15 avr. 2022

607. Que signifie être humain ?

 

"Les choses ne seront plus jamais les mêmes maintenant..." dit-il en s'appuyant contre la rambarde, lui confiant tout son poids, peut-être même y-compris celui super-lourd qui pesait sur son esprit. Il portait une épaisse moumoutte noire, celle que je lui avais achetée il y a quelques années. Je me suis demandée un instant pourquoi qu'il ne me l'avait pas proposée, vu que ça caillait grave.

Des aiguilles de pins des landes saupoudraient la terre sableuse qui composait le sol éclairé par les lumières sortant de notre salon, presque comme des pépites de pistaches sur une crème prâlinée. 
Nous nous tenions ensemble sur le porche en bois, de petits éclats résineux jaillissaient entre les planches dont était fait le balcon sous nos pieds. Je me suis rapprochée de lui, en équilibre sur la plante des pieds, ce qui a provoqué des craquements incohérents qui se sont répercutés dans le calme de la nuit,
"Ne t'approche pas, putain de merde."
Il tendit sa main gauche vers moi, m'arrêtant dans mon élan. Sa main droite pinça son arête nasale, ses yeux se fermèrent. Sa voix était grossière, comme s'il avait bu du crack, ou fumé du Jack Daniels. Peut-être même les deux.
"Je comprends pas." dis-je finalement, les mots semblaient épais dans ma bouche, comme si je venais d'être tirée d'une sieste prise le matin pour me réveiller au beau milieu de la nuit.

Des hirondelles trissaient au sommet de leurs nids, tout était noir sauf nous, la lumière jaune de l'intérieur du chalet éclairait nos silhouettes qui se fondaient en ombres sur le sol. Il rit de façon maniaque, se tournant vers moi avec un sourire forcé,
" Bien sûr que non… bien sûr…, qu'est-ce tu pourrais comprendre de toute manière ? "
Le vent s'est levé, soufflant dans ses cheveux hirsutes, toujours bruns, mais plus longs que la dernière fois que je l'avais vu. Il était de taille moyenne, sans distinction et une allure têtue comme c'est pas permis, mais ses yeux étaient vaillants, verts luisants, et perçaient à travers moi. Et pourtant, ils avaient peur.

"Tu n'es même pas elle, qu'est-ce tu pourrais savoir ? Bon Dieu... t'es même pas humaine." Il leva les mains en l'air et les rabattit sur son jean. Il a toujours eu l'habitude de gesticuler. Puis, en même temps qu'il avait une conversation privée avec lui-même, il sortit une cigarette et son briquet de sa poche, "Ils ne m'ont jamais dit que ça allait être comme ça... ils ont dit que ça serait réaliste, genre à quoi elle voudrait ressembler..." 
Il marmonnait à travers sa cigarette maintenant allumée, illuminant son visage pendant un moment avant que tout ce que je puisse voir soit une traînée de fumée s'échappant dans le vent, derrière lui,
" Non mais qu'est-ce que tu racontes? Je suis moi là, je suis là". Je souris et fis un autre pas en avant, me sentant toujours à mille pas de lui.

Même avec son briquet désormais éteint, je pouvais voir qu'il se tenait la tête entre les mains, et je pouvais dire, à la façon dont ses épaules commençaient à trembler, qu'il pleurait. Je pouvais à peine discerner une longue cicatrice sur le côté de son visage ; je me suis demandée d'où qu'elle venait. 
Sans hésitation, je me jetai presque sur lui, enroulant mes bras autour de son corps et le tenant fermement, entendant son cœur battre même à travers ses couches de vêtements. Pourquoi que je pouvais pas sentir sa chaleur ?

Presque immédiatement, il m'a écartée de lui, " T'approche pas, éloigne-toi de moi ! Arrête d'essayer de me convaincre que t'es ma femme ! Tu lui ressembles peut-être beaucoup, mais en même temps t'as rien à voir avec elle." cria-t-il en me poussant sur le côté dans une tentative infructueuse de se débarrasser de ma présence. Avec succès, je me rattrapai à la rambarde, mais non sans m'arracher la peau sur un clou rouillé qui sortait malencontreusement du bois. Il n'avait jamais voulu rénover l'endroit, toujours obsédé par ce "look vintage des années 80"
j'ai haleté: "Merde Vincent, regarde qu'est-ce que tu viens de me faire ! Je me suis coupée. Qu'est-ce que qui se passe dans ta tête ?"
Il me regarda enfin, les larmes gelant sur son visage, son nez rougi.
Pourquoi n'avais-je pas froid ? J'ai regardé ma main, attendant que le sang coule le long de l'entaille que le clou venait de faire, "Vincent... pourquoi que je saigne pas ?" J'ai levé les yeux d'un air maniaque, mais ses yeux avaient l'air aussi effrayés que les miens.
Sous l'entaille, y avait pas de sang ni de muscle, mais des engrenages, de l'acier et de minuscules fils colorés qui brillaient de manière irisée, clignotant d'un rouge vif en gigotant, avant de se mettre à réparer lentement l'entaille à la manière de mini-aiguilles à tricoter, comme une machine.
" Vincent, qu'est-ce qu'y se passe ?" Je trébuchai, palpant ma chair, me grattant de plus en plus fort, jamais de toute ma vie je n'avais autant souhaité voir mon corps pisser du sang.

La voix de Vincent se brisa, "Tu veux dire... t'es pas au courant ?" 
Je me suis avancée vers lui, et ce n'est qu'à ce moment-là que j'ai réalisé qu'avec le mouvement de mes membres, un son mécanique et inconscient pouvait être perçu, faisant tic-tac comme une horloge dans mon corps, si on pouvait encore appeler ça un corps. 
J'entrai robotiquement à l'intérieur de la lueur dorée de notre cuisine, ses yeux me suivant mais ses pieds restant sur place. 
Mon regard s'est arrêté sur des publicités éparpillées dans le salon, accompagnées de bouteilles de bière et d'albums photo jonchant le sol. Au moment où j'ai réglé la sono dans ma caboche d'un cri de sopranette à un bourdonnement grave des plus bassytons, mon souffle s'est arraché de mes poumons après avoir lu les premiers titres que j'ai pu trouver:
" Faites revivre vos proches avec des greffes neuronales révolutionnaires: Intelligentes et Artificielles !" c'était écrit.
"Neuro..transplantations cérébrales..", marmonnai-je tout en traçant les lettres encrées en gras avec mes doigts. Pour une raison quelconque, les journaux étaient encore publiés, je suppose que le monde aime les choses qui devraient être laissées de côté.
"...vos proches laissés derrière..." marmonnai-je à nouveau, regardant lentement notre portrait de famille qui se tenait debout et sans prétention sur la table de la cuisine, une épaisse couche de poussière se déposant sur la vitre. Je l'avais toujours nettoyé chaque semaine, alors pourquoi était-il si poussièreux…?  
Vincent traversa lentement la porte vitrée, la fermant doucement derrière lui. Ses mouvements étaient raides mais posés. Hésitant, il dit : " Quel était le nom de notre enfant à naître ?" 
Comme s'il ne voulait pas que je donne la bonne réponse, espérant peut-être qu'il aurait raison. Il devait toujours avoir raison.
" Samuel. " J'ai répondu tout aussi doucement, craignant que peut-être je ne le sache pas en fait, et il aurait eu raison tout ce temps : " Nous avons un fils qui s'appelle Alex, nous nous sommes mariés le 16 novembre, nous sommes allés en Andalousie pour notre lune de miel, et tu as toujours secrètement  souhaité que j'ai des cheveux bruns parce que ça t'aurait rappellé ta première petite copine ! Est-ce suffisant pour toi, Vincent, ou tu veux que je m'étende plus ? Oh... et puis ferme la porte, ça fait rentrer l'air froid, même si pour moi, ça n'a apparemment aucune espèce d'importance, n'est-ce pas, Vincent ?"

Je peux même pas commencer à décrire à quoi ressemblait son visage. Il semblait qu'il était en conflit, entre ressentir de la peur et de l'amour, et ces deux choses ne peuvent pas coïncider, semble-t-il, parce que si c'était le cas, ils m'auraient tout simplement laissée mourir, n'est-ce pas? Je n'arrivais toujours pas à comprendre comment que cette cicatrice était arrivée là.

Les pensées et les souvenirs envahissaient ma tête alors que je montais les escaliers, jusqu'à mon miroir, jusqu'à la dernière évidence qui prouverait que j'étais ce qu'il pensait que j'étais. Preuve que ce n'était pas une grosse farce comme on en filme parfois pour des émissions de télévision. Le miroir était poussiéreux, mais d'un seul coup de pouce qui ne me ressemblait même plus, tout a soudainement cliqué dans ma tête comme dans celle d'un Archimède sortant de sa baignoire.

Je me suis longuement regardée. Je n'ai pas bougé et j'ai rien dit. Tout ce que j'ai entendu, ce sont les pas de Vincent qui se précipitait derrière moi. 
Je me ressemblais, oui, légèrement. J'avais des cheveux blonds qui tombaient en cascade devant ma poitrine et ma taille était la même. Je le sais, car Vincent devait toujours se pencher un peu pour m'embrasser, et mes vêtements étaient les mêmes, la robe noire que je portais à chaque fête qui couvrait maintenant un corps que je pouvais à peine reconnaître. 
Ma peau était lisse comme du silicone, mais dure comme de l'acier et mes yeux étaient bleus, mais ils ressemblaient à ceux d'une poupée, essayant seulement d'imiter ce que c'est que d'avoir l'air humain. Une poupée. J'ai rigolé, "Ils ont oublié la tache de naissance sur ma joue, t'as remarqué ?" 
La silhouette essoufflée de Vincent me fixa à travers le reflet du miroir : " Ils ont oublié beaucoup de choses en fait, Vincent... les gens qui m'ont fait ça, les scientifiques ou quoi que ce soit... ils ont oublié mes taches de rousseur et mes muscles... mes yeux-  
Il m'a coupée, " Héloïse… c'est vraiment toi ?" Je crois que c'est la première fois que j'entendais mon nom s'échapper de ses lèvres depuis des lustres, apparemment j'avais dû dormir longtemps après tout.

Je ne pouvais rien faire d'autre que m'effondrer sur le sol, regardant mes mains, qui maintenant n'avaient plus de cicatrice, plus de durillons ni de bosse d'écrivain, ou quoi que ce soit, mais devant elles sur le tapis, il y avait des taches fanées de quelque chose... peut-être du vin rouge ? 
Ça n'avait pas d'importance. À l'intérieur, je criais, s'il y avait un moyen de me tuer, je l'aurais fait, mais le fait est que la définition même de ce que ça signifiait d'être en vie a été remise en question à ce moment-là, "Pourquoi tu m'as fait ça." demandai-je en le regardant droit dans les yeux. Il s'est étouffé, s'appuyant sur le cadre de la porte de notre chambre pour se soutenir. Il était fort, mais il tremblait et il pleurait... au moins il pouvait encore faire ça.

Une petite voix calme s'éleva de l'obscurité derrière lui : " Maman, maman ! T'es revenue ?" Mes yeux ont rencontré le petit garçon dont les yeux ressemblaient tant à ceux que j'avais eus, et j'ai pleuré. Il n'y avait pas de larmes, mais j'ai essayé, et je me suis assise là et j'ai pleuré tandis que Vincent s'approchait lentement du miroir et le tournait dans le sens opposé. Il a toujours été réfléchi. "Que signifie être humain ?" pensai-je alors qu'un rouge clignotant brillait dans le coin de mon œil, signifiant que j'étais presqu'à court de batterie.

J'admirais l'homme que j'avais épousé pour son soutien, en supposant qu'il me voyait toujours comme son épouse, mais quelque chose en lui était différent, quelque chose de sinistre et de calculateur. 
Ses yeux allaient et venaient, entourés de son teint pâle tandis que je jouais avec les faux-plis de la moquette tachée d'hémoglobine séchée. 
L'homme qui m'avait ramenée à la vie cachait quelque chose, et je savais que ça avait à voir avec la cicatrice sur son cou et le sang sur le tapis, et peut-être même avec la raison de ma mort en premier lieu. 
Mais alors que je commençais à contempler ce scénario avec les yeux d'une robote et l'esprit d'une humaine, ma vision se voila, avec une brume rouge sombre clignotante filtrant à travers ma vision. 
Mes bras tombèrent mollement sur mes côtés et ma tête s'affala en arrière avant que je puisse dire un autre mot. 
Les yeux de Vincent n'auraient pas pu me regarder avec plus de peur tandis que je perdais le pouvoir sur moi-même et sur mes propres actions. 
Alors que je sombrais dans l'oubli avec l'espoir d'être rechargée, je me demandais si je le serais un jour ; et vu le regard dans les yeux de mon mari, je fus remplie d'une terreur incommensurable face à un homme qui n'arrivait pas à décider s'il allait à nouveau tuer sa femme ou s'il allait la garder en état de marche.

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