17 nov. 2022

691. La moufle égarée



LA MOUFLE ÉGARÉE

Elle cherchait la moufle rouge depuis une heure et sans succès. Elle se souvenait parfaitement de l'avoir mise dans la machine à laver. Elle vérifiait toujours qu'elle lavait les deux moufles ensemble. Elle ne supportait pas l'idée de la solitude de l'une des deux si l'autre se perdait pendant le rinçage.

Elle savait que ce n'était qu'un autre symptôme de son TOC, qu'elle devait apprendre à le contrôler, mais elle n'avait pas encore surmonté cette phase de sa maladie. Mais peut-être, juste peut-être, que ça ne disparaîtrait jamais complètement. Il y avait une possibilité pas très éloignée de vivre pour toujours en partageant l'espace avec ses manies incontrôlables.

Les moufles reflétaient ce qu'elle était il y a quelques années : une partie d'un tout. La moitié d'une paire.

Or, elle était un être incomplet. Un demi-melon sans sans l'autre moitié. Le yin sans le yang. le recto sans le verso, une putain de jumelle sans son jumeau.

Elle savait que physiquement Bastien n'était plus dans le monde des vivants, mais il était avec elle. Chaque matin, quand elle se réveillait, c'était lui qui lui souhaitait le premier bonjour.

Elle avait essayé de partager ça avec sa mère et ça ne l'avait rendue que plus triste. Elle croyait avoir perdu ses deux enfants : l'un dans un malheureux accident de bagnole et l'autre dans le labyrinthe de sa tête malade.

Elle avait également fait semblant de consulter un psychiatre, mais quand, dès sa troisième phrase, elle avait remarqué que le médecin se raidissait dans sa chaise, elle avait décidé de remodeler le truc et de raconter ça comme si que c'était un rêve. Un beau rêve qui se répétait presque quotidiennement. Et cela coïncidait avec des événements importants de sa vie. La sienne et celle du Bastien disparu.

Elle parlait à son frangin. Aussi vrai que ses ongles cassants, que l'odeur de l'assouplissant sur ses vêtements fraîchement lavés, que la théorie des moufles égarées dans la machine à laver...

Et si c'était un autre signe que Bastien était là ?

Elle attira son attention de manière très différente, pourquoi ne pas utiliser une moufle ? Des lumières qui s'allumaient puis s'éteignaient lorsqu'elle essayait de revoir Mad Men, une série que Bastien détestait, un appel à 7h17 du matin et le prénom de son frère clignotant sur l'écran du mobile, le smiley de Kurt Cobain des Nirvana  tracé d'un doigt dans la buée que la chaleur de l’eau de la douche avait déposée sur le miroir de la salle de bain…

Son anniversaire approchait. Dans treize jours, elle serait majeure.

Tant de temps à rêver de ce moment et maintenant voilà que ça lui causait la plus grande indifférence ! Peu lui importait qu'elle ne puisse pas entrer dans les boîtes de nuit. Elle ne voulait pas sortir. Comme il était important de ne pas pouvoir acheter de tabac officiellement avant son anniversaire. De toutes manières, elle avait arrêté de fumer.

Pourquoi ressentirait-elle le besoin d'un permis de conduire si c'était une voiture qu'avait coûté la vie à l'autre moitié d'elle-même ?

Rien n'avait de sens sans Bastien. Rien, sauf le besoin impérieux de trouver cette maudite moufle. Les tétons au bout de sa poitrine commencèrent à lui faire mal. Sa respiration devint irrégulière, son pouls s'accéléra, une sueur froide se mit à perler sur son front... Elle allait avoir une autre crise de panique et personne ne pourrait la calmer ce coup-ci.

Peut-être qu'une promenade dans le parc rétablirait sa paix perdue. Marcher sur le tapis de feuilles sèches avec ses bottes en caoutchouc et sentir le craquement sous ses pieds. Remplir ses poumons du froid mordant de ce mois de novembre aux températures déjà hivernales. Marcher de manière erratique le long des sentiers cachés parmi les arbres. Épuiser son corps pour engourdir ses pensées obsédantes.

Elle décrocha son manteau, son écharpe et son bonnet à poils et sortit dans le froid du soir.

Elle marchait sans réfléchir, sans regarder, sans pleurer, et ses pas la menaient au cœur même du parc, l'espace balançoire où ils avaient passé tant d'après-midis à partager des secrets. Elle s'assit sur le banc habituel et l'humidité de la pierre la ramena au moment présent.

Puis les larmes commencèrent à couler sans demander la permission. Une traînée de sel traçant une traînée sur le grain duveteux de ses joues rosies par le froid. La chaleur du chagrin contre le froid de l'espoir.

Elle était emportée par la tristesse. Elle avait besoin de libérer une partie du lest qui la maintenait attachée au fond de la mare lorsqu'elle voulait flotter à nouveau et pouvoir respirer. Il n'y avait pas de regards indiscrets pour la juger. Aucun téméraire en vue qui aurait osé défier les basses températures et la menace de la pluie.

Il ne restait presque plus de lumière et un frisson secoua son corps. Il était temps de rentrer.

Elle s'essuya les yeux du revers de la main et entendit le bruissement de pas sur le tapis de feuilles. Elle était seule, il commençait à faire nuit et il y avait quelqu'un d'autre. Quelqu'un qu'elle ne voyait pas.
Elle essaya de focaliser sa vision floue, ses yeux myopes dans la direction d'où elle pensait que le bruit venait. C'était imprudent, mais la curiosité était plus forte que la peur.

Une tache brune et rouge commença à bouger. Elle venait vers elle. Pour la première fois depuis des mois, elle était curieuse. Il lui fallut un certain temps pour effectuer la mise au point sur l'objet en mouvement. L'obscurité, la tristesse et la myopie n'aidaient pas beaucoup dans la tâche.

Et si la chose sensée à faire était de s'enfuir ? Pourquoi demeurait-t-elle immobile alors que la raison lui criait de fuir ? Ses parents n'en revenaient pas qu'elle se fasse toujours du mal. Elle devrait écouter son moi intérieur et rentrer chez elle.

Le son se rapprochait, il était rythmé, chronométré, persistant...

Elle commença à marcher quand elle entendit un cri d'enfant. Un enfant perdu au milieu de nulle part à cette heure ?

Impossible !

Elle retourna sur ses pas, elle ne se le pardonnerait jamais si c'était vraiment ce qu'elle entendait.

Un chien se trouvait devant elle, la toisant avec le calme de celui qui voit arriver la personne qu'il attend depuis longtemps.

Son pelage était couleur cannelle et ses yeux reflétaient encore plus de tristesse que les siens. Il avait des cicatrices tout autour de son petit corps. Il la regardait avec une étrange fixité, comme s'il la reconnaissait, et dans sa gueule se trouvait la moufle rouge qu'elle cherchait depuis des heures.

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