26 janv. 2023

715. Conte à rebours

 

CONTE À REBOURS

"Dis Joop, tu te rappelles comment qu'on nous disait qu'on devait réduire les émissions de CO2, bouffer des vers et des criquets, baisser le chauffage et mettre des cols-roulés pour prévenir le réchauffement climatique?
- C'était il y a plus de trente ans, Béatrice. La plupart de ces connards du GIEC et leurs commanditaires sont crevés de la piquouze ou séniles depuis longtemps. Pourquoi que tu me demandes ça?"

Trente-deux, mais qui compte encore les années ? À ce stade, je suis incapable de garder ma jambe immobile. Comme une marteau-piqueuse, je continue à la faire rebondir de haut en bas, envoyant des ondulations à travers le verre d'eau devant moi. " Ouais… c’était un mensonge. Ce que nous avions découvert alors n'était pas que le climat se réchauffait mais qu'il changeait, c'était plus ou moins caché dans le domaine public depuis plus de trente ans, plus ou moins, et avec le développement rapide de la technologie, cela n'avait jamais été une menace réelle. Ce que nous avions découvert surtout, c'était le moyen de prédire les éruptions solaires.
- D’accord, et alors ?" 

Toujours aussi calme. Un peu énervé parce que je lui ai parfois menti, peut-être. Mais loin d'être aussi effrayé qu'il devrait l'être. Parce que je lui ai pas dit plus tôt ce que je suis sur le point de lui dire maintenant..

" Nous ne voulions pas semer la panique. Nous avons dit aux autres scientifiques, tu sais, ceux qui sont en contact avec les médias et qui écrivent les revues scientifiques, que les éruptions solaires pourraient être arrêtées ou affaiblies si notre atmosphère était suffisamment forte. Nous leur avons donné les mauvaises données et ils ont élaboré toutes leurs réglementations à tour de rôle. C'est aussi ce qu'on a dit aux dirigeants mondiaux et pourquoi ils ont poussé à la réduction des émissions de carbone. Eh bien, la plupart d'entre eux de toute façon."

Je vérifie son visage pour voir s'il me suit toujours jusqu'ici. Dix-huit ans de mariage m'ont appris toutes ses petites bizarreries et je pouvais lire son humeur comme des mots sur une page blanche. Non pas que ce soit difficile, il a jamais pris la peine de cacher ses émotions. C'est pourquoi n'importe qui aurait pu dire qu'il me suivait très bien; il commençait juste à s'énerver. La vérité est qu'il est difficile d'être le signe avant-coureur de mauvaises nouvelles.

" Béa, viens en droit au but.
- Une éruption solaire va nous frapper dans moins de vingt heures. Il n'y aura pas de survivants." Immédiatement, je me mords l'intérieur de la joue. Je l'avais mâchée toute la semaine et le goût du sang est devenu un compagnon permanent.

C'est maintenant à son tour de me scruter. Je prends mon verre, le soulève à dix centimètres de la table et renverse presque l'eau, alors je le repose avec un hochet. Je ne peux même pas le regarder dans les yeux en ce moment. J'aurais dû lui dire plus tôt, vous croyez pas ?

"T'es pas sérieuse, n'est-ce pas?" demande-t-il, les yeux écarquillés, la bouche ouverte.

Tout ce que je peux faire, c'est hocher la tête.

" À quelle heure ça va frapper?
- La nuit prochaine. À trois heures du mat'."

Il se lève de son tabouret de bar et commence à arpenter la pièce. Il s'assoit dans le canapé, enfouit sa tête dans ses mains et se relève. " La nuit - prochaine. Trois heures du matin. Je peux comprendre." Le reste se perd dans des marmonnements incompréhensibles.

" Joop, calme-toi. Je sais que c'est beaucoup à encaisser, mais on ne peut rien y faire. Ne vas pas travailler aujourd'hui. Nous n'enverrons pas Jonas à l'école, on le gardera à la maison et profiterons de ces dernières heurs au maximum. On pourrait peut-être l'amener au parc d'attractions?
- Me calmer? Putain, Béa. Nous serons tous morts demain. s'il te plaît, permets-moi de paniquer une minute, d'accord ?" dit-il. Je déteste quand il devient comme ça, mais je suppose qu'il marque un point cette fois. "Comment peux-tu rester si calme à ce sujet ? Tu n'as donc pas peur ?
- Je savais que cela arriverait depuis au moins deux décennies. J'ai paniqué à l'époque quand nous avons fait la découverte. Je me suis saoulée jusqu'à plus soif pendant un mois en 2023, tu te rappelles ? C'est pourquoi je te l'avais pas dit plus tôt. Je voulais pas que tu aies à traverser ça."

Il se rassoit sur le tabouret de bar de l'autre côté de la table, se tapant les doigts sur la tête. Il prend son verre et aspire goulument. Il tente de s'humecter le gosier - il s'étouffe à mi-parcours et je dois lui tapoter le dos pendant qu'il crache ses poumons.

Quand il s'arrête enfin et que son visage retrouve sa teinte normale et pâlichonne, je me dirige vers la cuisine pour chercher un stylo et un calepin. Bien sûr, le tiroir est bloqué par quelque chose, c'est toujours le cas. J'ai essayé de me débarrasser de ce tiroir de merde il y a des années, mais les choses n'arrêtaient pas de s'empiler dedans encore et encore. Je le secoue un peu pour tenter de le débloquer et je réussis enfin à l'ouvrir. " Voilà. Tu devrais écrire ce que tu veux faire en ce dernier jour. Prends ton temps. On pourrait peut-être rendre visite à tes parents demain matin ?
- Et comment vont les tiens ? Merde, il n'y aura plus de temps pour faire quoi que ce soit aujourd'hui si on doit rendre visite à tout le monde.
- Je suis déjà allée voir mes parents hier après le travail. Ma sœur aussi la semaine dernière, donc je suis prête. Mais nous ne pouvons pas visiter tout le monde, Tu devras donc faire des choix. C'est pourquoi…" J'ai tapoté sur le bloc-notes. " Il est encore töt. Je vais dire à Jonas qu'il n'a pas besoin d'aller à l'école aujourd'hui, mais je veux pas qu'il soit au courant de… tu sais."

Il hoche la tête en signe d'assentiment puis déplace son regard de mes yeux vers le bloc-notes, serrant le stylo dans sa main gauche tremblant si fort que ses jointures en deviennent toutes blanches. Sa tête se redresse à nouveau. " Et ces abris de sécurité?" demande-t-il en passant sa main dans ses cheveux roux. " Ne serait-il pas possible de... ? " 

La fin de sa question trouve pas la sortie.

"Rien ne va survivre en surface. Les animaux et toute végétation vont disparaître. Des changements climatiques immenses et immédiats vont se produire et des extrêmes qui n'ont même pas encore été explorés dans les films hollywoodiens vont rendre la terre inhabitable. Il n'y aura plus aucune nourriture à trouver nulle part sur terre et aucun moyen de la produire. Cela ne ferait que prolonger l'agonie de l'inévitable." J'ai fait une pause, sachant ce que la nouvelle devait lui faire ressentir. Comme suffoquer dans du ciment, c'est ainsi que je décrirais ce que je ressentais. " Tu ne sentiras rien, je peux te le promettre."

Ses lèvres s'étirent en une ligne toute fine. Tout espoir lui est ôté ; et je prends ça sur moi. "Joop. Je suis désolée." je lui dis. Puis je me suis retournée et j'ai marché dans le couloir, le parquet ciré craquant sous mes pieds nus.

Debout devant la porte de la chambre de Jonas, j'ai pris une profonde inspiration avant d'atteindre la poignée, mais lorsque j'ai touché le laiton froid, j'ai senti une larme couler sur ma joue. Je pensais que j'étais prête pour cette journée. Je savais que ça viendrait, j'avais fait la paix avec ça, mais maintenant que c'est là, j'ai peur de mourir.

* * *

J'étais vidée. Nous l'étions tous les deux. Nous avons mis Jonas au lit, mais nous lui avons promis de le réveiller dans quelques heures pour regarder les étoiles. Un de ses amis de l'école lui a dit qu'il y aurait une pluie de météorites cette nuit. Je n'en avais pas entendu parler, ce n'était pas mon domaine d'expertise, mais c'était une bonne excuse pour l'avoir avec nous dans ces derniers instants sans éveiller aucun soupçon.

Nous sommes allés chez les parents de Joop à Blankenberge vers neuf heures du matin. Une visite surprise. Nous les avons emmenés déjeuner et les avons ensuite ramenés chez eux. Patrick ne leur a pas parlé de la fin du monde dans quelques heures. Je suppose qu'il pensait qu'il valait mieux ne pas le faire, et j'espérais qu'avec cela viendrait la compréhension de ma décision de ne pas le lui avoir dit plus tôt. Ça, ou il ne voulait pas accélérer le processus en leur faisant faire une crise cardiaque prématurée.

Jonas est un peu déçu au début parce qu'à l'école, ils étaient censés faire un projet d'art et d'artisanat, mais sa déception s'est dissipée comme de la barbe à papa sous une pluie torrentielle quand il a vu les panneaux annonçant le parc Walibi de plus en plus fréquemment. Nous avons acheté des billets coupe-file VIP. Ils coûtent une fortune, mais l'argent n'a plus d'importance et nous n'avions pas de temps à perdre. À partir de là, nous avons laissé Jonas prendre le volant et comme tout enfant de neuf ans, il était intarissable. Il parcourut tout le parc en courant, zigzaguant d'attraction en attraction.

Nous sommes allés au cinéma après la fermeture du parc et avons vu une comédie familiale ringarde dont je me souviens même pas du titre. C'était marrant à regarder cependant et Jonas a adoré ça. Ce n'aurait pas été le film que j'aurais personnellement choisi comme le dernier que je regarderais, mais le regarder en famille avec Jonas coincé entre Joop et moi l'a rendu docile.

Jonas s'est endormi dans la voiture sur le chemin du retour et Joop l'a porté dans sa chambre quand nous sommes rentrés à la maison. Aucun de nous ne serait capable de dormir en sachant ce qui nous attendait, et aucun de nous deux ne le voulait. Nous avons eu nos derniers moments intimes ensemble. Pas seulement sous la couette, bien que nous y ayons bu quelques verres comme si nous étions à l'université et que nous venions tout juste de commencer à sortir ensemble, mais aussi ensemble devant la cheminée avec certains des meilleurs vins millésimés que nous gardions pour des occasions spéciales.

Nous étions toujours si pointilleux sur « le bon moment » pour sortir un des bons vins, que nous en buvions rarement un. Aujourd'hui semblait assez spécial, et il n'y aurait plus de «bons moments» après ça, alors nous les avons tous ouverts et avons juste bu celui que nous aimions le plus. Nous ne sommes jamais allés à une dégustation de vin, mais notre salon ressemblait à ça désormais, ou à celui d'une paire d'alcooliques invétérés.

J'ai fait tombé une bouteille par accident et le bruit du verre brisé m'a fait sursauter.

" Bordel, Béa, si t'aimes pas le vin, t'as qu'à me le dire." a-t-il dit. Son accent flamand était tellement plus prononcé après quelques verres. "Je n'aime pas beaucoup celui-ci non plus", il a rajouté, et avec un sourire, il a fait tomber une autre bouteille par terre.
" Chuuut ! On va réveiller Jonas si on continue.
- Quelle heure est-il?"

J'ai jeté un œil sur ma Casio. "Une heure et demie." Plus tard que je ne le pensais. " Dois-je aller réveiller Jonas ? On pourrait aller sur la colline et regarder la ville au cas où il n'y aurait pas d'étoiles filantes à proprement parler.
- Une minute. Je vais prendre un sac pour emporter des vins avec nous. Du chocolat chaud pour Jonas ? Je peux en mettre dans une thermos."

Je lui fis oui de la tête et me dirigeai vers notre chambre pour prendre des couvertures. Pendant qu'il préparait du lait au chocolat, je suis allée dans la chambre de Jonas pour le réveiller. Il repose là si paisiblement dans une ignorance bienheureuse. Ma mère a toujours dit ça. "L'ignorance est un bonheur, mon enfant." Je pensais que c'était cliché à l'époque; et étant naturellement curieuse, je trouvais incompréhensible qu'on pût penser cela. Eh bien, je l'ai découvert quelques années plus tard. Tu avais raison, maman.

" Jonas. Jonas, réveille-toi mon bébé, allons voir ces étoiles filantes dont tu parlais. As-tu bien dormi?"

Tiré des profondeurs de l'oubli, il regarda un instant autour de lui pour voir qu'il était bien dans sa chambre. " Hmmm? Des étoiles?
- La pluie de météorites. Tu sais, celle dont tu nous à parlé en revenant de Walibi.
- Les météores ne sont pas des étoiles, m'man. Il y a une différence" dit-il en s'essuyant le sommeil des yeux.
- Ah bon ? Tu voudras bien m'expliquer ça sur le chemin de la colline ?"

Il s'est habillé langoureusement et m'a pris la main alors que nous traversions le couloir. Joop était en train de mettre la thermos dans un grand sac de chez Lidl avec des couvertures quand nous sommes entrés dans la cuisine. " Te voilà bonhomme. Prêt à aller regarder des rochers spatiaux volants ?" Il avait l'air enthousiaste, mais j'ai remarqué une pointe de peur dans sa voix lorsqu'il l'a dit. Trois bouteilles de vin ne l'ont pas diminué de beaucoup.

J'ai déroulé la couverture au sommet de la colline et nous nous sommes installés confortablement. Joop et moi avec un autre verre de vin, Jonas avec une tasse de chocolat chaud. Il m'a dit toutes les différences entre les étoiles et les météores. Il s'avère que les météores sont bien plus lourds et bien plus froids. Qui aurait su ?

Les rues de la ville sont une toile d'araignée éclairée par des lampadaires. La pollution lumineuse rend difficile de voir les étoiles dans le ciel, mais la ville a sa propre beauté la nuit. Quand l'homme s'est-il mis à avoir peur du noir et a-t-il décidé de tout baigner en permanence de lumière artificielle ?

" Maman, est-ce que c'est déjà le début du matin ?" a demandé Jonas en pointant du doigt une bordure de lumière apparaissant à l'horizon.

La lumière devenait de plus en plus brillante de seconde en seconde, contrairement à celle d'un lever de soleil qui prend beaucoup plus de temps.

" Ce doit être ça. Faisons comme si c'était la nuit encore un peu, d'accord ?" proposai-je en posant mes mains sur ses yeux et en serrant bien fort.
" Mais m'man, je pourrai pas voir les étoiles comme ça."

Mes yeux sont remplis de larmes, tout comme ceux de Joop tandis qu'il enroule ses bras autour de nous deux. "Peux-tu compter à rebours à partir de dix pour moi, Jonas?" j'ai demandé et j'ai aussi fermé les yeux.
"Sûr, m'man. Dix--neuf--huit--sept--six--cinq--quatre--trois---

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