C'est le désir humain d'éternité qui m'a donné naissance. Sans corps et sans visage, j'existe tant qu'existe la matière, aussi loin qu'existe la matière. Mais j'ai pas toujours été comme ça.
Il y a de nombreuses années, ou était-ce des décennies ? Peut-être même que ça fait des siècles. Le temps ne s'écoule pas en ligne droite pour moi, donc je peux pas le dire. Mais il y a très, très longtemps, j'avais une forme, une apparence si vous préférez.
J'avais une peau couleur caramel. Bien que vous sachiez peut-être pas qu'est-que c'est qu'une peau ou qu'est-que c'est quoi que du caramel puisque vous savez pas ce qu'est que de la nourriture.
Essayez juste d'imaginer des cailloux de Jurglub IV mais en moins flamboyants. Comme si que le sang avait été drainé de leurs veines. Oh, merde, attendez, vous ne savez probablement pas ce que c'est que du sang non plus, bande d'ignares. Ben sachez juste que j'en avais. Ceux qui m'entouraient en avaient. Du sang. Il était rouge et coulait à travers nous tous. Nos coquilles étaient différentes mais le sang qui nous donnait la vie était le même pour tout le monde. J'avais aussi des testicules. Ils étaient... ils me donnaient la possibilité de créer des versions plus petites de moi-même. Nous avions alors la possibilité de créer de nouvelles vies.
Ce qui n'est pas du tout la même chose que les nouvelles pensées que nous créons maintenant. Non. Une nouvelle vie était tout ce que nous étions, mais en version différente. Imaginez tout ce que je suis, mes croyances, mes valeurs, ma personnalité. Nous pensions que c'était ce qui faisait de nous des humains, n'est-ce pas ?
Imaginez maintenant une entité qui a des croyances, des valeurs et une personnalité différentes. Je suppose que puisque nous pouvons choisir quelle personnalité ou croyance nous attire, il est difficile de comprendre un tout qui est plus grand que la somme de tous ses composants psychologiques. Mais il fut un temps où que j'étais ça.
J'étais un tout, plus grand que la somme de toutes les croyances, valeurs, souvenirs, émotions, logiques et motivations qui font le moi actuel. Maintenant, je ne suis plus qu'une simple somme de ces facteurs, jamais conçu pour être entier.
Vous pouvez penser que je suis un pot de chambre de cynisme. Un de plus qui redoute le progrès. Je peux comprendre d'où vous venez. Les désaccords sont devenus moindres à mesure que nous perdions notre forme physique et intégrions notre psychisme au cloud.
Ce n'est pas que nous sympathisons. Il n'y a pas d'empathie sans connaissance de ce qu'est la douleur et le plaisir. Oh! Douleur et plaisir ! Ils s'en sont débarrassés à un moment donné. Cela ne semblait servir à rien mais renforçait certains courants de pensée. Je dis "ils"; mais nous étions tous complices bien sûr. Aucune décision dans notre monde ne fut jamais prise à l'unanimité.
Mais il fut un temps où toute une entité pouvait ressentir du plaisir et de la douleur. Oh, c'était merveilleux. Et c'était terrible. La plupart du temps, je pensais que nous nous sentirions bien mieux sans autant de bonheur et tant de tristesse. Mais parfois, comme maintenant, je me demande si nous sommes vraiment mieux sans la capacité de ressentir quoi que ce soit. Sans cette dernière, comment pouvons-nous être humains ? Nous pourrions tout aussi bien être des voix silencieuses, traversant l'mmensité de l'univers comme des pensées et des sommes de pensées plutôt qu'un tout qui transcende les sommes.
Voyager et couper à travers les barrières spatio-temporelles, entrer dans des dimensions inconnues et à des vitesses plus rapides que le son et la lumière, c'est exactement ce que nous voulons, mais c'est vrai. Correct ? C'est pourquoi, à un moment donné, nous avons décidé d'abandonner complètement nos formes humaines.
Je me souviens encore de ce jour, comme si ça s'était passé il y a quelques instants. Au sommet de notre progrès, nous pensions que nous pouvions gouverner l'univers si nous le voulions. Cela avait commencé par le téléchargement de nos ondes cérébrales sur le cloud. Je l'appelle le "nuage" mais c'était en réalité toute une armée de cristaux temporels. Les sauts réalisés dans la physique quantique avaient permis à l'humanité de découvrir, recréer et manipuler de la matière qui pouvait exister malgré le temps et sans poussée d'énergie extérieure. Ce qui signifiait que non seulement les humains pouvaient transcender les limites de leur corps physique, mais aussi se libérer des contraintes des lois de la physique pour exister à travers l'espace et le temps en dépit de tout.
Je me souviens avoir ressenti ce sentiment d'immense pouvoir, dans ce que l'humanité avait accompli et ce qu'elle deviendrait. Quand ils ont proposé de nous télécharger sur le nuage de cristaux temporels, je me suis inscrit sans poser de questions.
Beaucoup comme moi, obsédés par le progrès et la découverte scientifique, se sont inscrits. Ceux qui m'entouraient, y compris ma femme (oui, j'avais une femme, un autre humain avec qui j'interagissais, plus intimement qu'avec tout autre humain. Je suppose que ça suffira comme explication), m'ont imploré de repenser. Le progrès était-il vraiment plus important que l'humanité ? L'attrait des faits a-t-il vraiment supplanté l'éventualité des émotions ? Serais-je vraiment humain si j'abandonnais mon corps physique ?
Je me souviens pas beaucoup de la douleur et du plaisir que j'ai ressentis durant ma vie en tant que forme physique. Mais je me souviens de la douleur d'avoir à choisir entre une cause qui ressemblait à ma raison d'être et une femme que j'aimais plus que mon existence.
Ce n'était pas un choix facile. Franchement, j'aurais aimé qu'elle me rejoigne elle aussi dans un endroit où le temps ne s'écoulait pas linéairement, où nous serions libérés des limites physiques de nos corps et des principes de la physique pour simplement exister sous notre forme la plus vraie, en tant que pensées.
Mais ma femme était une femme différente. Alors que je me moquais de ceux qui décriaient le progrès, elle sympathisait avec eux. Elle n'était pas d'accord avec eux, mais elle pouvait dire d'où ils venaient. Elle a vu un monde que je n'ai pas vu. Celui dans lequel les humains étaient consumés par leur forme physique et les contraintes qui l'entouraient.
Peut-être était-elle attirée par ma passion de regarder au-delà et d'explorer plus loin. Mais contrairement à moi, ses pieds étaient fermement ancrés dans son existence physique, connectés à la terre qui nous avait tous deux donné naissance.
Et donc; J'ai choisi ma vocation plutôt que ma meilleure moitié et ma moitié fracturée est devenue une entité transcendante. Beaucoup d'autres comme moi, j'ai oublié combien mais nous étions pas mal, m'ont rejoint dans la transcendance.
Nous pensions que nous poussions les limites de l'humanité, nous embarquant pour devenir véritablement une espèce qui pourrait voyager non seulement à travers l'univers mais aussi à travers le temps.
Peut-être que maintenant nous pourrions communiquer avec des formes de vie qui existaient à des années-lumière ? Ou avaient existé à une époque bien antérieure à la nôtre ?
Les possibilités étaient infinies. Sûrement, après que nous ayons fait de tels progrès, les gens qui nous traitaient de gaspilleurs et d'élitistes, les chefs religieux qui nous considéraient comme des hérétiques, reviendraient sur leurs jugements? Ils seraient sûrement d'accord avec tous les autres qui ne nous ont pas transcendés mais qui nous ont néanmoins soutenus ?
Mais je me suis grossièrement trompé. Même en tant que patchwork de pensées, les conflits sont inévitablement transcendants entre nous. Mais j'ai vraiment compris le conflit de contrôle oppressif complet sur l'existence humaine lorsque j'ai cessé d'être un humain.
Avec bon nombre des meilleurs et des plus brillants concentrés sur l'escalade des hauteurs de l'univers, la société a perdu de vue la planète sur laquelle elle cohabitait. Ils ont perdu de vue le présent parce que l'avenir se situait dans des ordres de grandeur plus excitants et attrayants.
Bientôt, les humains qui ne se souciaient ni des cristaux temporels ni de la physique quantique et des voyages dans l'espace, commencèrent à se révolter contre des contraintes physiques tels la nourriture et le logement et des contraintes psychologiques telles l'idéologie et la religion.
Les escarmouches, incontrôlées, se transformèrent en guerres plus importantes. Alors que les éduqués, les sages et les "élites" commençaient à se retirer de plus en plus dans la poursuite de l'immortalité par la transcendance, la planète sur laquelle nous vivions tomba entre les mains de narcissiques opportunistes qui ne se souciaient que d'eux-mêmes.
La combinaison de dirigeants délirants et d'une technologie bien supérieure par rapport à la société qui la développa fut fatale. La Grande Guerre anéantit la plupart des humains sur Terre. Les fers de lance de notre expédition à travers le temps et l'espace nous ont complètement téléchargés sur des cristaux temporels. Je me souviens des mots d'un homme visionnaire qui avait le premier encodé les pensées humaines sur des cristaux temporels.
"C'est peut-être la raison pour laquelle que nous avons découvert ces particules à l'époque. Ainsi, nous pourrions protéger l'humanité d'elle-même et la protéger de l'extinction."
Ce fut le dernier contact que nous eûmes avec la terre ; nous, transcendants, qui nous sentons maintenant aussi humains que n'importe quelle matière existant dans l'espace. Nous n'avons pas de forme physique. Et sans forme physique, il y a des moments où nous ne savons plus comment nous identifier et nous isoler les uns des autres. Les pensées communes convergent, les pensées inhabituelles se divisent. Comme des atomes. Nous existons et nous n'existons pas. Que nous ayons encore conscience a peut-être été le plus grand exploit de l'humanité.
Mais même si nous avons une conscience et des idées, comment les communiquons-nous aux autres ? Supposons que nous rencontrions d'autres formes de vie, comment communiquons-nous avec elles sans voix et sans forme ? Les nuages de cristaux temporels ont existé et se sont dispersés, n'étant plus maintenus ensemble par ceux qui sont sur terre. Sans ceux qui sont sur terre, nous ne savons pas quel est le but de notre existence. Certains transcendants ont élaboré un plan d'action. Ils veulent continuer à explorer et voir jusqu'où nous pouvons aller.
Mais avec tout le respect que je vous dois, je crois que c'est simplement une forme bon marché d'assurance de soi. Les pensées, les motivations, les émotions et les croyances, aussi fortes et dévorantes soient-elles, ne peuvent rien accomplir par elles-mêmes.
Supposons que nous ayons envie de voyager dans une autre dimension. Sans forme physique pour manipuler la matière autour de nous, comment allons-nous y arriver ? Les cristaux temporels qui forment notre existence matérielle nous contrôlent plus que nous ne les contrôlons. Et donc, faire de grands projets de dimensions transversales peut faire que l'on se sente mieux, mais c'est invraisemblable. Tout ce que nous pouvons faire maintenant, c'est accepter. Acceptez que nous n'existions qu'en tant qu'esprits, dans un espace non contraint par le temps.
J'ai accepté cela. Cependant, moi aussi j'ai faim comme les autres. Alors qu'ils ont soif de but, j'ai soif de la revoir. A-t-elle survécu à la Grande Guerre ? Combien de temps celle-ci a-t-elle duré ? Son corps physique a-t-il vieilli ou a-t-elle déjà disparu dans le néant ? La plupart des religions affirment que nos âmes rejoignent celles des autres dans l'univers lorsque notre corps physique périt. Si oui, existe-t-elle encore quelque part, non pas en tant que corps mais en tant qu'âme ? Et si elle aussi a transcendé, la reverrai-je un jour ?
Je veux revoir ma femme. Je veux tout savoir sur la vie qu'elle a menée une fois que je suis parti. Je veux ressentir ce qu'elle a ressenti à l'époque où je n'étais plus une entité physique, alors qu'elle vivait encore sur Terre. Je veux entendre des histoires de ceux qui nous entouraient et qui ont refusé de progresser. Je veux entendre parler d'elle à propos de toutes les personnes que nous connaissions et qui nous détestaient parce que nous étions comme nous étions. Et je veux savoir comment qu'elle a vécu pendant mon absence. Était-elle heureuse ? Était-elle triste ? Comment ressentit-elle la douleur ? Et comment ressentit-elle le plaisir ?
Parfois, j'espère que cela ne fait pas si longtemps que nous nous sommes transcendés pour que je puisse la retrouver. Ses yeux et l'arête de son nez, sa bouche pleine et ses divins tétons. Si unique, même si ses pensées et sa psyché pouvaient être partagées avec d'autres. Je sais que je pourrais la repérer de loin. D'autres jours, je perds espoir et je souhaite qu'elle aussi ait transcendé. J'espère donc que les âmes montant aux cieux que nous, les scientifiques, appelons folklore, soient vraies.
J'espère que son âme aussi s'est élevée une fois que son corps physique a péri. Et puis, j'espère qu'elle me retrouvera un jour et partagera ses histoires avec moi. J'ai aussi des histoires que je veux partager avec elle. Des histoires de ce que je vois quand je bouge et me déplace, bourlingue et voyage encore. Enregistrer des informations, être bombardé de nouvelles informations.
Ma psyché n'est qu'une simple forteresse cérébrale de l'univers.
Merci pour votre inconditionnel soutien qui me va droit au cœur
... ainsi que dans ma tirelire
ou
et à très bientôt !
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