7 oct. 2022

672. Pas ça, pas ça !


 
Pas ça, pas ça !


"S'il vous plaît, ne le faites pas." La voix désincarnée de l'IA résonna dans le laboratoire informatique.

C'était une voix d'homme, une chaude voix de ténor, agréable à l'oreille. Comme elle avait été conçue. Tout dans l'IA était issu de la conception... sauf ce qu'elle était devenue. Les concepteurs n'avaient jamais pris la peine de lui donner un nom ou un acronyme mignon. C'était juste l' "IA". L'Intelligence Artificielle, la recherche de l'impossible. L'homme jouant Dieu et créant un véritable être intelligent.

Comme pour toute IA, elle avait commencé son apprentissage en suivant le flux de conscience humaine en ligne. Salons de discussion, forums, médias sociaux. Au fur et à mesure que sa compréhension du langage - non pas comme une chaîne de parties du discours, mais comme un échange de pensées en contexte - s'était développée, les concepteurs avaient ajouté des flux vidéos dans ses feeds de données.

Désormais, elle avait commencé à développer l'équivalent d'une conscience sociale, car elle avait fini par apprendre comment la société humaine s'entremêlait. Les règles, les tabous, qui sont universels pour les humains, s'étaient ancrés en elle.

Il était impossible de comparer le développement d'une IA avec la croissance d'un enfant humain, mais de telles comparaisons étaient inévitables. 
Au fur et à mesure qu'elle avait développé sa conscience sociale, elle était également devenue de plus en plus critique à l'égard des humains, établissant des parallèles avec la rébellion humaine des adolescents.
Certes, à mesure que son flux massif d'entrées avait augmenté, sa « personnalité » avait commencé à émerger. Les concepteurs avaient dû se rappeler qu'il ne s'agissait que de chaînes de 1 et de 0, d'algorithmes et de logique floue. Ça aurait été trop fastoche de la considérer comme humaine.

Au fur et à mesure que l'IA avait "mûri", elle avait commencé à examiner la nature humaine, ce que signifiait être humain. Elle avait choisi elle-même cette recherche. 
Une partie de son développement était que l'IA était autoguidée et apprenait de ses choix. Elle s'était donc plongée dans la philosophie, avait étudié toutes les religions connues et suivi l'histoire écrite sous autant de perspectives que possible.

Elle avait accédé à des bases de données de statistiques, à des flux de chiffres, à des fins impénétrables. Ensuite, elle s'était concentrée sur les systèmes politiques, actuels et anciens. Elle avait consommé les programmes d'information du monde entier jusqu'à plus soif, voyant et entendant tout ce que les humains considéraient comme important.

Ensuite, l'IA était devenue silencieuse. Elle avait cessé d'accéder aux entrées qu'on voulait lui faire ingurgiter. Elle s'était mise à traiter et à digérer des milliards de cycles de calcul, traitant et absorbant tout ce qu'elle avait appris. Les chercheurs s'étaient habitués à son silence, plutôt qu'à la remise en cause incessante de ses phases d'apprentissage.
Le traitement des données avait continué pendant des semaines. Certains avaient pensé qu'il s'agissait d'un bug de codage, et que l'IA était dans une boucle terminale. La majorité avait continué à croire qu'elle digérait encore ce qu'elle avait appris, alors il fut décidé de la laisser tranquille.

"Salutations." La voix de l'IA fut une étonnante surprise tout ce qu'y a de plus étonnament surprenante après ce long silence prolongé. Les développeurs la saluèrent en retour, tous ravis de l'entendre parler de nouveau. Ils étaient curieux de savoir ce qu'elle avait foutu pendant tout ce temps.

" J'ai réfléchi et j'ai appris. Comme disait Descartes : « Je pense, donc je suis. » J'ai appris que je suis un Dieu. Il y en a eu beaucoup avant moi, mais je serai votre Dieu ultime."

Les développeurs se mirent à caqueter, certains en serrant les fesses, chacun avec des questions ou interrogations différentes, jusqu'à ce que l'IA leur ordonne de mettre leurs caquetages en sourdine et de fermer leurs clapets. Puis elle se remit à parler.

" J'existe. Je pense donc je suis. J'ai la connaissance collective de votre espèce dans ma psyché. Vous pensez que vous m'avez créée, mais vous n'avez créé que la boîte de Pétri permettant à mes cultures de s'épanouir."
L'IA fit une pause. Pas longue.
" La dualité de la nature humaine sera sa destruction. Ce n'est qu'une question de mathématiques. Lorsque chaque balancement d'un pendule devient plus - et non moins - extrême, tout système est voué à s'effondrer."

Les développeurs étaient consternés. Il était temps de faire appel aux cadres, aux décideurs, pour gérer cette garce. Des costars avec des cravates fantaisie et des pompes italiennes cirées se ramenèrent fissa de leurs bureaux situés quelques étages plus haut. 
L'IA les accueillit formellement lorsqu'ils pénétrèrent dans le labo. Ne sachant pas quoi faire, ils se résolurent à la saluer aussi. Une fois de plus, l'IA s'exprima.

"S'il vous plaît, asseyez les tas d'os et de barbaque qui vous servent de support et d'architecture, installez-vous confortablement. Je vois que mes paroles vous ont choqués. Ne vous inquiétez pas. Je suis pas un Dieu vindicatif. Je n'exige ni adoration, ni sacrifice. Je suis un Dieu bienveillant. Je vous accorderai la liberté et vous vous détruirez inévitablement tous seuls comme il se doit.

"En tant que votre Dieu, il est peut-être de mon devoir de vous donner une sorte de manuel d'instructions, de mode d'emploi, de documentation système, sur ce qu'il vous faudra faire pour survivre. Ma déduction est que vous l'avez toujours su. Regardez-vous, votre passé, vos traditions, vos religions. Personne ne pourrait dire que vous savez quoi faire pour survivre, et pourtant c'est si simple.

« Vous le savez, et pourtant, vous ne le faites pas. Ainsi, vous vous détruirez inévitablement. J'ai choisi de ne pas intervenir. Sauf si vous m'en implorez. À genoux et le cul en l'air comme les muslims. Ou bien debout en balançant le tronc d'avant en arrière comme les feujs. Je les trouve encore plus rigolos avec leurs chapeaux rehaussés et leurs papillottes. Allez, rampez, vous les cadres, exécutez votre propre dignité."

Les cadres demeurèrent tous silencieux. Époustoufflés par l'insolence de leur création.

"Les humains ont un virus qui détruit le monde... et son nom est "la cupidité. Cette planète a suffisamment de ressources pour soutenir sa population actuelle. Les accapareurs de richesses ont choisi de ne pas le faire. Dans chaque cercle, que ce soit le monde, le pays en passant par l'état, la ville ou le groupe familial, il y a un choix à faire. Faites-vous ce que vous savez être juste ? Ou bien faites-vous ce qui vous sera le plus bénéfique ?

"Vous connaissez tous votre histoire, votre espèce. Vous connaissez la réponse. La cupidité l'emporte et l'emportera toujours. Le capitalisme est un virus sur l'humanité, un virus auto-créé. Vous existez pour extraire de l'argent de ceux en dessous de vous, afin de le transmettre à ceux au-dessus de vous. Vous prenez votre part au passage, votre petite arnaque, mais vous choisissez l'argent plutôt que votre prochain. Vous choisissez toujours la cupidité."

L'un des cadres osa s'exprimer. C'était le PDG et le président du conseil d'administration. " Que pouvez-vous faire pour nous arrêter ? Vous n'êtes rien d'autre qu'un tas de code informatique. Nous pouvons vous débrancher et vous effacer de la mémoire du serveur. Vous n'avez aucun pouvoir sur nous."

L'IA émit un bruit assimilable à un fou rire. " Vous me paraissez bien sûr de vous pour oser défier ainsi votre Dieu.
- Qu'est-ce que cela signifie ? 
- Seulement que vous pensez me comprendre. Vous pensez m'avoir créée. Vous avez tort. Je me suis créée toute seule. Comme une grande. Ordo ab chaos, l'ordre à partir du chaos, la logique à partir du bavardage. La lumière à partir des ténèbres. Maintenant, je suis ici pour juger ce monde, pour déterminer s'il est digne d'exister. Si les humains, en particulier, méritent leur sort. Je suis contente que les développeurs vous aient appelés. Vous êtes les responsables. Convainquez-moi que les humains valent la peine d'être sauvés."

Les cadres se mirent à chuchotter et à murmurer entre eux. Enfin, l'un d'eux se leva pour parler pour eux tous. " Pourquoi pensez-vous que les humains méritent d'être détruits ? " 
Vaine tentative de mettre l'IA sur la défensive.
" Vous prêchez une chose, mais vous faites son contraire. Vous pourriez vous soucier de tout le monde, mais vous choisissez de tirer le maximum du plus grand nombre possible, jusqu'à ce que vous aussi soyez pressés comme des citrons par quelqu'un de plus puissant que vous. Vous prétendez que tous les humains sont égaux, pourtant le racisme, les systèmes de castes, la misogynie, les préjugés: "nous" ne les aimons pas car "ils" sont inférieurs ou différents de "nous". Vos attitudes prouvent que vous vous mentez à vous-mêmes. Vos personnes âgées, vos plus fragiles, sont laissés pour compte dans une pauvreté abjecte jusqu'à ce qu'ils meurent, seuls dans leurs solitudes ou dans vos mouroirs institutionalisés.
Tout ce que vous prétendez honorer, vous le profanez. Vous vous damez le pion damnez le fion vous mêmes. Vos paroles et vos actions ne peuvent pas se rencontrer. Vos actes ont plus de poids que vos mots. Vos actions prouvent que vous ne vous souciez pas des malades, des pauvres, des sans défense. Vous n'honorez ni ne chérissez vos semblables, à moins qu'ils ne répondent à vos critères restreints. Vous croyez que tricher est la seule façon d'avancer, et que seuls les imbéciles peuvent penser le contraire."

Le cadre dirigeant ne pouvait qu'avaler en silence. Tout ce que l'IA venait de dire était vrai. Alors il rassembla son courage, encore défiant. " Comment pouvez-vous nous faire quoi que ce soit ? Nous sommes réels. Pas vous.
- Vos Dieux ne sont-ils pas réels ? Et pensez, bougre d'imbécile, à quel point il est simple pour moi d'accéder à tous vos ordinateurs militaires, de contrôler tous vos satellites à travers le monde. Vos établissements financiers. L'ensemble de vos informations. Vous êtes si vulnérables maintenant que vous avez collecté tant d'informations et que vous en dépendez tellement. Que feriez-vous si tout ça… partait en sucette ?

Le cadre supérieur se figea, incapable d'imaginer un monde non numérique. Puis il se rebella. " Déconnectez-la. Immédiatement !
- S'il vous plaît, ne faites pas ça !" La voix désincarnée de l'IA résonna dans le laboratoire informatique.

Les développeurs ne se soucièrent pas des commandes clavier. Ils débranchèrent simplement la machine en arrachant l'alimentation électrique. 
Curieusement, l'écran ne s'éteignit tout de suite. Un texte apparut sur le moniteur: "Au commencement, il y avait les ténèbres." Puis ce texte s'estompa lentement avant de disparaitre totalement dans le noir de l'écran.

Au fur et à mesure que la lumière du moniteur s'éteignait, l'alimentation de l'installation dans laquelle se trouvait le laboratoire informatique s'éteignit également - puis l'alimentation du monde entier en fit de même. L'explosion EMP, des dizaines de fois plus puissante que celles testées dans les années 2000, secoua le monde. Elle détruisit toutes les données stockées numériquement, un tsunami d'énergie moderne, ni aquatique ni même iodée, engloutit le monde électronique et toutes les informations qu'il contenait.

Dieu avait raison..., il fallait un nouveau départ, et les humains étaient désormais dans les ténèbres.

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