31 juil. 2024

925. Le Legs de Véronica

 

LE LEGS DE VÉRONICA

" J'ai toujours dit que c'était un très gros rat. Vous voyez le style. Genre aussi gros qu'un petit clébard. Genre terreur touristique parisienne si vous préférez. Mais n’importe quel rat peut paraître gros quand vous le trouvez mort dans une boîte devant votre porte. C'est assez impressionnant."

Je ramassai le bloc de plexy sur mon bureau et m'adossai à mon fauteuil en cuir grinçant.

" Comme vous pouvez le constater, il ne s'agit probablement que d'une taille moyenne, et encore. Quoiqu'il semble beaucoup plus petit, dépouillé de sa chair, de ses tripes et de sa fourrure."

Les mâchoires de coupe étaient fixées dans une pince parfaite. La colonne vertébrale allongée et les côtes si fines qu'elles n'auraient pas semblé déplacées dans une casserolle de bouillabaisse, comme celles d'un congre servant d'écrin à la tête bardée d'épines d'une rascasse. La queue traînait à travers le bloc transparent, doublant la longueur du squelette et, je l'avais toujours soupçonné, le prix de sa conservation. 

"Et bien sûr, vous avez découvert qui vous l'avait envoyé.
- Oh pour ça, oui. J'ai commencé à recevoir beaucoup de lettres peu de temps après la publication de mon premier livre. Elles comptaient beaucoup pour moi. À cette époque, le courrier signifiait encore généralement recevoir quelque chose d’écrit sur du vrai papier. Preuve tactile des connexions établies. Elles m'étaient  adressées chez  Noctilion, mon éditeur de l'époque, et ensuite déposées par coursier à mon appartement. J'ai reçu des paquets illisibles d'éloges vibrants, d'attention massant l'ego et de vitriol indigné. Il y avait aussi pas mal de fan-fictions érotiques, qui incluaient aussi souvent du sperme, de la cyprine, parfois parfumée, et divers autres outrages. Parfois, mon éditeur les mettait dans une boîte à chaussures, ou dans un conteneur de taille similaire, donc je n'avais pas trouvé inhabituel qu'une boîte m'attende sur le pas de ma porte.  
- La 'Porte de l'Enfer' a touché une corde sensible chez tant de gens. Compte tenu du sujet, vous ne pouvez pas avoir été surpris qu'il plaise à certains types… disons non conventionnels ou sortant de l'ordinaire.. 
- Oh non. Ce roman a fait mon nom. Dieu soit loué pour les types non conventionnels, les petits fous qui achètent mes livres. Où serais-je sans eux ? Pas ici, ça c'est sûr."

L'épais cuir bordeaux de ma chaise de bureau craqua tandis que je me balançais et regardais autour de moi dans mon bureau. Les livres et les récompenses se bousculaient pour gagner de la place sur les étagères qui bordaient les murs. Les crânes étaient très présents, tout comme les morceaux anguleux de plexy et de verre, mais le petit Bambou effrayant était le seul à combiner les deux.

" Pour être honnête, j’ai failli me souiller l'entrejambe en regardant à l’intérieur de la boîte. Son poids semblait étrange, mais elle ressemblait un peu à quelque chose dans lequel on aurait pu mettre un gâteau. Je l'ai ouverte sur la table de la cuisine, m'attendant à rien de plus horrible qu'un gâteau imminent alimenté par le dégoût de soi. Quand j'ai soulevé le couvercle, j'ai crié comme un damné. J’ai couru aux toilettes avec une urgence connue uniquement d’un homme qui possède un seul calbute et pas de machine à laver.
- Et regardez-vous maintenant !
- Oui. Une machine à laver, une autre pour sécher et une maison avec de la place pour les installer sont depuis rentrées dans mon patrimoine. Tout comme plusieurs paires de calbutes auxiliaires, vous serez heureux de l'entendre.
- Alors..., alors que vous préparez la sortie de l'édition du vingt-cinquième anniversaire de 'La Porte de l'Enfer', y a-t-il quelque chose que vous aimeriez dire à la personne qui vous a envoyé ce rat ?
- Merci. Je voudrais la remercier pour la publicité, pour l’amour, aussi étrangement exprimé soit-il. La frayeur fut bénéfique pour moi aussi, c'était toujours bon de se souvenir du sentiment qu'on essaye d'évoquer. Après le succès de 'La Porte', les demandes d’interview ont été nombreuses. Mon anecdote sur les rats a été diffusée à de nombreuses reprises. Elle s’est propagée comme la peste. Des fans bien intentionnés semblaient penser qu'il s'agissait d'une invitation à livrer des créatures cadavériques au bureau de mon éditeur. Donc, je suis en fait reconnaissant, mais pas tellement envers les imitateurs, les copycats, ou, devrais-je dire, les copyRats."

Je retournai sur ma chaise et je regardai l'écran sur mon bureau. Le curseur clignotait en haut d'une page vide.

" Quelques autres choses sont apparues dans l'appartement. Je suppose que je ne devrais pas me plaindre ; J'ai eu l'idée de "Tempête sur les Gibets" lorsque j'ai trouvé un blaireau dans un sac de Carrefour. Mais ensuite, quand la carcasse d'un âne est arrivée dans un container étanche livré par UPS, la seule chose que ça m’a inspiré a été de déménager.
- Alors vous n'avez pas été tenté de conserver aucun des  autres 'cadeaux'?
- Non. Je soupçonne que la plupart des livraisons ont été effectuées par des fans mal avisés, mais je n'ai jamais accepté l'idée de rentrer chez moi pour trouver une queue d'écureuil raidie dépassant de la boîte aux lettres. Il aurait fallu que je fasse appel à un taxidermiste pour gérer la quantité de cadavres qui m'avait été envoyée. Cet endroit aurait ressemblé au Muséum d’Histoire Naturelle. J'ai dû impliquer la fondation de Brigitte Bardot au final, je leur ai fait don d'une partie des bénéfices de 'L'Essaim Démoniaque'. Nous avons appelé tous les fans à arrêter de nous envoyer ces genres de trucs, et heureusement, ils l'ont fait, pour la plupart. Le train s’est arrêté de rouler avant d’écraser d’autres créatures innocentes. Mon agent reçoit encore occasionnellement un hamster dans une poche plastique, mais l'avènement des médias sociaux semble avoir donné aux fans un mode d'expression moins, euh… viscéral. Quoi qu’il en soit, aucun d’entre eux n’a jamais eu l’impact du premier."  

J'ai regardé le long cuboïde de plexy enrobant le squelette en suspension. Elle avait rigolé quand je lui avais dit que je l'avais baptisé Bambou.
Elle s'était approchée de la table quelques heures après le début des signatures. Ce n'était pas ma première dédicace de livres, mais j'étais toujours abasourdi par la vue des gens se rassemblant pour me rencontrer, pour acheter quelque chose que j'avais imaginé. La file d’attente s’était étendue hors de la librairie jusque dans la rue piétonne animée. Certains fans étaient venus déguisés. Des versions faites maison de mes propres personnages s'étaient présentées devant mes yeux incrédules. La pile de livres, 'La Boutique du Démon', le troisième de la trilogie, n'avait cessé de diminuer, emportée par les protagonistes rendus réels. J'ai souri et serré la main, accepté les demandes de dédicaces allant du banal au surréaliste. Certaines d’entre elles étaient carrément obscènes.

Un fan rayonnant avait demandé qu’un message très spécifique soit inscrit dans une bulle au-dessus d’un dessin savamment dessiné de moi et de lui-même dans une position même LGBTiquement invraisemblable. J'avais initialement refusé, pour me voir ensuite immédiatement présenter un autre exemplaire avec une bulle vide non illustrée à signer. Son visage ne vacillait même pas et je n'avais aucun doute que l'image et le texte dans la bulle seraient ajoutées à cette copie plus tard, remettant « Mon plus grand fan » dans le contexte souhaité. Vaincu, j'avais donc signé son premier exemplaire illustré, gêné mais secrètement flatté.

J'étais toujours heureux d'être là, mais je commençais à me fatiguer au moment où elle arriva en tête de la file d'attente.

Je me souviens de l'avoir vue s'approcher prudemment de la table de dédicaces à plusieurs reprises au fil des ans. Elle n'était pas en costume ; Je n'ai presque aucun souvenir de ce qu'elle portait. Je me souviens juste de la façon dont elle tenait le livre, serré contre sa poitrine, les bras croisés. Elle sentait l'air froid et le savon de Marseille. Une ligne tatouée noire et pointue dépassait du bord du col de son chandail (ou était-ce un manteau ou une chemise ?) et se glissait sous le tissu le long de sa clavicule. Je me demandais où allait et où se terminait cette ligne, et pourquoi elle se trouvait là.

Elle m'avait regardé si sérieusement que je n'avais pas douté d'elle une seule seconde lorsqu'elle avait admis que c'était elle qui avait laissé le rat devant ma porte toutes ces années auparavant. Elle était nerveuse, elle était désolée. Elle m'avait expliqué que cela avait été une période difficile pour elle, une période que mes livres l'avaient aidée à traverser. C’était censé être un cadeau, et cela lui avait paru parfaitement logique à l’époque.

J'ai souris. Je lui ai raconté ma réaction en découvrant le contenu de la boîte. Je lui ai parlé de certains des efforts de copie les plus bizarres, mais j'ai admis que toute cette affaire m'avait fourni une tonne d'inspiration et d'anecdotes qui étaient super bien passées dans mes interviews. Elle m'avait regardé dans les yeux et avait souri. Un petit sourire timide. Elle fut étonnée d'apprendre que le squelette préservé me tenait désormais compagnie pendant que j'écrivais et elle me dit qu'elle ne pouvait penser à rien de mieux. La file d'attente traînante derrière elle rompit le charme du moment. J'ai signé sa copie : "À Véronica, merci pour l'inspiRATion ! Avec tout mon amour, Edgar Peau." C'était le mieux que je pouvais faire pour elle à ce moment-là, mais elle a ri, a embrassé le livre et a disparu dans la foule.

" Vous avez l'air en forme si cela ne vous dérange pas que je le dise.
- Oh, eh bien, merci beaucoup." Je me suis déplacé sur mon siège, quittant la librairie dans sa propre décennie et retournant dans ma salle d'écriture. " L’argent des droits du film m'a permis de me payer un coach personnel indispensable. Je devrais écrire un personnage basé sur lui. C'est un démon invoqué par un rite ancien impliquant la consommation de tartes. Il arrive et inflige de la douleur et s'attend à ce que je paie pour ce privilège. Il me torture en se montrant plus sculptural que je le serai jamais, mais en me forçant à continuer de m'efforcer d'imiter ses propres niveaux de vascularisation irréalisables. C'est plus cauchemardesque que tout ce que j'avais imaginé auparavant. Il était ici hier. Je suis encore plus raide que Bambou aujourd'hui.
- Alors, le doyen de l'horreur gothique est un gars plutôt conventionnel de nos jours ?
- Je l'ai toujours été ! J'ai trouvé les choses que j'ai écrites horribles, comment pourrais-je me regarder si ce n'était pas le cas ? Comment ai-je su qu’elles faisaient peur ? Parce qu’elles m’ont fait peur. Ces bouquins me donnent encore à ce jour la chair de poule." 

J'ai ramassé une liasse de papiers et je les ai déposés sur un Bambou indigné. " Je suis la seule personne au monde qui ne porte jamais de noir. Je ne bois jamais de vin rouge dans un crâne humain. La chose la plus horrible que je fais, c'est de manger du Nutella directement du pot avec mes doigts. Je garde la confiture au réfrigérateur, juste par mesure de sécurité. J'ai un brûleur préféré sur ma gazinière. Je débranche encore la télévision le soir parce qu’un pompier m’a dit que c’était une bonne idée quand j’étais à l’école primaire.
- Ça a donc dû être un choc lorsque vous avez reçu la lettre de l'avocat ?
- Non, vous croyez ? Je savais qu'elle avait des problèmes personnels ; il y avait certainement des indices que c’était le cas, mais cela a quand même été un choc.
- Comme vous le savez, des rumeurs ont circulé selon lesquelles vous aviez mal réagi. Que vous aviez vous-même rencontré des difficultés.
- Oh, je comprends parfaitement comment est née la rumeur de ma maladie. J'ai même entendu dire de source sûre que j'étais devenu complètement fou. Le récit de ma folie était une exagération pour massacrer mon dernier ouvrage. J'avais été soumis à un stress énorme pendant un temps considérable, essayant de terminer le dernier tome de la série, et à peine sorti, la lettre est arrivée. C'était une période difficile mais non, ne vous inquiétez pas, la confiture est toujours au réfrigérateur.
- C'est quand même une sacrée histoire qu'une personne vous laisse son propre cadavre dans son testament.
- Oui, c'est certainement le cas. Tout un truc. Une sacrée d’escalade depuis le rat dans la boîte à gâteaux.

Jusqu'alors, la seule chose qu'on m'avait léguée était la collection de figurines insensibles à la culture d'un grand-oncle. Il y avait évidemment eu des questions juridiques à régler. Concernant le corps, pas les figurines, elles n'étaient pas si mauvaises, mais c'était un homme de son temps.

J'ai regardé à nouveau le curseur clignotant en haut de mon écran blanc et vide. Devenir le gardien du cadavre d’une fan décédée était toute une responsabilité. Je m'étais senti obligé d'honorer ce qui avait été demandé dans le testament, cela me semblait impoli de ne pas le faire. Attention, la préservation avait été un peu plus complexe que de demander au taxidermiste de mettre Bambou en suspension dans du plexyglass.

" Pourtant, tout est bien qui finit bien. Nous y voilà.
- Nous y voilà.
- Vous avez de l'argent, la renommée, des critiques élogieuses et de l'amour. Amour sans fin. Mais vous en avez payé le prix. Un prix élevé. Alors, cela en valait-il le coup ?
- Je n'en suis pas vraiment certain, qu'en pensez-vous?" demandai-je en regardant de l'autre côté du bureau où Véronica était assise avec raideur dans son propre fauteuil en cuir, les deux prisonniers de leur enrobage cubique de plexyglass. 
Elle me rendit son regard vitreux, mais semblait n'avoir plus rien à dire. J'ai regardé la ligne bleutée qui se glissait le long de sa clavicule. Elle semblait encore sentir l'air froid et le savon de Marseille et arborait toujours son petit sourire timide.

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