21 sept. 2025

1116. Lignée de sourires


LIGNÉE DE SOURIRES

La pluie tombait comme un murmure cruel, une bruine qui ne frappait pas mais s’infiltrait, s’accrochant aux vêtements, aux os, aux pensées. Ce n’était pas une tempête qui hurle sur les ardoises et fait plier les arbres, mais un chuchotement insidieux, comme si le ciel lui-même conspirait avec le curé pour nous dire : Baissez les yeux. Soyez humbles. Faites-vous tout petits puis disparaissez dans le silence. 

C’était le jour où ils ont mis ma grand-mère en terre, et le monde semblait vouloir nous ensevelir avec elle. L’église sentait le bois humide et les lys – ces maudits lys, trop blancs, trop lourds, entassés sur l’autel comme une offrande à un dieu qui n’avait jamais écouté. Je me tenais au deuxième rang, les genoux pressés contre le banc lustré, lustré jusqu’à l’usure par des générations de prières et de regrets. Le cercueil, un rectangle de chêne poli, semblait trop léger pour contenir une vie. 

Ma mère, assise à côté de moi, serrait son sac à main comme si elle craignait qu’il ne s’échappe. Ses doigts, écartés, semblaient plaquer quelque chose d’invisible à sa place. Elle hochait la tête, un hochement mécanique, celui qu’elle m’avait appris à imiter: On fait pas de chichi. On mange, on s'essuie les lèvres et le menton, on replie sa serviette puis on s'en va.

Je fixais le recueil de cantiques, mais mes yeux glissaient, attirés par autre chose, quelque chose de plus ancien. Je repensais à la dernière fois où j’avais brossé les cheveux de ma grand-mère. La brosse nacrée, douce comme un secret, glissait dans ses mèches argentées. Elle somnolait, à demi perdue dans un monde que je ne pouvais pas voir, et je comptais les coups de brosse à voix basse. Dix pour la chance. Quinze pour briller. Vingt pour que la nuit connaisse ton nom. Sa voix, même faible, portait un poids, comme si chaque mot était une pierre jetée dans un puits sans fond. Le prêtre psalmodiait, sa voix montant et descendant comme une vague paresseuse. 

Un bébé hurla, un cri perçant qui fut vite étouffé quand on l’emporta dehors. Ce silence soudain trancha l’air, comme si quelqu’un avait avalé une vérité trop grande pour être dite. Et c’est là que je l’ai vue. Elle se tenait au fond de l’église, dans l’ombre d’une colonne où la lumière semblait refuser d’aller. Une robe pâle, taillée comme dans un vieux cliché en noir et blanc, flottait autour d’elle. Ses cheveux, relevés en un chignon sévère, brillaient comme si la lune s’y était accrochée. Et son visage… c’était celui de ma grand-mère. Pas la grand-mère de ces dernières années, pas celle sur son lit d'hôpital. Pas celle qui m'avait appris à confectionner des nœuds de rubans ou à écosser des petits pois. Plus jeune. Vingt ans. Des pommettes nettes. Des yeux clairs comme un lac alpin. La ressemblance n'était pas parfaite. Elle était exacte. 

Non, en fait c’était la grand-mère de la photo sépia sur sa commode, avec ses pommettes hautes comme des lames et ses yeux clairs, profonds comme un lac alpin, minutieusement  libellée en cursive à l'encre blanche dans le coin inférieur droit : Marguerite, 1947, Une ressemblance si parfaite qu’elle en était monstrueuse. Mes poumons se figèrent, refusant l’air. Elle n’appartenait à aucune famille que je connaissais, à aucun voisin, à aucune paroisse. Ce visage, je l’aurais reconnu n’importe où – dans un rêve, dans un cauchemar, dans le reflet d’une vitre sale. Elle ne regardait ni le cercueil, ni le prêtre, ni les lys. Elle me regardait moi. Ses yeux glissaient sur mon visage, lents, scrutateurs, comme si elle cherchait une fissure dans une maison qu’elle connaissait par cœur. Puis elle sourit. Pas un sourire chaleureux, pas un sourire cruel. Un sourire qui n’existait que pour moi.

Le prêtre prononça son amen final, et l’assemblée se leva, un froissement de tissu et de chagrin contenu. Ma mère pressa son sac plus fort, comme si elle voulait l’étrangler. Les gens défilèrent, têtes baissées, devant le cercueil, devant les lys que ma grand-mère avait toujours détestés. Dehors, les parapluies s’ouvraient comme des fleurs noires, se heurtant dans la bruine. Nous avancions vers le cimetière, un cortège lent, un serpent d’ombres glissant dans la boue. Je jetais des coups d’œil en arrière, espérant à moitié qu’elle aurait disparu, que ce n’avait été qu’un jeu de lumière, un délire né de la fatigue. Mais elle était là, derrière nous, sa robe pâle intacte malgré la boue, ses yeux toujours fixés sur moi.

Au cimetière, le prêtre lisait, et le vent feuilletait son missel comme pour lui rappeler de se dépêcher. Le nom complet de ma grand-mère fut prononcé – un deuxième prénom qu’elle n’utilisait jamais ainsi que son nom de jeune fille qu’elle avait gardait plié dans le tréfonds d'un tiroir, comme un secret qu’on n’ose pas toucher. 
La femme à la robe pâle se tenait près du portail, sous un cyprès dont les branches semblaient tendre vers elle. Elle regardait la terre s’ouvrir, avec la patience d’un prédateur qui sait que sa proie viendra à lui.

" Sybille, tiens-toi droite, " murmura ma mère, les lèvres pincées. J’obéis, mais mes yeux restaient rivés sur la femme. Nos regards se croisèrent encore. Son sourire s’élargit, à peine, comme une fissure dans une vitre. Et dans cet instant, je sentis le poids exact de la main de ma grand-mère sur mes cheveux, cette nuit où le tonnerre avait déchiré le ciel et où elle m’avait murmuré : « Les noms sont des portes. N’en ouvre aucune si tu n’es pas prête à voir ce qu’il y a derrière. » 

La tombe fut refermée, une couche de planches, puis la terre, puis les fleurs. Ma mère déposa un lys, avec ce sourire efficace qu’elle réservait aux deuils bien gérés. Quand nous nous détournâmes, je regardai en arrière. La femme n’avait pas bougé. Elle était toujours là, immobile, comme si le temps n’avait aucune prise sur elle.

" Elle ressemble à Pélerine." souffla une voix derrière moi, basse, presque amusée. Tante Louise, appuyée sur sa canne, ses yeux plissés comme si elle voyait à travers le brouillard du temps.
" Louise !" siffla ma mère, comme une mise en garde.
" Quoi ?" rétorqua tante Louise, un sourire en coin. " Je n’ai rien dit. Mieux vaut ne pas remuer ce qui dort." 

Ses mots s’enfoncèrent en moi, comme des éclats de verre. Dans la salle paroissiale, l’odeur du café se mêlait à celle de la laine mouillée et d’une tristesse soigneusement rangée. Les tables pliaient sous des sandwichs trop parfaits, des carrés de gâteau découpés avec une précision maniaque. Les gens parlaient à voix basse, se touchaient les coudes, prononçaient des noms de plats comme des prières.

" Assieds-toi, Sybille" m'ordonna ma mère. 

La chaise était froide, hostile. Je m’assis. Mme Lesvêque, celle qui m’avait appris à épeler le mot chrysanthème en CE2, s’approcha. " Comment vas-tu, Sybille ?
-  Ça va", mentis-je, parce que c’est ce qu’on dit quand on veut pas rentrer dans les détails.
" Marguerite t’aimait," continua-t-elle, mâchant un bout de sandwich comme si c’était une formalité. " Elle m’a dit un jour que toutes les femmes de votre famille recevaient… une visite. Elle m'a dit ça comme si elle parlait de la météo et de la possibilité que les prunes soient précoces.. Elle disait qu’il y avait une dette. Pas une dette d’argent, non. Quelque chose de plus ancien."

Mon cœur cogna dans ma poitrine. " Une visite de qui ? "
Elle haussa les épaules, tapota mon bras comme pour effacer ses mots. " Oh, tu me connais, tout ça se mélange dans ma tête." 

Ma mère posa sa tasse si doucement qu’elle ne fit aucun bruit. 
" Sybille, ne commence pas.
- Commencer quoi ?
- Tu sais très bien quoi."

Tante Louise s’approcha, sa canne claquant sur le sol. " Laisse-la," dit-elle à ma mère. " Marguerite lui racontait les mêmes histoires qu’à nous. Les filles doivent savoir nommer ce qu’elles voient." 

Ma mère fixa le bout de ses chaussures, un refuge temporaire. Puis elle se redressa, ramassa un plateau de restes et partit vers la voiture, ses épaules raides comme une armure.

La maison de ma grand-mère sentait la lavande et une douceur cuite, un parfum qui s’accrochait aux murs comme un souvenir. La porte de sa chambre était ouverte, un rectangle sombre qui semblait m’attendre. Sur la coiffeuse, ses objets : la brosse nacrée, un peigne en corne, un plat en verre avec deux épingles et un bouton qui cherchait encore sa chemise. Je m’assis sur le tabouret, touchai la brosse. Mes doigts tremblaient. J’ouvris le tiroir du haut. Des mouchoirs. Une enveloppe jaunie, non scellée. À l’intérieur, une page, l’écriture soignée comme une incantation.
« À la petite fille que j’aime tant, qui n'en sera plus une quand elle lira ceci. La dette doit être portée. J’ai essayé de la refuser, de faire comme si elle n’existait pas. Mais elle revient toujours. Elle porte mon visage, et je ne peux pas la renier. Je l’ai vue dans le miroir la nuit où ta mère est née. Si elle te sourit, il est trop tard. Ne marchande pas. Ça ne ferait qu’alourdir la dette. Lève-toi, souviens-toi de ton nom, et avance. »

Je repliai la feuille, le papier craquant comme une vieille peau. Je pensai au lac, cet été où j’avais sept ans. L'eau était bleu d'acier et semblait calme en surface, mais le dessous avait ses propres plans. Je descendis du rocher juste pour sentir comment le peu de profondeur pouvait rendre une enfant courageuse. Les profondeurs saisirent mes chevilles de deux mains rapides que je ne pouvais voir. Il y a un son bleu très clair qui se fait entendre lorsque le monde devient plus aquatique qu'aérien. Je serais devenue une histoire qu’on raconte pour effrayer les enfants si ma grand-mère ne m’avait pas tirée de l'eau, ses doigts agrippant les bretelles de mon maillot de bain, son souffle rauque me grondant : Respire ! Respire encore ! Quand j’avais enfin repris mon souffle, elle s’était levée, face au lac, et avait murmuré, comme à un vieil ennemi : « C’est payé. »

Elle m’avait fait boire du thé sucré, m’avait brossé les cheveux en comptant jusqu’à vingt, et avait prononcé mon nom comme un sortilège.
Je refermai le tiroir. Je ne voulais pas être celle qui poserait des questions, qui forcerait ma mère à regarder ce qu’elle refusait de voir. Je mis mon manteau, me jurant de ne pas retourner au cimetière. Mais mes pieds, eux, connaissaient le chemin. Elle était là, près de la tombe, la terre fraîchement remuée luisant sous la lune. Sa robe pâle semblait absorber la lumière, intacte, immaculée. Je m’arrêtai, le sol mou sous mes semelles, comme s’il voulait m’engloutir.
" Vous ne devriez pas être ici", lui dis-je, mais ma voix tremblait, creuse. Elle tourna la tête, ses yeux brillant comme des pièces d’argent. 
" J’ai toujours été là. Avant elle. Après elle. Et après toi."

Le froid me mordit la nuque. " Qui êtes-vous ?"
Son sourire s’élargit, un éclat de dents dans l’ombre. " Je suis celle avec qui ta grand-mère a passé un marché. Elle voulait une vie qu’elle n’aurait pas dû avoir. Elle a payé le prix. Tout le monde en paye un. Les noms, Sybille. Les noms sont la monnaie."

Mes pieds s’enfoncèrent un peu plus dans la terre. Je voulais courir, mais mes jambes refusaient. 
" Qu’a-t-elle demandé ? 
- Toi ", dit-elle, et le mot pesa comme une pierre tombale. " Et d’autres choses. Le retour d'un fils. Une fille qui respire à la naissance. Du temps. Les gens pensent que le temps est gratuit. Ils se trompent."

Un frisson remonta ma colonne vertébrale. " Et qu’est-ce qu’elle vous devait ?" 
Elle regarda la tombe, ses doigts frôlant le tissu de sa robe. " Elle devait me porter. Comme tu le feras. 
- Je n’ai rien demandé," crachai-je, mais ma voix sonnait comme celle d’une enfant.
- Non," admit-elle. " mais le sang se souvient. Les noms sont des portes. Et les portes s’ouvrent.
- Pourquoi son visage ?" 

Ma voix tremblait, mais je devais savoir. Elle fit un pas vers moi, et pour la première fois, je vis une fragilité en elle, comme une toile d’araignée tendue au vent. 

" Je porte ce qui m’est dû. Ce que tu reconnais. Ce vers quoi tu tends. Si j’étais une étrangère, tu me chasserais. Si je porte son visage, tu regardes. Et le deuxième regard, Sybille, c’est tout ce dont j’ai besoin car nous sommes liées."

Mon cœur battait trop fort. " Liées à quoi ?
- À la lignée," dit-elle, son sourire s’adoucissant, presque tendre. " Au fil qui vous lie, toi, ta mère, ta grand-mère, même quand vous vous taisez. Vous pensez que c’est une recette, un rire, une façon de pencher la tête. C’est ça. Et c’est moi."

Je voulais crier que c’était pas juste, mais les mots moururent dans ma gorge. La nuit n’était pas faite pour les caprices.
" Que voulez-vous de moi ? 
- Pas grand-chose," répondit-elle. " et pas aujourd’hui." Sa main effleura ma manche, un geste si léger qu’il semblait irréel. " Un jour, tu porteras mon visage."

Cela me terrifia plus qu’une menace. C’était une promesse, douce comme une berceuse empoisonnée.
" Je n’ai pas le choix, n'est-ce pas ?" demandai-je, à moitié suppliante.
" Tout le monde choisit quelque chose," me répondit-elle. " Choisis les mots qui te définissent. Dis ton nom."

Je le dis. Mon nom entier, celui que ma grand-mère murmurait pour me ramener du jardin, celui que ma mère lançait dans la colère ou la fierté. Chaque syllabe semblait ouvrir une serrure. Elle m’observa, comme si elle tissait mes mots dans un motif qu’elle seule comprenait. 
Puis elle hocha la tête. " Bien. Rentre chez toi, Sybille." Elle recula, son ombre s’étirant comme une tache d’encre. " Ne marchande pas, si tu peux l’éviter. Mais si tu le dois, demande rien que des petites choses.
- Je ne veux rien de vous, dis-je, les dents serrées.
- Ça viendra," répondit-elle, sans malice. " Comme pour tout le monde." Elle jeta un dernier regard à la tombe. " Dis à ta mère d’enlever ces lys.
- Elle déteste les lys, murmurai-je. 
- Je sais," dit-elle, et sa voix portait une tendresse qui me brisa, une tendresse pour ma grand-mère, pas pour moi. 

Je dormis mal, hantée par des rêves de lacs sombres et de mains invisibles. Au matin, ma mère m’appela. " Tu viens aujourd’hui ?" demanda-t-elle, comme si c’était une idée nouvelle. Je lui dis oui. Elle promit du café. Nous jouions toutes les deux à faire semblant, et ça nous allait.
Quand j’arrivai, les lys avaient disparu. " Ils me rendaient malade," dit ma mère, l’air plus léger. Elle prépara le café, posa une tasse devant moi, et sa main frôla la mienne, presque un contact. " Elle m’a dit un jour," commença-t-elle, hésitante, " que les femmes de notre famille portent des choses lourdes, très jeunes. Une bénédiction et une malédiction. Je pensais qu’elle voulait juste que je me tienne droite.
- C’est ce qu’elle voulait," dis-je, mais ma voix sonnait creux.

Nous triâmes les affaires de ma grand-mère. Garder. Donner. Jeter. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Ma mère frappait le chambranle de chaque porte en quittant chaque pièce, un petit toc, un rituel. Je reconnus le geste. Je l’avais fait, enfant, en quittant cette maison. Prends soin de toi. Je repasserai.

Je m’approchai du miroir de la chambre. Pas par curiosité, mais parce qu’il m’appelait. Mon reflet me regarda, et je souris, un sourire fragile, pour voir ce qu’il ferait. Il s’adoucit, comme un secret partagé. Mais l’air changea, comme une porte ouverte au fond d’un corridor. Mes poils se hérissèrent. Je murmurai mon nom, une fois, par politesse. Une main glissa sur mes cheveux, légère, familière, comme ce jour où ma grand-mère m’avait sauvée des eaux d'une main ferme suivie d'une tasse de thé tirée de sa vieille thermos. La main s’arrêta. C’était une permission. Un poids partagé. Je ne demandai pas à qui elle appartenait.

Le lendemain, la lumière traversant la fenêtre de la cuisine traçait un carré parfait sur la table. Dehors, la pluie avait enfin disparu, partie s'abattre sur une autre ville. Je levai les yeux vers la fenêtre au-dessus de l’évier. Mon reflet me sourit. Un petit sourire, celui de l’église, celui du cimetière, celui du miroir et celui des photos jaunies. Et je ne savais plus à qui ce sourire appartenait.

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