LA MAISON DÉSENCHANTÉE
Je me suis payé ma première maison pour plus de 100 000 balles en-dessous de sa valeur marchande. Le faible prix demandé a incité ma mère à me harceler pour obtenir toutes les inspections que je pouvais me payer en sus du prix, mais après que l'inspecteur en bâtiment, l'inspecteur des termites, l'inspecteur des rats et du bilan énergétique et l'ingénieur en structure des travaux finis sont tous revenus avec des rapports de qualité propres comme des sous neufs sur l'état de la propriété, même elle a dû admettre que j'avais peut-être fait une bonne affaire. Le vendeur, un homme plus âgé du nom d' Arsène, a accepté ma première offre sans aucun marchandage. Il a dit qu'il n'avait plus l'énergie de s'occuper de l'endroit et qu'il voulait juste s'en débarrasser. Nous avons bouclé l'affaire dans le mois.
Arsène et moi ne nous sommes rencontrés en personne qu'une seule fois pendant tout le processus. Il m'a donné une carte de visite et une poignée de main ferme.
" Si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit, le moindre petit souci, vous pouvez m'appeler, d'accord ?
- Bien sûr, merci."
Selon la carte, il faisait de la rénovation d'habitat en freelance. J'ai pensé qu'il pensait que je me souviendrais de cette carte quand je voudrais que quelque chose soit réparé ou transformé. La vérité est que je l'aurais probablement fait. Avec le recul, c'était un peu étrange, étant donné qu'il disait qu'il devenait trop vieux pour s'occuper d'une maison. Je n'y ai pas pensé à l'époque, alors la carte a atterri au milieu d'une poignée d'autres cartes dans mon portefeuille.
Après ça, j'ai emménagé et très vite l'endroit s'est révélé agréable et cossu. Mais il y avait autre chose aussi. Une drôle de sensation dans la maison. Ça ne semblait pas mal, pas exactement, mais ça ne semblait pas bien non plus. Ce n'était peut-être pas tant que quelque chose semblait éteint que quelque chose qui n'allait pas tout à fait, pour ainsi dire.
Un matin, peut-être un mois environ après avoir emménagé, j'ai jeté un coup d'œil dans un coin de la cuisine et je me suis arrêté. Je venais juste y jeter un œil. Ça semblait familier, en quelque sorte. Comme si je l'avais connu toute ma vie. Je pense que je connaissais assez bien ce coin. J'avais vu ces murs et ce comptoir se rencontrer de nombreuses fois en touillant mon café. Pourtant, il y avait quelque chose de bizarre ce jour-là, et je l'ai regardé jusqu'à ce que je réalise que j'allais être en retard au travail si je me bougeais pas le cul.
" Eh bien, je ne suis pas ici depuis très longtemps," me dis-je, " Je ne dois pas encore être habitué à l'endroit."
Mais du temps passa et ça continua à se produire. Je me retrouvais à regarder un mur, un endroit sur le sol, dans un couloir ou dans une pièce, me sentant déconcerté et bizarre, essayant de comprendre pourquoi que tout ça me semblait si étrange. Et d'autres choses bizarres se produisaient aussi. Ou, plutôt non, ça ne semble pas être la bonne façon de le dire. Des choses étranges ne se produisaient pas. Pas vraiment, en tout cas. Mais des choses pas étranges ne se produisaient pas non plus.
Je posais ma main sur un mur et je sentais quelque chose, pas humide mais pas visqueux non plus. Je regardais le mur et je ne voyais rien, je l'effleurais de mon autre main et je ne sentais que le mur. Mais je sentais toujours quelque chose. Je pouvais m'asseoir à mon bureau et ressentir une soudaine sensation de mouvement. Je pouvais voir que je ne bougeais pas. Mon bureau ne s'éloignait jamais de moi. Mais d'une manière ou d'une autre, j'avais bougé. Ou du moins ressenti une sensation comme si que je l'avais fait.
Le pire était les sons qui n'en étaient pas. Certaines nuits, ils me tenaient éveillé jusqu'à ce que le ciel vire au gris. Oh, ce n'étaient pas vraiment des sons. Je ne les entendais via mes oreilles. Mais je ne les imaginais pas, puisque je ne les entendais pas non plus dans ma tête. C'étaient tous des sons que je pouvais presque identifier, sauf que pas tout à fait. Des mots qui n'étaient pas des mots, des gouttes qui ne gouttaient pas, mon nom au loin, mais pas mon nom.
Le pire des non-sons était les non-bruits de pas. Les bruits de pas qui n'étaient pas des pas m'ont fait monter dans l'escalier tôt un matin. À chaque pas que je faisais, je n'en entendais aucun derrière moi. C'était comme s'il n'y avait pas quelque chose juste derrière moi, qui ne marchait pas au même rythme que moi, qui ne regardait pas l'arrière de ma tête. À mi-hauteur des escaliers, j'ai couru et je n'ai pas entendu de bruits de pas frénétiques et cacophoniques me poursuivant, ou courant devant moi, au-dessus ou en dessous de moi, ni même dans les murs de chaque côté de moi. Je suis resté dehors tard ce soir-là avec ma lampe-torche à fouiller mon jardin et les alentours en quête d'un intru.
Le jour où que j'en ai eu assez, c'est le jour où je n'ai rien vu. Ce n'était pas caché dans le coin de mon œil toute la journée, quelque chose à la fois noir et blanc mais pas gris non plus, quelque chose de trop loin à la périphérie pour être clairement discerné. Chaque fois que je tournais la tête, bien sûr, je ne voyais rien d'anormal. C'est le jour où j'ai compris pourquoi Arsène m'avait donné sa carte de visite. J'ai sorti la carte du tiroir dans lequel je l'avais jetée plus tard, j'ai composé son numéro dans mon téléphone et j'ai attendu qu'il décroche.
" Bonjour?"
- Hé, Arsène, c'est moi. Je vous ai acheté une maison il y a quelque temps.
- Oh, bien sûr, je me souviens de vous. Quoi de neuf ?
- C'est, euh, eh bien, vous savez...
- Vous ne m'appelez pas pour une réparation, n'est-ce pas ?
- Non.
- Il ne se passe pas de trucs bizarres, n'est-ce pas ?
- Ouais. Euh, non, je veux dire.
- Dans ce cas, vous n'êtes pas fou.
- Non je ne suis pas fou, qu'est-ce qui ne va pas avec cet endroit ? Est-il désenchanté ?
- Non. Il y a quelque chose dedans, mais ce n'est pas un ectoplasme.
- Qu'est-ce que c'est alors ?
- Je ne sais pas. Je sais juste que ça ne semble pas numineux.
- Numineux ?
- Vous savez, comme un fantôme.
- Effrayant ?
- Non ce n'est pas ça. Les gens qui disent avoir vu des anges disent que ceux-ci se sentent aussi numineux.
- Quoi ?
- Écoutez, faites-moi confiance là-dessus. J'ai vécu dans de nombreuses maisons, et je suis sûr que quelques-unes d'entre elles étaient hantées. Cet endroit n'est pas hanté.
- Alors ça n'a rien à voir avec un esprit ?
- Tout à fait, c'est une bonne façon de le dire.
- Je suppose que vous avez raison. Je ne sais pas pourquoi, cependant.
- N'y pensez pas trop. C'est tout ce dont vous aviez besoin ?
- Ouais. Comment puis-je me débarrasser de cette absence de... manifestations ?
- Je ne sais pas. Je ne pense pas qu'une telle chose soit possible.
- Alors qu'est-ce que je dois faire ? Pourquoi m'avez-vous vendu cet endroit ?
- Voulez-vous conserver cet endroit pour toujours ?
- Hein ?
- Écoutez, j'ai vécu avec cette absence de phénomène pendant environ dix ans. Autant que je sache, ça ne peut pas vous faire de mal. Et ce ne sera pas le cas. C'est comme pour les cas Covid, la sécheresse ou le réchauffement climatique. Rien que des manifestations asymptomatiques.
- C'est tout ce que vous pouvez me dire ?
- Tout à fait."
Alors j'ai essayé de vivre avec. Je suis passé devant des murs que je n'avais jamais vus auparavant, j'ai ignoré les choses étranges qui n'étaient pas là et j'ai dormi à travers les sons qui ne faisaient pas de bruit. Cela m'a pris du temps, mais j'ai appris à le faire. L'endroit n'était vraiment pas hanté.
Tout s'est terminé un jour où j'y vivais depuis près d'un an. C'est le jour où je l'ai enfin vu. Je suis descendu au sous-sol pour chercher quelque chose, et c'était là. Il y avait des choses qui n'étaient pas palpables qui ne se tortillaient pas partout sur quelque chose qui n'était pas fait de chair et d'os. Il y avait quelque chose qui n'était pas un œil, qui s'ouvrait et se fermait dans un mouvement qui ne clignotait pas car il ne me fixait pas.
Je suis remonté de ma cave en courant et j'ai appelé mon agent immobilier. Il était temps de me mettre à la recherche d'une maison plus enchanteresse.
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