3 mars 2021

475. Mah-mah


Un bruit sec se fit entendre, craquant le silence matinal, et la créature velue assoupie 
à l'entrée de sa caverne s'éveilla brusquement.
D'un bond agile, elle se retrouva sur ses pieds. Elle se tourna vers le petiot, là où il était allongé sur une peau de cerf vidé, à quelques pas à l'intérieur de la grotte. Mais le moutard dormait paisiblement, aucun danger imminent autour de lui.
Simiesquement, la créature s'approcha jusqu'au rebord de la plateforme de basalte qui marquait l'entrée de ses pénates et, portant une patte velue au dessus de ses arcades pour se protéger les yeux d'un soleil printanier, elle ajusta son regard par dessus les arbres jusqu'à la rivière qui coulait derrière. Là-bas, à la tombée de la nuit et aux aurores, les animaux venaient s'abreuver. Mais à cet instant précis, les berges étaient désertes. 
Dans la clairière...
Dans la clairière, un jeune arbre se plia. Un instant plus tard, le craquement d'un tronc brisé lui parvint.
Une silhouette, énorme et sombre, se dessina momentanément au travers des feuillages. La grosse bête cherchait de quoi bouffer dans les branchages. 
Instinctivement, la créature s'accroupit et s'empara du silex pointu qu'elle avait trouvée sur le banc de la rivière voici deux hivers. Elle la tritura entre ses pattes jusqu'à ce qu'elle se loge parfaitement dans le creux de sa paume et que ses gros doigts aient une bonne prise. 
C'était un outil remarquable, ce bout de caillasse. C'est avec celui-ci qu'elle avait dépecé le cerf deux nuits auparavant, et massacré la tête de cette chose craignos, molle, longue et tachetée, lovée telle une amarre pas loin de son feu pas plus tard que ce matin même.
D'une certaine manière, c'était mieux qu'un vulgaire gourdin. Ah, si elle pouvait un jour en dénicher un avec un tel caillou tranchant poussant au bout tel une ratiche sur une gencive, ça serait le top...  
La créature scruta l'extérieur une fois de plus, et retourna à sa place près du marmot.
Elle s'accroupit là; et presqu' aussi sec, ses paupières s'affaissèrent et se refermèrent. La créature se reposa ainsi, assise sur ses talons et au soleil, car la nuit précédente, elle s'était remplie la panse quasiment à la limite du trop plein et il restait encore pas mal de barbaque sur la carcasse dans le fond de la caverne. 
L'avant-veille, rentrant bredouille et les mains vides de la chasse, elle était tombée par hasard sur un tigre à dents de sabre repu et endormi en pleine digestion à quelques mètres de distance de la carcasse du cerf que ce tueur en série avait égorgé quelques heures auparavant.
Sans faire de bruit, elle avait embarqué la carcasse encore tiède et sanguinolente sur ses larges épaules velues et l'avait ramenée en ahanant jusqu'à sa caverne, et sa femelle avait braisé des lanières de la viande tendre et juteuse sur le feu qu'ils conservaient allumé en permanence prés de l'entrée de la grotte. Et ils s'en étaient empiffrés jusqu'à plus soif, à se faire péter la couenne de l'estomac.
S'étant réveillée aux aurores, la créature, un mâle, était encore à demi repue. Un os à moelle encore tiède et quelques vers et asticots trouvés sous un tapis de mousse soulevé au bord d'une flaque d'eau avaient suffi à étancher son petit creux matinal.
Elle était donc assise, somnolente à l'entrée de sa caverne, baignée de soleil, immobile, sauf pour ses doigts velus qui exploraient par intermittence le tapis de poils qui recouvraient son poitrail et son bidon. De temps à autres, ses doigts fouineurs dénichaient un cancrelat, et la créature, après un grognement de triomphe, la croquait entre ses puissantes mâchoires et l'ingurgitait: - en dépit de son état rassasié, ces petites saloperies avaient pas trop mauvais goût, et la satisfaction de se débarrasser ainsi de ces éternels squatteurs ajoutait un peu de piment à leur manque de sel et de poivre.        
Mais voilà t'y pas qu'à ses côtés, le petiot émergea de son sommeil. Il remua sur la peau de cerf, secouant ses menottes et fouettant l'air de ses petits petons, en émettant des gargouillis. Dans l'esprit de la créature, tandis qu'il écoutait, à moitié assoupi, les syllabes liquides qui s'échappaient de la bouche du petit, des visions du ruisseau qui bouillonnait en dévalant du versant de la colline enneigée, bien au dessus de la caverne, pour rejoindre la rivière tout en bas, traversèrent son esprit.
"Ouah ouah, ouah," babilla le petit: la créature pensa à l'eau cristalline et pure aspergeant le gros rocher où elle s'asseyait parfois pour observer les créatures aquatiques et agiles glissant dans les profondeurs verdâtres de la mare qui s'était formée juste en dessous.
"Couh, couh," pipa le marmot; la créature pensa aux oiseaux dans le haut des arbres qui se souhaitaient de beaux rêves à la tombée de la nuit.
Mais voilà que les bruits du petit changèrent de registre. Ils semblèrent s'agiter. De ses lèvres, remuant mollement à la surface de ses gencives encore vierges de dents, sortirent les sons "Mah, mah."  Il gémissait, encore et encore, il pleurnichait, "Mah, mah, mah, mah"
Agacée, la créature fit mine de se lever. Mais sa femelle la devança, vive comme l'éclair, furtive comme une couleuvre, sur ses pieds dénudés. Elle souleva l'enfant de sa peau de cerf, et approcha sa tête d'un des mamelons. Aussi sec, le marmot stoppa ses jérémiades: on entendait plus que les bruits de succions de ses petites lèvres tandis qu'il tétait.
Dans la boîte crânienne de la créature, des mémoires s'éveillèrent. Vaguement, elle se souvint d'un autre petit - celui que le maudit tigre à dents de sabre avait emporté sous leurs yeux, voici trois printemps. Ce petit aussi, s'était agité et avait pleurniché, et prononcé des "Mah, mah" lorsqu'il avait eu faim. Et, en entendant ce son, se souvint-elle, sa femelle, laissant sur place ce qui l'avait occupée dans le fin fond de la caverne, s'était approchée de lui et lui avait présenté ses tétons. 
La créature s'empara de la pierre de silex et commença à en gratter aléatoirement le sol de pierre du rebord de sa caverne. Quelque chose au sujet des images vues dans son esprit l'excitait et la dérangeait. Elles soulevaient en elle le même malaise vague qu'elle avait connu le jour où elle avait grimpé toute seule au sommet de la plus haute des collines et embrassé l'inimaginable et vertigineuse immensité  des plaines qui s'étendaient au delà de la rivière.
Perplexe, elle se leva, rejetant en arrière les long cheveux noirs qui encombraient ses arcades et sa vision et se dirigea vers le rebord de la plateforme rocheuse marquant l'entrée de la grotte afin de regarder ce qui se passait en bas prés du cours d'eau.
Mais les berges étaient désertes, la clairière aussi semblait vide, les arbustes immobiles, et même les roseaux, les pieds dans l'eau, ressemblaient à des statues. Aucun mouvement.
Derrière elle, sa femelle reposa l'enfant sur la peau de cerf, et, sans un bruit, regagna le fond de la grotte. Le marmot piailla un petit quelque chose, babilla un autre truc, souffla une bulle crémeuse et puis ferma son clapet. Elle se retourna pour lui jeter un œil. Le papote pionçait déjà.
Dans la température croissante de ce milieu de matinée, la créature était songeuse. Il y avait de ça bien des hivers, lui rapportait sa mémoire, elle aussi avait été enfant; et donc elle aussi avait dû être un jour une créature minuscule et sans défense telle celle que sa femelle venait d'allaiter, une petite créature qui pleurnichait et babillait dès qu'elle avait la dalle et qui se nourrissait aux mamelles d'une femelle. Elle se demanda en passant si elle avait émis les même sons que celui couché sur la peau de cerf.
Pour essayer, juste pour voir, elle arrondit ses lèvres épaisses pour tenter de reproduire le son...
Un bruissement de feuille se fit entendre derrière elle. Elle se retourna d'un bond, dans une soudaine pré-connaissance d'un danger.
Dans un fourré juste à côté de l'entrée de la caverne se tenait tapie une espèce d'énorme coyote. Il était galeux et décharné par la faim. Ses yeux dorés ett affamés bordés de paupières sanguines étaient fixés sur l'enfant.
Furtivement, ventre collé au sol, l'animal se dirigeait centimètre par centimètre en direction de sa gouleyante proie. Au moment où la créature l'aperçut, la bête avait terminé son approche et repliait déjà ses pattes arrières pour l'assaut final.
Les yeux de la créature mesurèrent les options. Mais elle était trop loin.
Jamais elle n'atteindrait l'enfant à temps.
Avant qu'elle ne parcoure la moitié de la distance, le prédateur aurait bondi, refermé ses puissantes mâchoires sur le petit et taillé avec sa proie dans les sous-bois.
Un court instant, la créature se tétanisa, comme prise de paralysie. Puis ses lèvres se souvinrent du son émis par le petit. À sa plus grande surprise, le rugissement de sa voix résonna dans toute la caverne.
" MAH, MAH!" rugit-il. "MAH, MAH!"
Le coyote stoppa net dans son élan. Il montra les crocs en direction de la créature. Puis ses yeux se reportèrent sur l'enfant; il s'apprêtait de nouveau à bondir.
Mais tandis que le coyote se préparait à se relâcher tel un ressort pour la mise à mort, la femelle apparut à l'entrée de la grotte. L'instinct du danger l'avait alertée. En un éclair, elle s'empara de son marmot et le mit en sécurité.
Le saut du coyote vit atterrir le corps de ce dernier sur la peau de cerf désormais désertée, et, tandis que la créature se rapprochait, armée de son silex, pour lui faire sa fête, le coyote détala dans les fourrés.
Portant l'enfant dans ses bras, la femelle se rapprocha d'elle.
Le cerveau de la créature comprit enfin le truc qu'elle n'avait encore jamais compris jusqu'à cet instant.
Elle allongea un bras et pointa un doigt sur le front de sa femelle.
"Mahmah," dit-elle. "Mahmah."  

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