4 juil. 2022

634. Un deal avec la mort


 

Malik Trompe-la-mort était censé être mort.

Youssouf l'avait vu de ses propres yeux. Les lumières vives d'une nuit sombre et pluvieuse sur la promenade des Anglais. Il avait entendu les pneus crisser, le grondement de l'accident alors que les deux voitures s'étaient heurtées de plein fouet, du même côté de la voie côté plage juste en face du Florida Beach. En dépassant largement la vitesse autorisée.

Jusqu'à ce qu'il ne reste plus que les coques écrasées des deux voitures de sport autrefois immaculées. La foule était d'abord demeurée silencieuse, regardant la façon dont les flammes avaient commencé à consumer les deux véhicules, figée par la peur et par le choc.

Et puis quelqu'un - probablement Fadela, la petite amie guindée et promise de Malik - avait laissé échapper un cri qui avait semblé secouer la terre entière et même les nuages au-dessus.

Tout le monde autour de Youssouf se mit rapidement en action, s'avançant pour essayer de trouver un moyen de sortir les corps, mutilés comme on pouvait s'y attendre, des deux garçons de leurs voitures. Youssouf ne bougea pas. 
Tétanisé d'effroi.

La mort le fixait depuis l'autre côté de la voiture de Malik. Yeux caverneux dans un visage inexistant. Il la regarda se pencher en avant dans la voiture, côté conducteur où Malik était affalé contre son volant, du sang s'écoulant, giclant de chaque orifice.

Sa main squelettique caressa le côté meurtri de sa joue avec la tendresse d'un être cher et Youssouf put sentir la tristesse accablante de cette créature lui saturer les os.

La mort pouvait-elle être triste ? Ou était-ce ses propres sentiments qu'il projetait dans cette apparition ? La mort pouvait-elle ressentir ses émotions, entendre les cris dans sa tête, rejouer tous les souvenirs et les occasions manquées entre lui et Malik qui tournaient dans son cerveau comme un film tragique ?

Il ne savait pas.

Il ne savait pas, mais il savait que si la Faucheuse était là pour moissoner, alors la vie et l'avenir de Malik étaient terminés. Il n'aurait rien - ne serait rien - sans Malik Trompe-la-mort à ses côtés. Des mains squelettiques se posèrent sur son torse immobile.

"Faites-pas ça !" Les mot jaillirent comme un murmure, si silencieux qu'il ne pensa pas que la Mort l'avait entendu au début. Mais alors, ses yeux se tournèrent vers lui avec une curieuse inclinaison de la tête.

" Ne le prenez-pas. Je vous donnerai n'importe quoi. Je vous donnerai ma vie, mais ne l'emportez-pas ." Il gardait la voix basse afin que les gens qui criaient toujours autour de lui ne soient pas témoins de sa dépression silencieuse. Il se sentait complètement fou en ce moment, suppliant et marchandant avec la Mort pour un garçon qui ne savait même pas à quel point il comptait pour lui.

La mort semblait le savoir cependant. Pas tant dans les mots que dans la compréhension cachée dans cet espace vide où aurait dû se trouver son visage. Sa forme fantômatique se glissa à travers ce qui restait de la Corvette et à travers les gens qui en sortaient le corps sans vie de Malik pour le poser au sol, et elle s'arrêta juste devant Youssouf.

De près, sa présence était à la fois étonnemment imposante - une grande, effrayante inconnue - et étonnement familière - comme une étreinte chaleureuse.

Youssouf regarda ses mains squelettiques se rapprocher lentement de sa propre poitrine, sa respiration s'accélérant tandis qu'elle la pénétrait et en tirait quelque chose. Ce fut douloureux, presque insupportable, mais pas plus que la douleur qui s'était déjà installée dans son cœur au moment où les deux voitures s'étaient encastrées l'une dans l'autre.

Dans la main de la Mort se trouvait une petite boule de lumière, intensément brillante, même avec sa teinte bleu foncé. La mort sortit ensuite une montre de gousset de l'intérieur de sa djellaba et la tendit à Youssouf. Au début, il fut confus, se demandant ce que ça avait à voir avec le fait de ramener Malik à la vie jusqu'à ce qu'il voie la gravure sur l'arrière de son cadran. Le nom de Youssouf Ndiaye le fixa. Il regarda de plus près et remarqua que les crans du temps n'étaient pas en heures mais en années. Ou plutôt en décennies.

Il compta les décennies qui lui restaient. Huit. Il devrait souffrir quatre-vingts ans de plus sans Malik Trompe-la-mort dans sa vie.

Youssouf regarda désespérément la Mort, suppliant sans rien dire. Une aiguille squelettique pénétra dans la montre, poussant l'aiguille des minutes dans le sens des aiguilles d'une montre et Youssouf observa une décennie disparaître de l'horloge. La petite boule dans sa main devint un peu plus grosse.

Youssouf la poussa encore et encore jusqu'à ce qu'il ne reste que quatre décennies. Quarante années pour lui et quarante pour Malik. La boule de lumière était maintenant de la taille d'une boule de pétanque lyonnaise.

La Mort se retourna et commença à revenir vers l'endroit où le corps de Malik était allongé sur le bitume, deux gars tentaient des massages cardiaques tandis que les lumières et les sirènes commençaient à hurler au loin. Youssouf suivit la mort de près jusqu'à ce qu'ils soient chacun à genoux aux côtés de Malik.

Les mains et les bras de la Mort traversèrent le corps d'un secouriste et atteignirent l'intérieur de la poitrine de Malik comme elle l'avait fait un peu plus tôt avec Youssouf, en ressortant une minuscule boule de lumière rouge. Youssouf regarda les deux boules se rapprocher, la minuscule rouge engloutissant l'indigo et devenant une vibrante écarlate . La mort pressa la boule contre sa poitrine et puis soudain, la Mort s'évapora comme si elle n'avait jamais été là pour commencer.

Malik laissa s'échapper un souffle horrible et effrayé puis s'efforça d'avaler tout l'air qu'il pouvait en retour. L'un des hommes qui lui prodiguait les massages cardiaques hurla "Il est vivant ! C'est un miracle !" et se leva pour aller à la rencontre de l'ambulance qui venait d'arriver.

Youssouf ne savait plus quoi faire désormais. Il ne fit que suivre le mouvement, se levant pour s'écarter afin que les ambulanciers puissent installer Malik sur une civière. Il laissa Fadela le pousser hors de son cheminin pour qu'elle puisse aller sangloter contre la poitrine de son homme, son visage barbouillé de mascara. Il se tourna à nouveau pour s'éloigner tandis que les ambulanciers commençaient à pousser la civière vers l'ambulance, lorsqu'une main jaillit et agrippa fermement son poignet.

Il se retourna, surpris d'avoir les yeux de Malik fixés sur lui. "Qu'est-ce que tu as fait, mon frère ?" La question était tendue et bourrue, à peine audible dans le volume du chaos qui les entourait. Youssouf put voir immédiatement dans les yeux de Malik que ce dernier savait ce qu'il venait de se passer. Que Malik savait qu'il avait conclu un deal avec la Mort pour le ramener, lui Malik,  à la vie en abandonnant une partie de la sienne. Le cœur de Youssouf se serra alors qu'il s'avançait pour tenir la main de Malik dans les siennes.

"Je n'ai rien fait, khouya. C'est un miracle que tu sois en vie. Hamdoulilah !" Malik n'arrêtait pas de le fixer, donnant l'impression qu'il voulait l'engueuler pour ses conneries, lui crier dessus pour ce qu'il avait fait. Il était trop tard cependant. L'accord avait été conclu et Malik fut chargé à l'arrière d'une ambulance tandis que Youssouf s'écartait pour laisser passer la civière.
Malik était censé être mort. Mais Youssouf aurait été damné s'il avait laissé cela arriver.

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