28 mars 2022

600. Enregistrement



Tu mets la visière en premier, comme tu l'as fait d'innombrables fois auparavant. Il s'adapte parfaitement autour de tes yeux et sur les contours de ton visage, car il a été exclusivement moulé pour ta tronche de cake, et tu te retrouves enfermé dans une obscurité ininterrompue. Ensuite, tu cherches le casque audio sur tes genoux et tu le mets également, les deux coques enveloppent fermement chacune de tes oreilles. Instantanément, le monde devient silencieux et le vide est complet. Tu te penches en arrière dans ton fauteuil et le dossier s'incline avec toi.
"Action", dis-tu. Ta voix est forte et claire dans la pièce où tu passes le plus clair de ton temps quand t'es pas dans ta passerelle, mais pour toi, elle est étouffée. Tu l'entends principalement via les vibrations de ta mâchoire.

Une voix suave te parle clairement depuis les ténèbres, directement dans tes oreilles : " Lequel, monsieur ?
- Le même.
- Début dans trois, deux, un… "

Au centre de ta vision, un grain de lumière grossit rapidement, comme si que tu survolais la scène de très loin. Il y a une sensation comme si tes oreilles sautaient, et tout à coup tout le son se précipite.

C'est le matin et tu es au lit, regardant la lumière du soleil sur mon dos pendant que je dors. Tu entends des oiseaux. Tu regardes mon corps monter et descendre doucement avec ma respiration, mémorisant les courbes de mes omoplates, voyant la façon dont la soie de ma chemise de nuit touche à peine ma peau. La lumière rampe le long de mon oreiller, éclairant les grains de poussière qui flottent dans l'air. Finalement, il atteint mon visage et je remue et roule sur mon dos, et tu vois mon ventre gonflé, et ton cœur se remplit de joie et déborde sur la moquette.

Tu peux pas résister à m'embrasser. Tu me sens sourire contre tes lèvres, puis tu vois mes paupières s'ouvrir. Tu veux frotter ta barbe sur tout mon visage et ta queue contre mes cuisses comme tu sais que j'aime ça, tu veux me chatouiller, tu veux me serrer et m'avaler tout entière, mais soudain mes yeux s'écarquillent et tu m'aides à me précipiter dans la salle de bain pour faire pipi.

Nous préparons le petit déjeuner ensemble. Je te raconte une histoire à propos de quelque chose que j'ai lu, tu m'arrêtes un instant pour pouvoir faire tourner le moulin à café. Les grains font de la techno cacophonique, puis soudain ils sont lisses et veloutés. Tu enlèves le couvercle et me laisses d'abord renifler le marc frais, en regardant mes yeux se fermer involontairement pendant que j'inspire. Ensuite, tu me demandes de continuer de raconter qu'est-ce que je disais. Tu fais de gros efforts pour te concentrer, mais tu es distrait par la façon dont je mets le pain à griller, la façon dont je beurre chaque tartine avant de leur barbouiller la gueule de confiture, la façon dont je ris si fort de ma propre histoire que tu t'inquiètes d'avoir à me précipiter dans la salle de bain pour pisser encore un coup.

Les champignons ont frappé la poêle à beurre, grésillant. Les tranches de bacon les accompagnent, mises à dorer exactement comme ce cuistot philippin qui vit aux States t'a montré sur un de tes rafiots. La lumière du soleil capte la vapeur. Tu sens l'eau qui te monte à la bouche.

Plus tard, tu es assis à ton bureau, dessinant sur ta tablette verticale, répondant à des e-mails, hochant la tête lors de réunions virtuelles avec ton armateur. Mais surtout, tu me regardes du coin de l'œil, assise sur le siège à côté de toi. Tu essaies de pas sourire lors d'une de ces réunions lorsque mes orteils trouvent les tiens et tentent de jouer à faire des nœuds marins.

Le soleil se déplace dans le ciel, et à un moment il entre dans tes yeux et tu dois baisser les stores. Tu te lèves pour faire plus de café, mais t'arrêtes avant la cuisine parce que tu me vois dans le salon, dansant tranquillement avec mon ventre en lui sussurant des mots doux. Tu sens ta poitrine se dilater et se resserrer en même temps, tu peux à peine le supporter mais tu ne veux pas que ça s'arrête.

Avant le repas du soir, nous allons nous promener jusqu'à l'eau. Alors que nous filons le long de la route de gravier sinueuse, tu me parles d'un problème que tu as rencontré lors de ton dernier embarquement. Mais tu ne t'en soucies pas vraiment. Principalement, tu me regardes froncer les sourcils face aux injustices faites aux marins par les ronds de cuir des armements et hocher la tête avec approbation à tes décisions, et tu te sens très soutenu. Tu respires profondément l'air frais de l'automne et remarques à quel point les couleurs changeantes des feuilles sont éclatantes. Un voisin passe en voiture avec son masque sur la gueule, ça fait plus de deux ans qu'il le porte et on sait plus trop à quoi qu'y ressemble en dessous, et y a son putain de drapeau ukrainien scotché à sa lunette arrière depuis plus de 6 mois. Tu lui fais un joli bras d'honneur et y te rends un doigt hésitant et pas trop franc du collier.

Au bord de l'eau, tout est parfaitement immobile. Le lac est un miroir reflétant la forêt de l'autre côté, le ciel au-dessus de nos têtes a commencé à virer au rose vif et à l'orange feu, les nuages ​​sont enduits et gonflés, striés et saupoudrés sur le dessus. Quelques oies volent au-dessus de nos têtes en klaxonnant avec insistance. Tu me prends la main. Il fait froid, comme tu le soupçonnais, alors tu la réchauffes avec la tienne.

Nous commençons à rentrer à pied juste avant le coucher du soleil. De retour sur la route sinueuse, un coup de vent passe et secoue les feuilles accrochées aux arbres. Il y a une pluie soudaine de rouge et d'or. Tu sens que je lâche ta main. Tu sais que j'adore essayer d'attraper les feuilles qui tombent avant qu'elles n'atterrissent, mais tu aurais aimé m'arrêter cette fois. Je ris en faisant des allers-retours erratiques. Tu te marres aussi et tu as l'impression que les feuilles rient également.


Le camion déboule dans le virage. 
"Stop", cries-tu à l'enregistrement. Mais ce n'est pas le cas et le défilement continue.
Tu entends les pneus crisser, tu me vois me tourner pour regarder, tu sais ce qui vient après : le verre qui se brise, le sang...
"Stop!" Cette fois, tu beugles. Tu arraches la visière et le casque.
Tu es de retour dans ta cabine, de retour dans ton fauteuil. Ton visage est trempé, tu sais pas si c'est de la sueur ou un tsunami de larmes qu'inonde ton visage.  C'est comme si que tu cherchais de l'air à travers un oreiller. Tu entends des cris, mais le casque est silencieux d'où il se trouve, jeté sur le sol.
" Ça va, monsieur ? " La voix langoureuse passe par des haut-parleurs cachés dans le plafond de ta cabine.
"Pourquoi que tu n'as pas stoppé ?" Tu essaies de ne pas crier.
"Monsieur, le psychologue vous a conseillé de faire l'expérience de l'enregistrement dans son intégralité. En y mettant fin à plusieurs reprises prématurément comme vous venez encore une fois de le faire, vous entravez le progrès. Si vous continuez ce comportement, nous n'aurons pas d'autre choix que de mettre fin à vos sessions."

Tu reprends le casque et la visière et commences à les remettre. "Rejouons tout depuis le début.
- Monsieur, vous avez atteint la fin de votre temps imparti."
Tu regardes la visière entre tes doigts.
"... S'il vous plaît," dis-tu, voulant que ta voix soit stable, ta respiration s'arrête.

Silence.
Puis : " Début dans trois, deux, un… "
C'est le matin et tu es au lit, regardant la lumière du soleil sur mon dos pendant que je dors. Tu entends des oiseaux. Cette fois, ta vision survole notre lit...

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