8 août 2005

77.J'ai toujours cru les gens essentiellement bons. Jusqu'à la maternelle, je veux dire.

Maintenant, vous pouvez prendre ça de 2 manières. Vous pouvez penser que je pense que les gens étaient bons jusqu'à mon entrée en maternelle. Ou vous pouvez penser que je dis que je crois que les gens sont bons jusqu'à ce qu'ils atteignent l'âge d'entrer eux-même en maternelle.
Et franchement, je pense que je veux dire un peu des deux. Mais je vous laisse juges; je vais vous raconter comment ma foi en l'humanité fut pour la première fois ébranlée. Vous déciderez alors de ce que je voulais dire et de la justesse de mon propos.
Alors l'histoire débute, comme vous pouvez l'imaginer, dans ma première classe de maternelle. Je suis dans cette classe depuis un mois ou deux, à tout casser. Je ne suis qu'un môme, et je n'ai pas beaucoup fréquenté d'autres mômes avant d'atterrir ici.
Alors disons que je suis un tantinet timide.
Par tantinet, entendez "horriblement, morbidement, cliniquement". Alors je me fais des copains bien sûr, mais lentement, trés lentement. Mais dans l'ensemble, ça va. J'ai une paire de poteaux avec lesquels je cause tous les jours, et avec lesquels je joue pendant les récrés. Et la vie est coole dans son ensemble. C'est alors que l'incident "Catherine Hausermann" arriva.
Comme je l'ai mentionné plus haut, j'étais particulièrement timide à l'époque. Aussi n'entamais-je pas de conversations avec des inconnus(es) - et certainement pas avec une fille - mais j'espérais secrètement que les autres me parleraient et deviendraient mes amis. Et oui, vous l'aurez compris, neurotique et emplis de conflits dès l'âge de cinq ans. Je préfère penser que j'ai eu une floraison matinale, une entrée de bonne heure dans l'anxiété propre à l'adolescence. Le contraire d'un connard de branleur de marmot bouuré de complexes, ce qui serait l'autre - peut-être la bonne - explication. Mais je digresse.
Bon, pour en revenir à nos moutons, ou à notre agnelle pour être précis, disons que je fus tout retourné le jour où cette Catherine s'approcha de moi et m'adressa la parole. Okay, nous avions plus que probablement échangé quelques mots avant ce jour précis. Ce n'est pas comme si nous étions des inconnus. Nous avions fait de la peinture avec les doigts et probablement des rondes à la con sur le tapis de sol de la classe depuis quelques semaines après tout. Et rien ne rapproche plus les gens que de courir ensemble en rond comme une bande d'idiots dans une convention de trotteurs. Mais nous n'avions que très peu discuté en fait. Alors je me suis dit que c'était vraiment gentil de sa part de venir causer avec moi - et mieux encore - pour me parler de ce tiroir magique près de l'armoire à peinture.
Voici à peu près comment ça se passa:


Catherine: Salut toi.
Moi: Hmm, salut.
Catherine: Tu veux que je te dise un secret?
Moi: Voui, si tu veux.
Catherine: D'accord. Tu vois ce tiroir vide?
Moi: Oui.
Catherine: Eh ben devine quoi? C'est un tiroir magique. Il copie les choses.
Moi: Il copie?
Catherine: Oui, il copie les trucs. Tu devrais l'essayer. Tiens, avec ton crayon par exemple.
Moi: Comment ça marche?
Catherine: Ben, tu aimes ton crayon, non?
Moi: Oui.
Catherine: Alors si tu laisses ce crayon toute la nuit dans ce tiroir, ben quand tu reviendras demain, y'aura deux crayons. Il sera copié.
Moi: T'es sûre?
Catherine: Oui, j'suis sûre. Tiens, mets le dedans.
Moi: T'es vraiment sûre?
Catherine: Hé, est-ce que je t'ai déja menti?
Moi: Euh, non. Je crois pas...
Catherine: Crois moi! C'est vrai.
Moi: Bon, d'accord, ça va être trop bien.
Catherine: Sûr. Bon, rappelle toi, ne regarde pas dans le tiroir avant demain, d'accord?
Moi: D'accord. Hé, merci Catherine!

Alors, évidemment, le lendemain, je fonce illico sur le tiroir, et bien évidemment, je trouve pas les deux crayons dans le tiroir. Vous l'aviez compris, j'imagine. Il n'y a même pas un seul putain de crayon là-dedans. La chienne s'est foutu de moi! S'est foutu de moi à l'âge tendre et malléable de cinq petites années. Je vous le demande, comment peut-on agir si criminellement et si jeune? (Ou plus exactement, comment ai-je pu être aussi naïf après cinq ans de vie sur cette planète? Franchement, je sais pas laquelle de ces deux questions est la plus mystifiante.)
Pas besoin de le préciser, ma nouvelle "amie" n'en était pas une du tout, et je décidai que je n'avais plus rien à faire avec elle pendant un bon bout de temps. Qui se monta à, hmmm, à peu près dix ans et demi en fait. Nos cercles sociaux se recroisèrent en classe de troisième, au Lycée Blaise Pascal et c'est là que je l'informai que je ne l'avais jamais trop aimé durant toutes ces années.
Pas que je lui fit du tort durant toutes ces années, rien de fou, de violent ou de réactionnaire. Je m'abstins juste de lui adresser la parole parce qu'elle m'avait grugé d'un vulgaire crayon. (Vous voyez? Rien d'anormal).
A la fin, on s'est réconciliés, on s'est même fréquentés (pas longtemps). On n'est jamais devenus les meilleurs potes ou rien dans le genre, mais à la fin, disons que j'appris à l'apprécier. A ce moment là, je connaissais un tas d'autres gens qui desservaient plus qu'elle l'âcrimonie de mon venin. Ce ne fut qu'une petite salope précoce, voilà tout, capable de discerner un jeune pigeon dans la meute et de l'alléger de deux trois babioles. - Ou alors, peut-être que ça venait de moi en fait, avec mon regard de lapin pétrifié dans le faisceau de ses pleins-phares , auquel cas j'ai eu la chance qu'elle me donne cette leçon avant que d'autres n'essaient de me déposséder de quelque chose de beaucoup plus cher qu'un vulgaire crayon.
Comme ma gomme en forme de soucoupe volante ou ma boîte à goûter Batman.
Alors maintenant que j'y repense, je me dis qu'elle m'avait fait une fleur. Elle m'a ouvert les yeux aux réalités cruelles de ce monde, et m'a appris que les gens ne sont que de sales petits salopards, du moins à partir du moment où ils atteignent l'âge d'entrer en maternelle.
Alors merci, Catherine, tu m'as probablement évité nombre de coûteux désastres durant toutes ces années, avec ta toute petite et simple leçon sur la nature humaine. Je te pardonne tout, après toutes ces années. Bien sûr, nous ne sommes pas tout à fait quittes pour autant tous les deux, ma chérie. Tu me dois toujours un crayon. Et sa copie que tu m'avais promise. Plus les intérêts, payables en nature ou équivalent. Alors t'as intérêt à rembourser, et fissa, 'spèce de sale petite garce!