9 mai 2022

614. Une p'tite photo pour la route ?





" D'accord, ça y est. Tu as tes lunettes de vision nocturne?" Paco tenait un petit récipient en métal rempli de liquide scintillant de toutes les couleurs de la LGBTQXYZ+++.
" Qu'est-ce que c'est? demanda Victoria.
- Mon propre cocktail spécial. Je peux donner vie à la photo de qui je veux avec ce produit !
- C'est ça. Fous-toi de ma gueule!
- Je suis tout ce qu'il y a de plus sérieux. C'est mon ticket de sortie, Vicky. Tout qu'est-ce que j'ai à faire, c'est de prendre une photo du moment où que tout va bien dans ma vie, et si je choisis bien comme y faut, eh bien, tu vois, je pourrai revivre ce moment."

Paco posa le liquide et commença à développer l'un des rouleaux de film qu'un client avait apporté plus tôt dans la matinée.
Victoria, pendant ce temps, regardait toujours le développeur. "Comment que ça marche?
- Comment que ça marche ? Eh ben, c'est simple, vraiment. Tu sais comment que fonctionnent les photographies, hein ouais ? Les cristaux d'halogénure d'argent dans un rouleau de film sont exposés à des photons et se transforment en minuscules grains d'argent.
- Ouais, je suis peut-être juste qu'une stagiaire, mais je suis ici depuis assez longtemps pour connaître les bases. No soy estupida, cabrón...
- Bueno, eh ben, tu sais comment qu'un appareil photo capture essentiellement tout ce qu'il voit à travers l'objectif et l'enregistre dans une boîte sombre pour une utilisation future ? Il se trouve que les photons ne sont pas les seules choses qu'il enregistre."

La porte tournante tourna et le père Jímenez entra. "Tu as fini la commande, Paco ? Le client attend !
- Presque ! Encore quelques minutes.
- Ni un minuto más, Paquito. Finis-la maintenant et sors-la !"
Le vieux ouvrit la porte tournante et sortit, mais pas avant de marmonner, "Ce gamin va me tuer aussi sûr que ce putain de vaccin a tué sa mère !"

Victoria sortit le film du client du développeur (le développeur ordinaire, pas celui de Paco) et le plaça dans de l'eau de Javel. " Dis-m'en plus, Paquiiito. demanda-t'elle en se marrant.
- Eh bien, un appareil photo est une chose assez puissante, en fait. Il enregistre tout. Sais-tu comment que les gens disent qu'ils capturent des moments ou des souvenirs lorsqu'ils prennent une photo ? Eh ben, ils sont pas loin d'être proche de la vérité. Tu t'y connais un petit peu en quarks, en gluons et en matière subatomique ?"
Victoria secoua la tête en le regardant comme s'il avait trois têtes.

Paco pouvait la voir à travers ses lunettes de vision nocturne. Elle portait sa robe noire habituelle et avait les cheveux noués en une tresse épaisse. " Eh ben, si tu zoomes sur quelque chose d'assez loin, de minuscules particules existent là-bas, loin, très loin sous la surface. Ces particules se comportent très étrangement, et les scientifiques n'en savent pas encore grand-chose. Seulement que même nos pensées peuvent les affecter d'une manière ou d'une autre."

Victoria sortit les négatifs et les mit dans une autre solution. "Presque fini.
- Quoi qu'il en soit," continua Paco, "en analysant des photos, j'ai trouvé des preuves suggérant que ces particules sont effectivement capturées."

Victoria sortit les négatifs et les accrocha dans un coin de la pièce sur un tapis roulant qui se mit instantanément en mouvement.
"J'ai développé un moyen de les libérer, Vicky."
- Comment ?
- Magie de la chimie.
- Tu t'es planté en chimie, Paco, tu te souviens ? 
Victoria ota ses lunettes de vision nocturne, tout comme Paco. Il se frotta les yeux et regarda autour de lui les étoiles phosphorescentes qu'ils avaient collées sur les murs pour fournir un éclairage doux afin de pouvoir se déplacer ou manipuler des trucs sans rien casser dans la chambre noire.
- Ouais, ben c'était différent à l'époque. J'ai pas échoué parce que c'était trop difficile. Les devoirs me faisaient chier, c'est surtout ça.
- T'as toujours réponse à tout !" s'indigna Victoria. "Toujours les mêmes vieilles excuses avec toi, Paco. Chaque fois que tu te plantes quelque part ou que tu réalises pas qu'est-ce que t'étais censé faire, c'est la même excuse : quelqu'un d'autre n'a pas fait sa part du boulot, on t'a pas donné ta chance, c'était trop ennuyeux, ou t'as pas eu de veine parce que ta bonne étoile était planquée derrière Saturne. T'acceptes jamais la responsabilité de tes échecs et donc t'en tires jamais rien.
-  Quels échecs ? "

Victoria sortit de la pièce en pétard et Paco se retrouva aussi seul qu'un Bernard-l'hermite encoquillé dans sa chambre noire.

Paco vivait avec son père, le vieux Juan, juste au-dessus de l'atelier de photo de la Malasaña dans lequel il travaillait. Il n'alla pas travailler la nuit suivante (ce qui était difficile à faire puisque Juan était en bas et continuait à monter pour voir si Pablo se tenait à carreau, se sentait mieux et pouvait encore travailler). Au lieu de ça, il s'assit, regardant dans son album toutes les photos que son père avait prises de lui au fil des ans.

Pablo pensait que les photos étaient des choses assez étonnantes. La façon dont elles pouvaient vous faire sentir à la fois triste et nostalgique. Rien ne pouvait vous impacter plus qu'une photo, nada. Rien ne pouvait laisser une marque aussi indélébile sur vous. C'est peut-être pour ça que les gens en décoraient leurs maisons, pensait-il. Parce qu'elles sont si uniques, si sacrées.

Il feuilleta des photos de lui et de son père entrain de pêcher dans la mare du jardin. Et voici une photo de lui quand il avait 15 ou 16 ans, déballant des cadeaux. Il tourna quelques pages de plus, et finalement, il trouva une photo de Victoria avec son bras autour de son cou, le serrant dans ses bras. Il y avait des photos de son baccalauréat, des bons moments avec ses amis et de ses courses lorsqu'il faisait partie de l'équipe de cross-country. Il y avait même quelques photos de lui faisant des achats au Corto Inglés avec sa mère avant qu'elle se barre au cimetière, merci à cette hija de puta de vacuna de mierda.

Pablo souhaitait pouvoir développer plus qu'une image avec ses produits chimiques spéciaux. Il y avait tellement de souvenirs qu'il voulait revivre. Comment se résoudre à n'en choisir qu'un ?

Au labo le lendemain, Pablo et Victoria étaient très occupés. Chaque fois qu'ils terminaient une commande, trois autres arrivaient. Il n'y avait pas le temps de faire la causette avec Victoria et de se faire pardonner. Mais une fois la journée de travail terminée, il put regarder le développeur qu'il avait inventé et tenter de fabriquer un lot plus important. Ce dont Pablo avait besoin, c'était davantage de l'élément unique qu'il avait créé nommé Materium. Mais, chaque fois que Pablo en ajoutait à la solution, le mélange se mettait à bouillir en un brouillard brumeux (comme l'eau du riz dans une paella en pleine cuisson). Et il se retrouvait à chaque fois avec la même quantité avec laquelle il avait commencé, c'est à dire juste assez pour traîter une seule photo.

Son prochain plan était d'utiliser un autre récipient et de recréer la solution, lui permettant de développer une deuxième photo, juste à des moments différents. Mais pour une raison qui m'échappe, cette tentative échoua également. Le Materium se mettait à bouillir et une brume s'élèvait dans l'air à chaque tentative, se déplaçait vers le premier lot de Materium, puis disparassait. Et peu importe où il essayait de le faire, à l'étage dans sa chambre, près de la mare, sur le terrain de football à l'école d'à côté -- le résultat était toujours le même. Le Materium semblait être un élément unique qui ne pouvait exister qu'en quantité finie dans l'univers à un moment donné.

Se sentant triste, vaincu et très malchanceux, Pablo rentra chez lui et parcourut à nouveau ses albums photo. Il ne savait pas quoi faire. S'il choisissait le mauvais cliché, ce serait sa nouvelle réalité. Il devrait la revivre. S'il choisissait la bonne image, alors tout serait comme il le voulait. Il devait prendre une décision et s'y tenir, ce qui était pas de la tarte tortilla pour lui.
Il retourna dans son labo et s'assit pour regarder la solution de développement sans ses lunettes de vision nocturne.
" Tu sais, c'est très beau", déclara Victoria. "Si rien d'autre, ça ajoute en quelque sorte quelque chose à la chambre noire. Ça lui donne un élément magique."

Pablo haussa les épaules et Victoria tira une chaise à côté de lui.
" Pourquoi l'as-tu fait de toute façon, Pablo ? Pourquoi l'as-tu fait s'il y avait pas de moment particulier vers lequel tu t'étais mis en tête de revenir ?
- J'attends juste ce moment parfait, et puis ce sera celui vers lequel je pourrai toujours revenir."

Victoria prit le révélateur et le fixa. "Eh bien, tu ne pourras y retourner qu'une seule fois, n'est-ce pas ?
- Ouais, une seule fois.
- Et tu ne sauras pas que tu y étais revenu ?
- Non, je suppose pas que je --

Le corps de Victoria s'estompa doucement, comme une photographie immergée dans l'eau, jusqu'à ce qu'elle ne se tienne plus devant lui. Pablo se souvint alors qu'elle avait été tuée par un autobus de touristes en traversant le Paseo del Prado il y a quelques jours, et il avait utilisé le développeur pour la ramener.
Comment avait-il pu oublier ça ? Pourquoi n'avait-il rien fait pour préserver le souvenir de sa mort ? Il fouilla dans le petit récipient qui avait contenu les produits chimiques de développement. Il en retira la photo de lui et de Victoria que son père avait prise quelques semaines plus tôt. Il avait oublié que son père l'avait prise et qu'il l'avait mise dans le bain.

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