26 juin 2020

412: Le Singe du "Pourquoi là ?"

Il ressemblait au vieux Charcot avec sa barbe d'un gris  acier piquetée de mèches blanches, un peu plus foncée à la commissure des lèvres, sa peau plissée et burinée par le soleil et les embruns  et sa vieille casquette de pêcheur en feutre bleu marine zébrée de traînées de sel marin enfoncée de guingois sur ses cheveux tirant sur le blanc. 
On se trouvait à Luba, au sud-ouest de Bioko, avec mon remorqueur, au pied de la caldera de San Carlos ; trois jours d'escale en attendant que débute le chargement de la barge que je devais tirer jusqu'à Douala avec mon Tug. 
Lui était là entrain de siroter du vin de palme à l'ombre d'un banyan dans les branches duquel jouaient une tripotée de singes, à l'extérieur du seul bouiboui de ce coin perdu. 
Et son canot, un vieux côtre en bois à la peinture blanche défraîchie, écaillée par endroits, battant pavillon tricolore, se balançait mollement à une demi-encablure du vieux quai en bois sur pilotis où était amarré le mien. C'est le nom peint sur son tableau arrière qu'avait attiré mon attention quand je l’avais aperçu à travers mes jumelles depuis les carreaux de ma passerelle. 
C'était pas le "Pourquoi pas ?" du fameux commandant Charcot, non, c'était le "Pourquoi là ?" de ce mec là.

Je posai mon cul sur la chaise en plastoc posée pas loin de la sienne et fis signe à Carmencita, la taulière noire ébène et gargantuesque de ce rade paumé, en indiquant d'un doigt la bouteille du vieux puis en lui faisant le signe "deux" avec les doigts de l'autre main.
"Pourquoi là ?", je lui fis, pour me présenter,  un peu curieux mais en manque d'inspiration.
Il me répondit pas tout de suite, occupé qu'il était à balancer des cacahuètes à une vieille guenon au dos à moitié pelé descendue de sa branche. 
Carmencita déposa les deux bouteilles puis retourna derrière son comptoir en traînant ses savates sur la poudreuse rouge et humide tout en balançant de bâbord à tribord, comme seules savent le faire les mammas du coin, le gigantesque arrière train qu'elle planquait sous son boubou.
"Pourquoi avoir besoin d'une raison pour être quelque part ?", qu'y me dit en s'essuyant les poils de barbe du revers de la main, "Dis moi, gamin, pourquoi que l'éléphant, y fait le tour du lac Balaoué ?
- ...???
- Pour voir ce qu'y a de l'autre côté.  Ça me parait une raison suffisante pour qu'y bouge en direction de sa trompe.
- Ah ouais, c'est profond et c'est pas con ce que vous venez de dire là, l'vieux...
Il souleva un œil surpris en relevant le menton, me dévisagea un instant. "Ça te dirait de venir vider cette paire de bouteilles sur mon canot, gamin ?".

Son annexe en contreplaqué faisait à peine la taille d'un babyfoot. La houle subtropicale qui frappait le quai était un peu forte, pas une rareté dans ce coin du golfe de Guinée. Il avait qu'une seule pagaie. "Bouge pas !", qu'y me dit une fois que je me fus calé au fond de son engin flottant, "Tu remues le moindre petit doigt et je te le coupe. Ou je te l'casse s'il est dans ta poche".

Il me dit "Niet" quand je lui demandai si je pouvais descendre sous le pont visiter ses aménagements. "Pose ton cul dans le cockpit"
Normalement, y a pas de cockpit sur un côtre, mais lui, apparemment, avait réussi à en faire creuser un. Ceinturé de trois bancs couverts de vieilles paillasses durcies par le sel de mer et la barre franche saisie d'un bout sur le pataras de tribord.
Y avait aussi un vieux compas de marine sur fût en laiton au centre de ce dernier, un "Faithfull Freddie" anglais du début du siècle, avec ses deux sphères, une rouge, une verte, lui faisant comme des oreilles de bonobo. Pas de la merde, mais un peu piqué quand même.
Il refit surface sur le pont  avec le majeur de sa main gauche passé dans les anses de deux timbales métalliques  et cabossées et une pipe en terre cuite dans la main droite. "Ceux qui sont pas curieux restent dans leurs niches", qu’il me fit en remplissant la mienne à ras bord. "Et ceux qui le sont explorent pour savoir dans quelle merde ils ont le potentiel de pas se fourrer. Pas besoin de plus de raisons que ça  pour qu'un moustique batte de l'aile, pour qu'une sardine fouette sa caudale ou pour qu'un chat qui se respecte décide d'aller squatter sur le dos de ton canapé"
Il commença à bourrer sa pipe avec une herbe dont la couleur et la texture paraissaient plus que prometteuses. "Sauf si ça fait trois semaines que t'as pas changé de chaussettes.", crut-t'il bon de préciser en me clignotant un œil entendu juste avant d' embraser le contenu de la pipe à l'aide d'un vieux Zippo.
"Tchin, yeher mad, salud!", je lui fis en me marrant de l'intérieur et en soulevant ma mug dans sa direction à travers la fumée âcre mais envoûtante.
Il s'envoya une lampée de la sienne pour s’éclaircir la voix. "On sait jamais vraiment ce qui va arriver, gamin. Parfois, la seule façon de savoir où qu'est ta place, c'est de sortir de ta routine. Parce que des fois, l'endroit où tu devrais te trouver est juste à peine plus loin de là où que tu te trouves. Et je m'en tape si tu sais pas où que tu te situes, si tu sais comment retrouver d'où c'est que tu viens, c'est que tu sais où que t'es rendu et que t'as trouvé ta place"
Il tira deux profondes bouffées de sa pipe puis me la tendit: "Tiens, goûte ça, petit, faut soutenir le commerce local".
Deux cadavres de vin de palme et trois pipes plus tard, il me tira de la rêverie dans laquelle il m'avait laissé mariner : "Pourquoi là ?, tu m'as demandé tout à l'heure. C'est mes oignons et pas les tiens, chacun sa merde, gamin. Maintenant vide ta tasse, rends moi ma pipe et va recaler ton cul dans le youyou. Je te rentre chez toi." 
Le vieux briscard dût m'enrouler une amarre sous les bras pour me redescendre dans le cageot amarré le long du bord qui lui servait d'annexe. 
Je savais plus trop où que j'étais rendu. 
Ah si, nom d'un petit macaque ! J'étais dans mon curragh entrain de pêcho le saumon à la dandinette dans le fin-fond de Galway Bay. 
Wack me wack a dwidledoo, didle-didle-dwidledayyy, yaH !

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