1 févr. 2022

582. Quel démon chasse l'autre ?

 

J'ai un démon en moi; c'est ce que maman disait. Maman me disait toujours que les démons sont partout dans le monde, qu'ils se faufilent chez les petits garçons et les petites filles et plantent des graines maléfiques dans leur tête qui poussent et qui grandissent, se propageant autour de leur âme comme une infection. C'est un peu comme lorsque vous ne lavez pas une partie de peau ouverte et croûteuse ; l'endroit autour commence à prendre une vilaine teinte jeaunâtre, puis il devient collant, puis vous devez le nettoyer avec un liquide brûlant qui pue de la gueule et qui laisse l'entaille brun foncé pendant un moment.

Maman a juré que pour les démons, le seul remède nécessaire était la prière. "Garde tes mains serrées et près de ta poitrine. Imagine qu'ils sont enchaînés, ligotés par ta foi dans le Seigneur. Prie-le, mon fils, afin qu'il puisse emporter ton démon."

Mais mon démon ne s'en va pas. Je le vois dans l'ombre qui se courbe tout de travers comme près des portes. Et je suis sûr qu'il se cache dans le miroir de la salle de bain, calant son corps élancé dans les coins de la vitre, attendant juste que je regarde ailleurs pour qu'il puisse m'attraper et m'entraîner dans son monde inversé, où le mal est très bon et le bien très mauvais.

Je l'ai dit à maman; qu'il m'a vu me brosser les dents et cracher dans le lavabo, alors elle m'a attrapé par l'oreille et m'a traîné dans la salle de bain, puis elle a allumé les lumières et pointé un doigt droit dans le miroir. "Où qu'il est le démon ?" elle m'a demandé. "S'il est là, alors montre-le moi !"
Mais le démon ne s'est pas montré. "Tu pourras pas le voir, m'man," je lui ai dit.
"Pour l'amour du ciel," cria-t-elle, laissant ses postillons me voler sur les joues. Elle posa ses mains sur ses hanches et me regarda avec ses yeux ébouriffés, le genre qu'elle utilisait toujours avant de me sonner les cloches ou de me donner une raclée. " Pourquoi diable de pourquoi pas ? 
- Parce que maman, il est invisible."

Alors elle m'a recoloré en cramoisi la peau de la joue gauche avec le plat de sa main droite, m'a dit de retourner dans ma chambre et de dormir. "Prie," elle m'a dit, avant de m'éjecter de la salle de bain avec un pied au cul, "agenouille-toi près de ton lit et implore le Seigneur afin qu'il puisse éloigner ce démon, que toi seul sembles capable de voir."

J'ai posé mes genoux sur le sol, appuyé mes coudes sur mon lit, gardé mes mains levées et mon menton baissé. J'ai supplié, "Cher Seigneur," j'ai psalmodié, "Peux-tu guider mon démon, le prendre et me garder à jamais en sécurité?" Des larmes coulaient sur mon visage. "S'il te plaît, je veux pas qu'il grandisse, qu'il m'envahisse comme une mauvaise herbe, qu'il se nourrisse de mes peurs et qu'il me fasse penser à ces choses horribles."
J'ai récité la prière du Seigneur : "Notre Père, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié ; que ton règne vienne ; que ta volonté soit faite sur la terre comme chez toi."
Je me suis souvenu des paroles de maman, sa main serrant le chapelet. Elle récitait souvent dix Je vous salue Marie chaque fois qu'elle ressentait le besoin de se vider l'esprit, alors j'ai fait pareil. Je n'avais  ni perles ni ficelle pour les tenir ensemble, mais je gardais le nombre de prières en dépliant les doigts au fur et à mesure. J'ai commencé par dix, puis j'ai ajouté une autre prière pour le Seigneur, suivie de dix autres Je vous salue Marie, et j'ai recommencé tout le tralala jusqu'à ce que mes genoux me fassent mal et qu'il soit trop difficile de me tenir à genoux.
*

Dix, c'est le nombre de fois où que je cligne des yeux dès que je me réveille. Je pose d'abord mon pied droit sur le sol froid, puis mon pied gauche. Dix, c'est le nombre de fois que j'ai fait les cent pas d'un bout à l'autre de ma chambre avant de faire mon lit. Dix, c'est le nombre d'Ave Maria que je prie avant même de penser à quitter ma chambre pour le petit-déjeuner. Dix, c'est le nombre de pas que je suis censé faire de la porte à la cage d'escalier. Dix, toujours dix ; si c'est plus ou si c'est moins, quelqu'un que j'aime va mourir.
*

"Bonjour, Jules", me fait le père Basile, la tête penchée au-dessus de la cuisinière, en train de préparer une casserole de bouillie d'avoine.
"Bonjour Père Basile," je lui réponds. J'attrape la chaise de cuisine par le haut du barreau supérieur, je la fais glisser vers l'extérieur, vers l'intérieur, puis vers l'extérieur jusqu'à ce que ses pieds en bois soient parfaitement alignés avec les carreaux du sol. Je m'assoie et je garde les bras en pendant sur les côtés  car le Père Basile trouve malpoli de poser les coudes sur la table.
"Bien dormi?
- Pas vraiment," je réponds. "Je pense que j'ai eu environ quatre heures de sommeil.
- Combien?
- Combien de quoi ?
- De Je vous salue Marie", dit-il en marchant vers moi avec la casserole de gruau fumant.

Je le vois. La déception se lit sur le visage du Père Basile.
La bouillie vole dans les airs. La casserolle brûlante me frappe en pleine tête. Mon corps est maintenant au sol, mes lèvres embrassent presque ses pieds, son poing me brise les dents. Il rit follement comme un démon.
"Cent dix", je réponds.
"Une bonne nuit de sommeil est super importante, Jules. Tu ne peux pas continuer à vivre comme ça. Qu'est-ce qui ne va pas avec cent-neuf, ou même juste dix tout-ronds ?
- Dix Ave Maria ne suffisent pas.
- Et comment sais-tu quand c'est assez ?
- Je le sais, c'est tout."
*

Maman me disait que j'étais maudit. Qu'un démon s'était accroché à mon âme. Elle m'entendait parler tout seul en faisant les cent pas dans ma chambre d'enfant.
"Tais-toi", criait-elle toujours. "Vas-te coucher. Mais qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ?"
Cauchemars, je me disais. Des cauchemars qui fleurissent et peignent la toile noire de mes yeux, des images qui traversent l'obscurité de mon espace mental. Lui, mon démon, ne cesse de tracer des images vives de choses dont je sais qu'elles ne sont pas vraies ; il utilise un ensemble de mensonges ornés et fabriqués comme façade. C'est sa façon à Lui de me garder terrifié.
*

Les autres garçons rassemblent leurs assiettes et quittent la table de la cuisine. Ils se lèvent et attrapent leurs assiettes sales, leurs cuillères et leurs serviettes. Les chaises crissent alors que certains d'entre eux traînent les savattes contre le sol carrelé.
Un garçon se plante devant l'évier tandis qu'un autre enroule les sets de table en plastique. Un autre grand garçon gratte les restes de bouillie de tout le monde à la poubelle.
La cuisine est inondée de bruits de pas précipités, de plats qui claquent, d'eau qui coule du robinet.
Le garçon qui roule les napperons à côté de moi a un couteau caché dans sa manche. Il marche derrière moi et la pointe métallique brille sous son poignet. Il révèle son arme quelques secondes avant que le garçon devant l'évier n'ait une chance de s'échapper. Il plonge le couteau dans le ventre du garçon. Du sang s'écoule de la blessure et dégouline le long de ses jambes comme de la pisse. Tout le monde court. Il me regarde, couteau à la main et dents dentelées, souriant. Je suis le prochain.
"Eh Jules," demande le garçon à côté de moi, "tu vas prendre encore longtemps ou tu comptes jeûner aujourd'hui ?
- Hein ? Je ne sais pas, laisse-le-moi. Je le mangerai une fois que j'aurai fini mes prières."
Il fixe la nourriture dans mon assiette, le pâté beige et blanchâtre ressemble à du fromage caillé et j'ai pris grand soin de couper ma tranche de cervelas symétriquement en dix morceaux.
"Eh bien, assure-toi juste de finir de manger avant le déjeuner," répond-il en riant. "Je te jure, putain pourquoi tu mets si longtemps à bouffer?"
" QU'EST-CE QUE JE VIENS D'ENTENDRE ?" s'exclame le Le Père Basile rugissant en entrant dans la cuisine.
"Rien", répondent en chœur tous les garçons à l'unisson comme si que le Père Basile leur avait posé la question à chacun d'entre eux.
"Jules ici prend encore une éternité pour manger.", répond le garçon près de l'évier, avec une tache d'eau sur le devant de sa chemise, ressemblant à une tache d'encre. "Il va encore traîner des pieds pour nous aider à nettoyer, Père Basile.
- Je vais vous dire", dit le père Basile. "Et si vous laissiez Jules et moi causer un peu, et que nous nettoyions la cuisine par nous-mêmes avant le déjeuner ? Est-ce que ça vous irait ?
- Vraiment?" Certains des garçons roulent des yeux incrédules.
"Ouais, ouais, dépêchez-vous avant que je change d'avis", et en un éclair, le son d'une course excitée envahit l'espace, se dissipant lorsque chacun des garçons monte à l'étage ou sort par la porte d'entrée pour aller jouer dans la cour.
" Oubliez pas de toute l'essuyer une fois fini de laver la vaisselle !", se moque l'un des garçons avant de quitter la cuisine.
*

Parfois, je vois le Père Basile sur moi, sa robe tombant de sa poitrine et se balançant sur mes cuisses. Les bords cousus de sa robe frotteront contre ma taille, s'étendront et reculeront comme les cicatrices blanches qui rampent sur une plage de sable.
Il émettra un son bestial, presque un rugissement tribal qui résonnera et sera absorbé par les draps. Son souffle chaud sur mon visage, ses yeux se fixent sur le renflement de mon cou juste avant de me tuer.
*

"Jules, je commence à m'inquiéter pour toi", me dit le père Basile. "Je sais que les choses n'ont pas toujours été faciles pour toi depuis ton arrivée parmi nous, mais...
- Mais quoi?
- Ton comportement," dit-il, "ce n'est pas exactement quelque chose que je comprends.
- Vous inquiétez pas, Père Basile", je le rassure. "Je vais bien," dis-je en lui faisant un sourire. " Ce n'est pas grave. Je vais bien, vous voyez ?
- Allez, Jules, ouvres-toi. Tu es là depuis huit mois, et tu ne nous as toujours pas dit grand-chose."

Le père Basile pose son cul sur une chaise et s'assied en face de moi. Il croise les bras et les pose sur la table.
" Je pensais que vous n'aimiez pas qu'on pose les coudes sur la table, Père basile ?
- Eh bien, nous ne mangeons pas maintenant, n'est-ce pas ?" Il reprend ; "Tu veux savoir quelque chose?
- Quoi?
- J'ai de terribles manières à table", répond-il en riant. "Mais les garçons ici doivent savoir comment faire attention à leurs manières s'ils ont l'intention de partir d'ici. Honnêtement, je ne suis pas très attaché aux règles."
Je scrute le Père Basile de la tête aux mains, je remarque qu'il est avachi, la tête légèrement cambrée comme s'il pouvait à tout moment sauter par-dessus la table et m'attraper.
"Alors", poursuit-il. "Je t'ai dit quelque chose sur moi, maintenant que dirais-tu de me dire quelque chose sur toi, Jules ?
- Vous voulez vraiment savoir?
- Tu peux me faire confiance.
- J'ai un démon."
*

J'ai un démon, un démon qui ne se voit pas. Il n'est pas perceptible comme une ombre ou une voix, il est silencieux comme l'air que je respire. Il parle à travers des pensées et des rituels, des tâches qu'il peut en quelque sorte m'imposer.
Je le vois dans les couloirs, me poussant dans les escaliers ou étirant son corps en travers du pied de mon lit, essayant de me saisir les jambes.
Je le verrai dans ce qui ressemble à des rêves, des traits de lumière et de couleur qui saignent parfois dans la réalité. Il va s'emparer d'une pièce, des objets, des gens qui m'entourent, et parfois même jouer avec mon corps.
Les rituels, je dois les suivre, même s'ils me paraissent absurdes. Les dizaines, les dizaines sont sacrées. Dix clignements, dix pas, dix prières. Je mâche ma nourriture dix fois de chaque côté de ma bouche. Je dois me laver dix fois les mains de chaque côté chaque fois que je vais aux toilettes, et je n'ai pas le droit de quitter l'espace avant de regarder le miroir. Je dois m'assurer qu'il me voit; il doit être au courant de chacune de mes performances.

Il sait tout de moi. Je dois m'assurer qu'il est content. S'il est malheureux, il fera quelque chose de terrible.
Je prie chaque nuit pour qu'il me quitte. Prières par séries de dizaines. Dix Je vous salue Marie entre chaque Notre Père, suivis de crampes aux jambes et de brûlures aux genoux. C'est probablement la tâche la plus précieuse parmi toutes les autres.
Une fois, mes yeux étaient lourds d'une soirée si fatigante et d'une raclée brutale que je me suis endormi avant de terminer ma cérémonie nocturne. Cette nuit-là, je me suis réveillé et mon démon m'avait enlevé maman.
*

Il y a une croix dorée sur la chaire, scintillant du lustre baignant l'église dans une lueur chaude et jaune. Le père Basile m'a dit de le rencontrer ici, "Nous parlerons plus après le déjeuner", a-t-il dit.
Nous avons parlé tout le temps que nous avons nettoyé la cuisine. Le père Basile m'a interrogé sur tout ce que mon démon m'avait jamais fait faire. Je lui racontais les pensées, la prière, comment maman me frappait chaque fois que je mentionnais le démon.

"Et comment sais-tu que c'est un démon ? Il m'a demandé.
- Maman me l'a dit. Elle a dit que mon père avait aussi un démon. Une sorte qui lui faisait faire des choses folles. Ça l'obligeait à boire et à se faire de longues coupures dans les bras. Maman a dit que mon père avait ce truc d'être propre et garder tout en parfait état. Il ne touchait pas à certaines choses, et son démon ne le laissait tranquille que lorsqu'il était à l'église sous la protection du Seigneur.
- Je vois. Et toi ? Penses-tu que ton démon craint le Seigneur ?
- Je pense que oui. Je sais pas. Peut-être.
Les portes de l'entrée claquent et résonnent dans la mer de  bancs. Le père Basile marche dans l'allée et rejoint une femme en jupe crayon qui vient d'entrer, un blazer marron et des lunettes en écaille de tortue.
"Jules," commence le Père Basile, "voici la Dr Férienne.
Elle me sourit. "Ravie de te rencontrer, Jules," elle me fait en tendant le bras. "Tu peux m'appeler Lucie."
Je fixe ses jointures ridées et les contours de sa paume et de ses doigts. Je ne lève pas le petit doigt pour la saluer, alors elle retire sa main.
"Une doctoresse?
- Oui, Jules. Lucie ici est médecin et une très chère et vieille amie. Je lui ai demandé de venir ici pour te parler.
- À propos de quoi?" Je demande en regardant le Père Basile puis en détournant mon regard vers Lucie.
" Eh bien, disons que je pense que je peux t'aider, Jules. Je veux dire si tu es prêt à me parler.
- Que voulez-vous dire?
- Basile m'a dit que tu avais un démon. Est-ce exact ?"
Je hoche la tête.
" Dis-moi, comment vis-tu avec ce démon ?
- Je fais ce qu'il veut. J'essaie de garder les choses en ordre comme il aime. Je prie aussi.
- Est-ce que ça se passe toujours bien ?
- La plupart du temps", je réponds.
"Et qu'est-ce que tu ressens à propos de tout ça ? D'avoir à faire toutes ces choses ?
- Honnêtement? Je me sens assez fatigué.
- Rien d'autre?
- J'ai honte."

La Dr Férienne s'accroupit à côté du banc où je suis assis. Le père Basile prend place directement derrière moi.
"Nous voulons voir si nous pouvons t'offrir un peu de soulagement, Jules. Une façon de t'aider qui n'implique pas de te garder éveillé la majeure partie de la nuit en prière.
- NON!" je lâchai. "J'ai besoin de prier. La prière est ce qui le tient à distance.
- Non, Jules, ce n'est pas le cas.", intervient la Dr Férienne. "La vérité est que ton démon n'est pas exactement le type qui s'en ira simplement comme ça. Il existe des médicaments, des pilules, des injections, toutes petites et indolores, qui peuvent t'aider.
- Quoi? Mais maman m'a dit -
- Nous le savons, Jules.", me coupe le père Basile. "Mais que dirais-tu de parler un peu avec le Dr Férienne ? Dis-lui tout ce que tu veux, dis-lui tout ce que que tu m'as raconté."

Je regarde la Dr Férienne, ses yeux fins rebondissent sur moi.
"Vous êtes médecin, n'est-ce pas ? Je suis malade ?
- Disons simplement que ton démon n'est pas exactement ce que tu penses qu'il est", me répond-elle. La Dr Férienne se lève, pose sa main sur le dossier du banc de l'église. "Ça te dérange si je m'assois ?" me demande-t-elle en désignant l'espace à côté de moi.
"Bien sûr que non," je réponds. " Une question, cependant ...
- Et qu'est-ce que c'est ?
- Vous pensez sérieusement que vos médocs puissent être plus démoniaques que mon démon ?"

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