée.
" J'ai fait cette longue promenade dimanche", j'ai répété, en me souvenant du  soleil chaud sur mon visage, " et je me sentais plutôt bien. Je suis tombé sur cette buvette. Le genre avec une vitre en plexiglas. C'était un de ces endroits où que tu regardes mais tu touches pas qu'est-ce y a derrière et tu causes à travers un interphone, tu sais, où une fille super chaude en masque bikini sert ton café ou ta portion de pissaladière .
- Le café", m'a rappelé Simone, "serait un mauvais choix compte tenu de ta tension artérielle."

En me souvenant de la meuf derrière la vitre, j'ai tendu la main dans l'espace entre mon clavier et mon écran, et j'ai dit : " Elle était juste là. Et, putain, elle était trop bonne, et quand elle m'a souri derrière son masque avec sa touffe de cheveux noirs et luisants, j'ai eu l'impression que de la glace, tu sais, fondait sur les bords, débordait puis coulait sur le bâton qui habite sous mon bermuda. Je savais plus quoi dire. Je me suis même gourré dans ma commande."

J'ai ricané, j'ai porté le dos de ma main à ma bouche, j'ai jeté un coup d'œil à Simone et j'ai rajouté : " À part mes amis, c'est la première personne que je regardais dans les yeux depuis un mois.
- Sortir ensemble est difficile ces temps-ci.", a répété Simone agréablement. "Surtout pour les gens de chair et de sang."

Je pouvais sentir quelque chose se serrer dans ma poitrine. Je ne savais pas ce que c'était que ce sentiment. J'y ai juste réfléchi et j'ai répété à Simone : " C'est la première personne qui m'a regardé en un mois."

Simone a souri et m'a donné un conseil : " Une de perdue, dix de retrouvées" avant de rajouter : " Gérard, notre temps est presque révolu. Veux-tu un nouveau rendez-vous dans deux semaines ?
- Oui," j'ai dit distraitement, mes yeux retournant à l'écran. "En même temps, ça fait du bien de parler."
Simone a souri et a dit : " Merci, Gérard, j'ai hâte d'y être aussi ! D'ici là, j'ai quelques devoirs à te proposer : poursuivre l'idée de déménager, car un changement dans ton environnement serait une considération positive. Vivre avec des amis serait une excellente idée, Gérard.
- Ouais, d'accord," j'ai dit en désignant l'écran.
- À la prochaine, alors!" m'a dit Simone. Notre session s'est terminée et le visage robotique de Simone a été remplacé par son logo, SimoneIA : Amitié & Conseil.

Assis là pendant une minute, je me suis souvenu de la meuf en bikini sur le masque de la serveuse dans sa buvette et du magnifique sourire qui devait se cacher derrière, et je me suis demandé comment qu'elle s'appelait et si elle travaillait toujours le dimanche.
Puis j'ai commencé à ramasser toutes les ordures que j'avais jetées dans le coin poubelle de ma chambre. Ils allaient pas tarder à couper le courant pour la nuit car c'était presque l'heure d'aller se pieuter. 

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