1 juin 2022

623. Les Visiteurs du soir (revisités)




 "On dirait que Spielucas est en train de nous faire un nouveau film", déclara Phil, le visage noyé dans son téléphone.
Babeth leva les yeux vers le toit ouvrant et soupira. Elle gara la voiture et se pencha en arrière. Pas comme si que l'embouteillage devant eux allait les amener quelque part. "En voilà un nom que j'ai pas entendu depuis des années", répondit-elle. "Il est toujours vivant, ce dinosaure?"
- Et ouais. Chirurgie génique et tout le kit. Oh oh, j'aimerais bien que Sigourney Beaver joue dedans. Ils lui ont fait un sacré ravalement de façade à ce qui parait."
Babeth se passa les mains sur le visage. Quelque part le long de l'autoroute, quelqu'un klaxonna, ce qui déclencha une chorale d'avertisseurs pendant un moment avant de s'éteindre. "Toi et tes rouquines, je sais pas ce que tu trouves aux peaux grêlées.
- Hé ho, elle est sur la liste, c'est tout." Phil sourit à Babeth, mais elle fronçait les sourcils en voyant les files de voitures s'allonger devant eux.
" Pourquoi que ça n'avance pas ? demanda-t'elle.
- Probablement un accident." Réponse peut-être un peu trop rapide, ou peut-être même un peu trop pieuse. Inutile de dire quelle autre chose ça pouvait être. Cela ne rassura pas du tout Babeth. Elle mit les mains sur le volant et le serra jusqu'à ce que ses jointures blanchissent.

Phil se dit qu'elle avait besoin d'une distraction. "Hé regarde! C'est une suite des Visiteurs du S de la Guerre des Mondes."
Babeth se tourna vers lui, l'air renfrogné tandis que lui souriait aux anges. "Quoi?
- La Guerre des Mondes, tu sais, celui à propos de--
– Ouais, non, bien sûr que je sais ce que c'est. Mais pourquoi diable voudraient-ils faire une suite ?
- C'était vraiment populaire. La science-fiction redéfinie.
- Ouais," dit Babeth, " C'était avant. Quel genre d'abruti voudrait regarder un film d'invasion extraterrestre aujourd'hui ?
- Allez, fais pas ta chochotte. C'est juste une distraction amusante.
- T'es bien sûr de ça ?
-  Mais ouais", répondit Phil, faisant défiler son écran, à la recherche d'une pince coupante pour désamorcer le pétard. "Tu sais, juste un film d'action classique. La Fédération Kifanlo occupe la Terre, et il y a une dernière alliance désespérée de soldats et de scientifiques… "
Elle le fixa. Même pas avec éclat, juste avec une intensité froide et fatiguée. Le regard d'un soldat de retour de la guerre, celui d'une infirmière au milieu de son sixième tour de garde hebdomadaire de la semaine ou peut-être celui d'une mère examinant les restes et les conséquences de la fête d'anniversaire des huit ans de son gamin transgenre.

"C'est juste pour se distraire", chuchota Phil, revenant furtivement à son téléphone.
"Qu'est-ce qu'il y a d'amusant avec les extraterrestres ?", poursuivit-elle, catégorique. Plus loin devant, d'autres feux stop s'éteignirent alors que d'autres voitures se garaient. Embouteillage sur l'A7. Super.
Elle souffla. Ou rumina "Je comprends pas pourquoi que quelqu'un voudrait regarder ces films. Ils sont si stupides, si niais. Tellement déprimants. C'est comme si qu'ils faisaient un film historique sur le roi Arthur, où que tous les chevaliers monteraient des brontosaures au lieu de cavaler au cul des normands sur le dos de leurs canassons."
Phil gloussa. "Houla, ça, ça me plairait." Il la regarda, masquant son sourire dans le creux de sa main, faisant mine de réprimer un rire tout en faisant trembler tout son corps. Ce truc stupide qui était toujours si contagieux, et un instant plus tard, Babeth pouffa de rire à son tour.
"Ce serait super historiquement exact", déclara-t'il. "Peut-être l'histoire de la façon dont ils ont conquis l'Amérique.
- Ou la lune", ajouta-t'elle, et ils se mirent à se marrer tous les deux comme des gosses.

"Tu devrais écrire un script", lui dit Phil. " Parles-en à tes parents. Je suis sûr qu'ils s'amuseraient.
- Ouais, comme si on risquait de les voir à la vitesse où qu'on avance." La circulation était gelée bien raide. Même les klaxons avaient cessé de corner leurs couineries.
- Allons, plus que quelques heures à tenir. On est presque à Lyon, puis Saint-Etienne sera juste au coin de la rue. On pourra même faire une pause café."
Babeth roula des yeux. "Oui en effet. Ces enfoirées de quelques heures font même pas partie d'une bonne journée.
- Quelques jours alors, maximum. Ça nous donnera le temps de travailler sur ce script." Ils rirent à nouveau. Phil prit la main de Babeth qui la lui serra en retour. Il savait toujours quoi dire. Après dix ans de mariage, il trouvait toujours le moyen de faire en sorte que ça ressemble à une nouvelle aventure chaque jour.

Un bruit de hachage lointain brisa soudain sa rêverie et elle retira sa main. Le visage de Phil se crispa et ils regardèrent tous les deux vers le ciel. Au milieu du coucher du soleil, il faisait noir et la ligne d'arbres le long de l'autoroute obscurcissait davantage les choses. Elle repéra quelque chose dans les airs, volant parallèlement à la longue file de voitures et se dirigeant vers eux. Un hélicoptère. Celui-ci braquait un projecteur intense sur les voitures, mais il était trop gros pour être un hélico de la télé ou de la météo. Et quand il passa au-dessus du toit ouvrant, elle aperçut tous les missiles, roquettes, bombes, canons - peu importe - qui le flanquaient de chaque côté. Un hélico militaire.

"Oh, non !" s'exclama Phil.
- Pourquoi," demanda Babeth. La question ne s'adressait pas à Phil. Ni à personne en particulier. "Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?" Elle frappa du poing sur le volant.

"Calme-toi, bébé." Phil était de retour sur son téléphone, vérifiant maintenant l'application Traçage de Rencontre. "C'est probablement rien. Juste une patrouille, quelque chose comme ça."
Elle vit des gens sortir de leurs voitures et regarder le ciel, suivant la trajectoire de l'hélicoptère. Un instant plus tard, deux autres vinrent le rejoindre dans la même direction.
" Juste une patrouille ?" dit-elle. " Et juste pile-poil où que la circulation est bloquée ?
- Ben--
- Ben pourquoi ? C'est pas juste ! Ils sont pas censés être ici ! Ce n'est pas du tout dans le schéma !"
Ils restèrent silencieux un moment, puis Phil murmura à peine : " Oh !
- Qu'est-ce qu'il y a ?" Babeth se tourna vers lui, regardant ses yeux bouger tandis qu'il lisait sur son écran.
"Alors, oui," dit-il. "Il semble que nous ayons un événement d'aberration."

Babeth sentit sa peau lui ramper le long du dos, elle ressentit un frisson de sueur glacée.
" Il se passe peut-être quelque chose à Lyon.
- Quoi ? Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce qui se passe ?
- Les autorités ne disent pas grand-chose.", murmura-t'il, faisant défiler l'écran, "Juste un avis général. Et-oh! On dirait que la ligne TGV Paris-Marseille est fermée. Merde. Mais attends, attends, quelqu'un a posté quelque chose.
- Qu'est-ce que ça dit ?
- Oui, d'autres personnes l'ont confirmé. Quelque chose s'est passé dans la zone d'exclusion de Valence. Oh… l'un d'eux s'est déplacé. Il a soudain commencé à se diriger vers le nord. Vers Lyon.
- Non mais qu'est-ce que c'est qu'c'te binz ???

Encore une fois, silence. Babeth et Phil se regardèrent, chacun traitant l'information. Un événement aberrant. Parmi les pires nouvelles que la plupart des gens pouvaient entendre un jour donné. Pour la plupart, les visiteurs – le nom courant dans les médias – étaient dangereux, mais pas malveillants, et ils étaient très prévisibles. Ne sortant qu'à la nuit tombée. Tout un écosystème d'applications et d'études existait pour tracer leurs mouvements et partager leurs schémas, afin que les gens puissent les éviter. Ils suivaient inévitablement les mêmes chemins durant leurs visites, comme s'ils étaient montés sur des rails, et si vous vouliez voyager ou vivre quelque part, vous n'aviez qu'à tenir compte de l'horaire de passage des visiteurs. Assez facile.

Sauf qu'alors il y a eu les aberrations, lorsque le modèle a changé. Ou peut-être ont-ils entièrement réfuté l'existence du modèle.

Ils entendirent une sirène, et quand ils regardèrent autour d'eux, ils virent les reflets lointains de lumières rouges et bleues stroboscopiques contre les arbres.
"Et maintenant quoi?" demanda Phil.

Babeth baissa sa vitre. Une voiture de police roulait sur la bande d'arrêt d'urgence, un flic aboyait un avertissement aux conducteurs coincés à l'aide d'un mégaphone.
"Attention, attention! Un événement d'aberration a été détecté à proximité. Veuillez sortir de vos véhicules de manière ordonnée et vous éloigner de ces derniers. Ne prenez que ce que vous pouvez porter. Vos véhicules seront en sécurité. Ce n'est qu'une précaution. Attention!"

"Oh mon Dieu!" s'exclama Babeth en se débouclant. " Est-ce que ça se dirige par ici ?
- J'ai un rapport ici", dit Phil, le nez à nouveau plongé dans son écran, "disant que le truc n'est jamais arrivé à Lyon. Un gars l'a vu tourner vers le nord-ouest. Oh mon Dieu…"

Ils sortirent de leur voiture avec les innombrables autres voyageurs et se tinrent sur la bande d'arrêt d'urgence. Les gens se recroquevillaient contre le froid de la nuit. Certains étaient des voyageurs solitaires, d'autres des familles qui s'étendaient sur trois générations. Certains avec des animaux domestiques, d'autres avec des instruments de musique. Certains étaient excités, tous étaient inquiets. Une vieille femme portant un châle se vanta d'en avoir déjà vus et qu'il n'y avait rien à craindre. " Faites juste gaffe à vos pieds ! Gaffe à vos pieds ! Et ne les quittez pas des yeux."

"J'aimerais qu'ils les bombardent", gémit Babeth.
- Ils l'ont dejà fait", répondit Phil. " Tu te souviens pas de Bogota ?
Babeth ne répondit pas. Bien sûr q'elle s'en souvenait. Tout le monde s'en souvenait. C'était il y a seulement huit ans, peu de temps après le jour de leur arrivée. C'était à peu près aussi proche que la Terre s'était approchée du film de Tim Burton. Ce qui avait été censé être une sorte de jour de victoire avait fini par être… juste un jour. Du moins en ce qui concernait les visiteurs. Ils avaient très bien résisté aux armes de la Terre, et soit s'en étaient foutus comme de l'an quarante, soit ne s'en étaient même pas aperçus.

Quelque chose se répercuta sur les voyageurs bloqués. Un changement d'humeur générale, une vague d'excitation, chacun retenant son souffle. Un instant plus tard, le ciel fut rempli de plus d'hélicoptères. Toute une flotte baignant les bois sombres d'un faux jour.

Et puis les gens se mirent à crier, malgré les appels au calme des autorités. À travers les bois, il y eût une autre lumière, d'un jaune plus intense. Tout le monde l'avait déjà vue à la télévision ou sur Internet, et ils savaient tous ce que cela signifiait. L'un d'eux était proche, et se rapprochait.

Phil attrapa la main de Babeth et l'entraîna dans la direction opposée. Ils se blottirent dans un fossé près de l'autoroute avec d'autres personnes, mais tous les deux savaient que si cela arrivait, ils ne pourraient probablement pas le distancer. Peu importe à quel point ils se souciaient de leurs pieds.

Puis ils entendirent des arbres craquer et soudain tout fut inondé de lumière jaune. Et ils le virent.
Cinq mètres de haut, planant au-dessus du sol, ce qui ressemblait à deux pyramides d'argent placées base contre base, chacune tournant dans une direction différente. La lumière jaune se déversait des quatre jointures par intermittences, mais il n'y avait aucune chaleur en elle. Comme la lumière des étoiles.

Certaines personnes criaient et s'en éloignaient, d'autres, comme Phil et Babeth, restèrent figées, fixant le visiteur. Il émergea des bois, se déplaçant grâce à un mécanisme indiscernable, un millier de projecteurs traçant son chemin de manière stroboscopique. Il planait au-dessus du fossé, à quelques mètres de Babeth, et elle s'émerveilla de voir à quel point la chose était absolument silencieuse.

Si elle avait essayé, elle aurait pu l'atteindre, le toucher. Tout ce qu'il fallait, c'est faire quelques pas et lui tendre la main. Mais cela aurait été fatal. Les têtes parlantes des médias s'étaient longtemps disputées à propos des visiteurs, affirmant qu'ils pouvaient manipuler la gravité ou contrôler l'inertie, ou tout autre nombre d'hypothèses indémontrables, mais les faits étaient simples. Ils ne toléraient pas qu'on les touche, et rien sur Terre n'avait le pouvoir de leur résister. Ils étaient d'une force imparable et il n'existait aucun objet immobile capable de leur barrer la route.

Le visiteur plana pendant un peu plus d'une seconde, mais cela sembla beaucoup plus long à Babeth. Puis de nouveau il bascula vers l'avant. À peine se mit-il en mouvement qu'il reprit sa vitesse et sa trajectoire précédentes, ignorant toute période d'accélération. Traversant les embouteillages.

Tel un voyou de plage renversant des châteaux de sable, des dizaines de véhicules furent soudain arrachés du sol, des grains de sable pris dans la tourmente. La voiture de Phil et Babeth en faisait partie. Les hélicoptères se précipitèrent hors du chemin de ce soudain barrage de bagnoles volantes, et les voitures en flammes s'écrasèrent dans les bois lointains comme des tirs d'artillerie. Le visiteur, inconscient du chaos qu'il venait de provoquer, traversa l'autoroute et poursuivit son insondable chemin.

Les services d'urgence finirent par arriver, mais la nuit s'est plutôt bien passée car personne n'avait été blessé. Près d'une décennie de ce genre de mésaventures et les gens s'étaient habitués au pire. Les exercices: que faire pendant, comment gérer les conséquences. La plupart d'entre eux bavardaient avec enthousiasme, d'autres – qui avaient perdu leur véhicule – secouaient la tête face à l'injustice de tout ce bazar. Aucune compagnie d'assurance sur Terre ne couvrait les contacts avec les visiteurs.
"Pourquoi ?" s'exclama Babeth en secouant la tête.
Phil la serra dans ses bras. " Tout va bien, chérie. Nous aurons une nouvelle voiture. On va bien, c'est ce qui compte." Il tremblait.
- Ouais.", dit-elle d'un air absent. Peut-être aurait-elle dû avoir peur. Peut-être aurait-elle dû être bouleversée. Surtout, elle était fatiguée. "Mais pourquoi?"

Il la regarda, interrogateur.
"Pourquoi ça?" dit-elle en indiquant la suite. " Pourquoi venir chez nous ? Tout ce qu'ils font, c'est se ballader en volant au dessus du sol en faisant crépiter leurs flashs. Pourquoi ne nous disent-ils pas ce qu'ils veulent ? Pourquoi n'ont-ils jamais demandé à rencontrer ou à parlementer avec nos dirigeants ?"

Phil demeura silencieux. Huit ans de ces questions posées. Huit ans, et aucune réponse en vue. Assez longtemps pour que des enfants soient nés dans ce monde, qu'ils soient conscients des visiteurs et qu'ils n'aient jamais rien connu d'autre.
"Je veux juste que les choses redeviennent normales comme avant."
Phil soupira. "C'est ça la nouvelle normalité à présent, ma chérie, va falloir que tu t'y fasses."

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