19 sept. 2020

434. Attrape-moi si tu peux !




Pavlo Pikacho se tenait penché sur les coudes, au dessus de sa planche à dessin, maniant avec la précision d'un neurochirurgien-dentiste ses équerres, ses compas et ses crayons. S'il pouvait terminer l'esquisse avant midi, il pourrait commencer à travailler sur les couleurs dès cet après-midi. Il était assis et courbé, avec, sur les épaules, tout le poids de l'échéance qu'on lui avait fixée. Il se mordit la lèvre inférieure et se remit à dessiner.

On sonna à la porte.
"Merde !" jura Pavlo. Il s'empara d'une gomme blanche, effaça un petit truc, retraça une ligne brisée.

Ça resonna à la porte.
"Allez vous faire foutre !" Pavlo se recala sur son tabouret, irrité, agacé par l'importun. Il tira quelques traits, modifia quelques angles, les uns trop obtus, parfois lourds même, les autres manquant de profondeur ou de caractère.

Ça resonna à la porte.
"La ferme !" maugréa-t'il entre ses dents. Continuant à dessiner, il tempêta contre le bruit strident et contre celui qui s'escrimait sur le bouton. Un démarcheur, un voisin ennuyeux, quelqu'un d'insignifiant, un connard, une mendiant, un quidam inconnu...

Ça resonna à la porte.
"Je suis pas là, y a personne !" marmonna-t'il, désespéré. "Barrez-vous !" Il allait devoir poser ses ustensiles, se redresser, lever son cul, marcher jusqu'à la porte de son atelier, l'ouvrir, parcourir tout le corridor, descendre les escaliers, traverser le hall d'entrée, ouvrir la porte, écouter l'importun, répondre " Non, merci." refermer la porte, retraverser le hall d'entrée, remonter cette putain de cage d'escalier, re-parcourir le corridor, réouvrir la porte de son atelier, y pénétrer, claquer la porte, se diriger vers sa table à dessin, se rasseoir, reprendre en main ses crayons, son rapporteur et son compas, les reposer, allumer une clope, se mettre en rogne, se refoutre à l'ouvrage - Perte nette: dix minutes au mot le plus bas qui soit.

Ça resonna à la porte.
"Non," grinça Pavlo, "Pas question !" Il ferma ses oreilles, déconnecta tous les circuits de son appareil auditif sauf les visuels nécessaires à son travail, tira des traits, en mesura d'autres et traça un arc de cercle.

Ça toqua à sa porte. Saperlipopette !
Pikacho se raidit. Il fixa le mur. Il y a quelqu'un à ma porte, pensa-t'il, indigné. La porte de mon atelier, cette porte, ma porte, dans ma propre maison, toquant à la porte de mon atelier tandis que j'essaie de finir avant la date butoir.

Sa porte s'ouvrit en grinçant. Il se retourna lentement, prêt à envoyer se faire voir le marchand d'assurances, à envoyer se faire mettre le témoin de Jéhova ou se faire enculer le postier et ses calendriers.
Le visiteur était grand et longiligne, avec des cheveux cendrés, impeccablement vêtu d'un costard griffé surmonté d'un visage émacié traversé d'une paire de lèvres fines et souriantes, et il dit, "Monsieur Pavlo Pikacho ?
- Écoutez, - dit Pikacho.
- Je m'appelle Gascon Deux," dit le visiteur. " Je viens du vingt-cinquième siècle."
Pikacho bondit de son tabouret. "Je vais vous botter le cul jusqu'au rez-de-chaussée.
- Peine perdue. Je vais ériger un champ de force autour de vous," l'informa le visiteur. "Puis je vais vous mettre dans un état de paralysie temporaire. Un truc vraiment incroyable. Je préférerais tout de même qu'on se tape un cul et qu'on discute comme des gens intelligents."
Pikacho fit un pas en avant. "Je vais vous tuer."
Le visiteur sourit de toutes ses dents puis disparut comme par enchantement. "Soyez raisonnable, Pavlo Pikacho." susurra une voix sortie de nulle part.
Pikacho scruta son pas de porte. "Écoutez," dit-il. "Écoutez, laissez tomber. J'ai une date butoir à respecter."
Le visiteur se rematérialisa. "Cinq minutes. Cinq petites minutes. Pas plus. Promis juré." 

Pavlo Pikacho prit une profonde inspiration. "Vous venez pas du futur."
- Bien sûr que j'en viens," répondit Gascon Deux. "Dîtes-moi, est-ce que je parle avec un accent que vous avez du mal à comprendre ?
- Vous êtes un petit malin," rétorqua Pikacho. "Vous êtes un magikos professionnel ?"
Gascon Deux parut légèrement peiné. "Pouvons-nous nous asseoir et discuter? J'aimerais m'expliquer."
Pikacho jeta un œil empli de regrets vers sa table à dessin. "J'ai une échéance à respecter.
- Je vous promets que ce sera pas long." Gascon Deux désigna les deux fauteuils tournants prés du bureau. "On peut s'asseoir ?
- Vous êtes fan de mon Fan Club ?
- On s'assied ?"
Pikacho haussa les épaules. "J'ai le choix ?" Dépité, il s'assit.
"Super," dit Gascon Deux, rayonnant. Il posa son cul lui aussi. Il se renversa même dans son fauteuil et se mit à l'aise. "Pour commencer, en ce qui me concerne et comme je vous l'ai déjà dit, je m'appelle Gascon Deux. Je suis un androïde. Et je viens du vingt-cinquième siècle. Je suis un policier, jusqu'à très récemment assigné au contrôle des frontières. Je viens d'obtenir une promotion, et j'ai été muté à la Police Temporelle. Et pour être tout à fait franc, vous êtes au cœur de ma première enquête importante."
Les yeux de Pikacho roulèrent des billes. "Moi?"
- Oui." acquiesça Gascon Deux. "Vous êtes Pavlo Pikacho. Vous êtes artiste professionnel. Illustrateur pour être exact. Vous travaillez principalement pour des magazines de BD et de Science-Fiction. Vous faites aussi des couvertures de magazines et de romans.
- Et alors?"
Gascon Deux indiqua de la main les posters et affiches couvrant les murs. "Ça," dit-il, "c'est ce qui a fait votre réputation. Des machines. Des machines futuristes. Des vaisseaux intergalactiques, des machines cybernétiques, des robots, toutes sortes d'attirails construits ou manufacturés par les générations futures.
- Et alors ?" répéta Pikacho.
- Certains illustrateurs ne dépeignent que des formes de vie étranges ou  fantastiques, des créatures d'autres planètes. D'autres ne travaillent qu'avec les formes humaines, souvent féminines. D'autres excellent pour dessiner des uniformes. Celui de corps spatiaux, de la patrouille intergalactique, des uniformes étranges parés d'étranges insignes. D'autres se sont fait un nom en dessinant des mondes inconnus, des jungles angoissantes, des paysages rocheux vertigineux, des steppes. Mais vous ne dessinez que des machines.
- J'aimerais bien terminer celle sur laquelle je travaillais avant votre arrivée. J'ai une date butoir à respecter." 

Gascon Deux leva une main excédée. "S'il vous plaît. Laissez-moi terminer. Tous ces illustrateurs, qu'on peut admirer sur les couvertures des magazines et des livres de poches dans les kiosques, les tabacs et les points-relais, étalant leurs imaginations sur les couvertures et à l'intérieur des magazines ou sur les pochettes de CD ou de jeux vidéos, sont toutes illusoires. Toutes. Sauf les vôtres.
- Les miennes ?
- Les vôtres." Gascon Deux se leva et s'approcha de certains dessins accrochés au mur. Il en tapota un. "Là," dit-il. " Ce tableau de bord. Modèle XF-28, cabriolet ionique quatre places. J'ai moi-même piloté une XF-28. Ce tableau de bord est exact jusqu'au moindre détail. Même l'alphabet utilisé, les mots inscrits sur les différents écrans et joysticks. Tout est correct." Il se déplaça vers l'affiche suivante. "Regardez," dit-il, "ce robot. Je possède exactement le même. C'est mon technicien de surface. On dirait une véritable photo." Il fit le tour de la pièce, tapotant divers dessins, acquiesçant et balançant des "Oui," des "Là," et des "Exactement."

Pikacho renifla. "Ridicule."
Gascon Deux regagna son siège. "Vous dîtes ridicule. Ensuite, vous aller me dire pure coïncidence. Ou encore me traiter de complotiste. Cessez donc de vous défendre tel un politicien qui se respecte - pardonnez-moi cet oxymore -  pris la main dans le sac de ses mensonges. Je suis désolé de vous contredire sur ce genre de mots qui ne sont que pure sémantique. On m'a programmé pour reconnaître un lièvre quand j'en chope un." 
Il continua à réfléchir tandis que Pavlo Pikacho se tortillait. 
"Le voyage Temporel," dit Gascon Deux, réfléchissant toujours. "Tellement fascinant, et pourtant si peu pratique. Si improductif. L'humain naît, pousse jusqu'à maturité, vit et meurt. Tout ça dans son environnement. Ce dernier lui est aussi nécessaire que l'atmosphère. Nous savons cela. Un homme de la Grèce de Périclès, quelles chances aurait-il de survivre aujourd'hui ? Il ne parlerait pas la langue, serait terrifié par les machines. Il n'y survivrait pas.
- C'est évident," dit Pikacho. 

Gascon Deux poussa plus loin sa réflexion : "Un homme d'aujourd'hui, dans la Grèce de Périclès. Il aurait peut-être plus de chances de mieux s'en sortir. Il pourrait au moins avoir une connaissance académique du Grec ancien. Mais pourrait-il survivre ?
- Probablement pas," répondit Pikacho.
- Définitivement pas." le corrigea Gascon Deux. "Le changement d'environnement. Il n'aurait aucune résistance aux germes de l'époque. Les virus évoluent. Il lui manquerait toutes les commodités de la civilisation qu'il avait acceptées comme partie intégrante de son environnement. Son mode de pensée même serait en complet déphasage avec celui de l'époque. Tout le monde l'éviterait. Il serait peut-être même caillassé, lapidé. Il tiendrait pas une semaine.
- Vingt pour cent des histoires de Science Fiction que j'illustre conduisent exactement à cette même conclusion. Finissez-en s'il vous plaît, et laissez-moi me remettre au travail."

Mais Gascon Deux ne semblait pas l'entendre. "Un homme pourrait-il survivre à une époque différente de la sienne ?" s'interrogea-t'il. "Un homme pourrait-il utilement employer les connaissances de son environnement d'origine ?
- Probablement pas."
Gascon Deux leva un doigt. "Certains hommes peuvent survivre dans des environnements qui ne sont pas les leurs," suggéra-t'il. "Pensez aux naufragés sur certaine île déserte dans les Mers du Sud."
- Ouais, mais en général, ils devenaient fous, s'ils devenaient pas cannibales, répondit Pikacho.
- Précisément." le reprit Gascon Deux. "Avant de pouvoir s'intégrer dans un nouvel environnement, l'homme doit divorcer de l'ancien. Il n'existe qu'une manière de divorcer de son propre environnement. La folie. Ou mieux, la psychose.
- Les psychotiques divorcent de tous les environnements, suggéra Pikacho.
- Exactement, ils n'entendent même pas les sonnettes qui sonnent." 

Pavlo Pikacho rougit tel une tomate prise la main dans le pot de vinaigrette mais s'empressa de reperdre des couleurs. "Une petit minute, dîtes-donc. J'avais parfaitement entendu la sonnette quand vous avez sonné. Mais j'ai une date butoir pour terminer mon travail en cours. Je réponds jamais aux gens qui sonnent quand j'ai une date butoir. J'en fais un point d'honneur.
- Oubliez ce point pour l'instant, j'en ai presque terminé," le rassura Gascon Deux. "Nous sommes déjà tombés d'accord sur un autre point. Seul un psychotique pourrait faire les ajustements nécessaire à un environnement totalement nouveau. Maintenant, existe-t'il un homme qui pourrait survivre sur le plan économique dans un environnement autre que le sien ? Un physicien de ce siècle, par exemple, serait un travailleur inexpérimenté dans la Rome de César. Lorsque les environnements changent, ainsi changent les vocations.
- Et un docteur ?" proposa Pikacho. "Un docteur du 21ème siècle dans la Rome du 1er siècle ?"  
Gascon Deux secoua la tête. "Fadaises. Les docteurs ne soignent pas. Ils ne font que prescrire des traitements. Quel grand bien cela ferait-il à un docteur de prescrire de l'Hydroxychloroquine, de l'Azythromycine, de la Penicilline ou de l'Aspirine, dans un environnement où de tels produits n'existaient pas ?
- Alors," répondit Pikacho, "la réponse est personne.
- Il existe toutefois une possibilité," le corrigea gentiment Gascon Deux. "Qu'en serait-il d'un artiste, d'un illustrateur ? Tout ce dont il aurait besoin seraient les ustensiles de dessin ou de gravure de l'époque. Du charbon sur du papyrus, du jus de myrtille sur de la pierre, peu lui importerait. Il pourrait dessiner avec n'importe quel outil à sa disposition sur n'importe quel support disponible." 

Pavlo Pikacho était abasourdi. "Vous ne voulez pas suggérer que...
- C'est un crime extrêmement grave," lui signifia Gascon Deux, "que celui de tenter d'échapper à ses obligations en fuyant à travers le Temps. Vous êtes parfaitement au courant de cela."
Pavlo Pikacho secoua la tête, éberlué. " Vous êtes complètement dingue de chez frapadingue."
Gascon Deux ignora sa réponse. "Retournez donc avec moi faire un tour dans les Mers du Sud," lui dit-il. "Les marins naufragés, vous vous rappelez ?  Ils conservaient leurs vêtements européens, bien que les vêtements locaux, ou le manque de ces derniers, eussent été plus adaptés pour leur nouvel environnement. Pouvez-vous me dire pourquoi ?
- Vous commettez une terrible erreur," répondit Pikacho, à la limite de la syncope.
- Il n'est pas possible," dit tristement Gascon Deux, "pour un homme de divorcer complètement de son environnement natal. Le marin naufragé conserve ses vêtements européens.  Vous dessinez avec nostalgie les images de ces machines que vous avez un jour connues et aimées, ces machines qui vous paraissent encore si nécessaires à votre vie d'homme du futur, et dont vous devez vous passer ici au 21ème siècle." Gascon Deux le pointa d'un doigt accusateur. " Vous venez du vingt-cinquième siècle.
- C'est faux." répondit Pavlo Pikacho avec défiance.
Gascon Deux soupira. "J'avais espéré que vous l'auriez admis et qu'on en finirait avec cette folie. Ils auraient dû envoyer un télépathe à ma place. J'aimerais tant pouvoir lire dans vos pensées. La seule option qui me reste maintenant est de vous immobiliser et de vous ramener au 25ème siècle pour identification. Vous êtes vraiment du 25ème siècle, n'est-ce pas ?
- Négatif." Pavlo Pikacho érigea un champ de force autour de lui-même, puis mit Gascon Deux dans un état de paralysie temporaire. Un truc vraiment  pas croyable. Finalement, il sortit la main de sa poche avec dans celle-ci une espèce de haricot bardé de boutons, précisément similaire à celui figurant sur un de ses posters accrochés au mur. Très fonctionnel. " Je viens du 30ème siècle, ducon, attrape-moi si tu peux, Gascon de mes deux !" lança-t'il au flic androïde juste avant de se volatiliser dans un pschitt inaudible en franchissant le mur du temps.

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